Chapitre 10 - Cléo : Deux poids, deux mesures.
Inconnu : Gaëtane est à l'hôpital. Tu ferais mieux de venir le plus rapidement possible.
Bastien. 15h03
Ce fut le premier message reçu sur mon téléphone lorsque je sortis du théâtre avec Thibault et Asha. Comment ? Pourquoi ? Elle allait très bien il y a encore un quart d'heure. J'imaginais déjà un tas de scénarios, de catastrophes. Je prévenais les autres de se rendre au centre médical le plus proche de nous, comme me l'avait précisé Bastien juste après. Seule sur mon fauteuil roulant et avec des douleurs encore bien présentes, je n'irais pas loin. Bastien avait probablement récupéré mon numéro auprès de ma sœur. Ce qui me rassurait au fond de moi puisque ça voulait dire qu'elle était encore en un seul morceau. Je détestais les hôpitaux, et ce depuis que moi-même j'avais été obligée d'y faire des séjours. J'avais des rendez-vous réguliers, des bilans médicaux une fois par mois afin d'observer l'évolution de la maladie. Mon stade était déjà bien avancé lorsqu'ils m'ont diagnostiquée et les toubib s'inquiétaient peut-être un peu trop pour une fille qui jouait la comédie selon l'avis de trois quart du personnel.
Asha avançait à ma droite, silencieuse. Je l'avais embarqué dans mes problèmes alors que Thibault y était déjà enfoncé depuis un moment. Elle ne disait rien et observait l'environnement, même lorsque nous entrâmes dans l'hôpital. L'ambiance calme et luisante de propreté nous apaisait tous les trois. Les néons du plafond se reflétaient sur le sol indigo et blanc. J'observais les roues du fauteuil progresser jusqu'à l'accueil, j'entendis les brancards défiler à travers le grand espace disponible, passer de couloir en couloir. En fermant les yeux un instant, je distinguais également des pas, ceux des médecins. Je les connaissais si bien. Devant le comptoir, j'ouvris les paupières, aveuglée par la lumière ambiante.
— Bonjour, j'aimerais voir Gaëtane Leroy. Je suis sa jumelle, dis-je au fond de mon siège, visage levé afin de pouvoir l'observer.
Le muret s'arrêtait au-dessus de mon visage, j'eus l'air ridicule. Elle me demanda ma carte d'identité que je lui donnai après avoir fouillé dans la sacoche de Thibault. Celui-ci me faisait de l'ombre dans mon dos et me cachait de la luminosité ambiante. Il avait la carrure pour, c'était un avantage. La secrétaire nous laissa finalement y aller en nous indiquant la salle et l'étage. Je m'estimais heureuse de savoir qu'il y avait des ascenseurs dans tous les hôpitaux. Dans la petite cabine, face au miroir, nous nous regardions tous les trois à tour de rôle. Dans quel état allait-on retrouver ma sœur ? Est-ce que Bastien était toujours présent ? Je ne pouvais le savoir qu'en traversant le long couloir des chambres. Numéro après numéro, j'attendais de tomber sur la bonne. Trois cent sept, troisième étage, la porte était fermée. Mes pieds pouvaient toucher la peinture. Depuis tout à l'heure, mon corps faisait abstraction de la douleur qui se propageait dans mon ventre car son esprit était trop occupé à penser à quelqu'un d'autre que moi.
Je toquai deux fois avant d'entrer sans attendre. Au milieu d'une chambre immaculée, elle était là, assise au bord d'un lit parfaitement fait. Tout était carré dans cette pièce, y compris la luminosité convenable et les affaires inodores qui habitaient l'endroit.
— On est tous les deux estropiées, ma Cléo. Je comprends presque ce que tu ressens, plaisanta-t-elle à moitié.
Dans son cœur, tout le monde ici savait qu'elle était détruite, même si cela n'allait être que temporaire. Elle ne pouvait plus danser, et ce durant plusieurs semaines.
— Ils t'ont dit ce que tu avais ?
— Fracture de type Weber B. Mon ligament a été touché mais ma cheville est encore mobile. D'après le médecin, j'ai eu de la chance de ne pas avoir eu un type C. Je ne peux plus poser le pied, on m'a fait un joli plâtre sur lequel je vous donne l'autorisation d'écrire, continua-t-elle en riant de nervosité. Ma cheville avait presque doublé de volume et j'ai évidemment encore une douleur permanente.
Tout le monde se regarda, les regards inquiets. Bastien était bel et bien installé à sa gauche, le visage figé sur son pied plâtré.
— Tu en as pour combien de temps ? lui demanda doucement Thibault dans mon dos.
Elle se racla difficilement la gorge mais ne répondit pas de suite. Ses yeux commencèrent à devenir humides avant de partir en sanglots interminables.
— Six semaines de plâtre, chevrota-t-elle avant de se calmer un peu.
Elle renifla quelques secondes, s'essuya les joues d'un revers de main et balaya la pièce du regard.
— En plus de trois mois de rééducation une fois le plâtre enlevé.
Ses pleurs repartirent aussitôt. Devant tout le monde, elle se cacha de ses mains. Je souffrais en même temps qu'elle mais seule une grimace avait réussi à découler de ma douleur. La sienne était bien plus profonde, parce qu'elle avait une vie avant. Ma bouche commença à s'assécher, de soif ou de peine, je ne savais pas. Nos maux n'étaient malheureusement pas comparables comme elle l'avait souligné un peu plus tôt. Nous avions deux poids, deux mesures dans nos histoires. C'était une question de triompher ou d'être consumée. Qui de nous deux allait s'en sortir ? Aucune de nous deux ne le savait, la chute ne dépendait pourtant que de nos choix.
Sans se soucier de ce qu'il se passait autour de lui, Bastien l'obligea à se poser contre son épaule et à faire couler ses larmes sur ses affaires. Il avait le visage dur, comme si ça le faisait chier. J'avais encore du mal à le comprendre, mais peut-être était-ce parce que je ne l'avais pas vu depuis bien trop longtemps pour que je puisse m'en souvenir alors que Gaëtane le voyait plus fréquemment, même si ce n'était qu'une fois tous les trois mois. Le club des jeunes adultes brisés était réuni. Seule Asha restait discrète sur son passé pour le moment, mais quelque chose me disait que le temps allait laisser faire les choses. Son visage d'Amérindienne restait encore bien ancré dans mon esprit lorsque je n'étais pas avec elle. Elle avait cette beauté naturelle qui m'inspirait.
Inconsciemment, Thibault me rapprocha de Gaëtane. J'analysais son regard désolé, son visage humide posé sur une épaule. Je logeai ma main dans la sienne et lui promit tout bas qu'elle s'en sortirait. Je n'eus pas le temps de prononcer un mot de plus qu'une infirmière entra dans la chambre après avoir toqué trois fois. Elle portait des béquilles blanches dans ses mains ainsi que des antalgiques.
— Vous pouvez y aller et prendre du repos. Les antalgiques sont à prendre deux fois par jour, un le matin et un le soir. Un rendez-vous, vous a été fixé au quinze décembre à onze heures afin de faire un point sur l'évolution de la fracture.
Gaëtane n'attendit pas avant de noter ces informations dans les notes de son téléphone jusqu'à présent posé sur l'oreiller du lit. L'infirmière reparti aussi vite qu'elle était arrivée, laissant un immense vide dans la pièce. Ma sœur se ressaisit avant de refaire sa queue de cheval et de s'appuyer sur ses béquilles. Sous les yeux attentifs de chacun de nous, elle eut du mal à s'y faire. Nous nous en allâmes et regagnâmes l'extérieur. Aucun de nous n'avait de voiture, ce qui poussa à rentrer à pieds En levant le visage, je vis Bastien sur son téléphone, probablement sur le point de mettre Cassiopée au courant de ce qu'il se passait ici. Plusieurs fois, il leva les yeux en direction de Gaëtane qui progressait difficilement entre lui et Thibault. Le karma nous avait bien eu, cette fois-ci. Pendant que mon meilleur ami poussait le fauteuil roulant sur lequel j'étais posée, mon visage se leva en direction d'Asha. Elle semblait pensive, le pas lent. Sa mâchoire était dessinée à merveille et son teint hâlé souligné dans ce paysage urbain à la pâleur déconcertante. J'aimais l'observer, et j'aimerais la dessiner, mais pour elle je devais être invisible, une simple amie parmi tant d'autres tandis que je rêvais d'elle jour et nuit.
Arrivés en bas, je me savais capable de monter les escaliers, même s'il fallait y aller lentement. Pour Gaëtane, ça n'allait pas être une partie de plaisir. Bastien n'hésita pourtant pas un seul instant à confier les béquilles à Thibault avant de porter l'estropiée jusqu'au second étage de l'étroite cage d'escaliers. Thibault quant à lui me supporta d'un bras tandis qu'Asha était difficilement occupée à tenir le fauteuil roulant pliable et les deux béquilles. Nous mîmes bien plus longtemps à rejoindre la porte de l'appartement mais une fois cela fait, je me sentis soulagée. Immédiatement, je me dirigeai vers la salle de bain en faisant abstraction du reste et pris rapidement un antidouleur caché dans notre placard. Je quittai l'ambiance sombre du couloir avant de regagner la lumière de la pièce à vivre. Bastien et Gaëtane étaient installés sur deux des tabourets du bar alors que Thibault et l'Amérindienne se découvraient soigneusement.
— Quelqu'un veut un casse-croûte ? demandai-je en me logeant derrière le comptoir.
Habituellement, c'était Gaëtane à cette place, pas moi, mais à ce moment précis, elle souffrait plus que moi, alors je me taisais malgré mon abdomen sur le point de succomber. Je ressentais comme des points de côtés depuis notre départ de l'hôpital, mais je savais que c'était l'œuvre de mon endomètre et que je devais m'attendre à pire dans les prochains jours
— Sors nous des viennoiseries, intervint ma sœur, la voix brisée.
Je sortis ces dernières du placard sans trop m'étirer avant de tout étaler sur le bar. Thibault me vit grimacer sous le pli de la douleur provoquée par mon diaphragme et décida de déplacer le troisième tabouret haut. Les coups de poignards dans mon abdomen m'obligeaient à m'appuyer sur le muret jusqu'à ce que le siège arrive à moi. Je souffrais mais je résistais. J'osais espérer que mon antidouleur allait au moins atténuer ma souffrance. De toute façon, je n'avais pas à me plaindre, Gaëtane venait de perdre sa seule raison de vivre.
Je m'assis face à elle et étrangement, elle semblait moins atteinte que moi. Des grognements s'échappèrent de ma gorge lorsque je pris la décision d'attraper un pain au chocolat. Nous étions toutes les deux dans le mal à ce moment de notre vie, et personne ne savait quelle serait l'issue de ce mal-être. Je nous imaginais toutes les deux heureuses, avec un travail et une relation amoureuse stable. Ce que je voyais à la place c'est qu'elle finirait par reprendre sa vie d'avant, peu importait le temps que cela allait mettre, alors que la mienne ne changera pas. Mon problème restera le même pendant encore un certain temps.
— Cassiopée arrive. Ils ont terminé leur débriefing, nous annonça froidement Bastien.
Toujours aussi aimable.
— C'est pas trop tôt, grogna Gaëtane.
— Ne le prends pas pour toi, rectifiai-je le tir en direction de Bastien.
Il acquiesça d'un petit sourire avant de passer sa main dans le dos de ma sœur alors qu'elle peinait à manger. Ce genre de mouvements dont elle ne se rendait même pas compte me faisait rire intérieurement. C'était lui qui l'avait mise au défi et il finira par inverser les rôles tôt ou tard.
— Va falloir s'organiser pour les cours. Les amphi ne sont pas aménagés correctement pour les béquilles, intervint Thibault en s'appuyant à son tour contre le comptoir.
Il finit par se nourrir lui aussi, plongé dans la déprime.
— Il n'y a que Cass qui va pouvoir s'occuper de ça, renchérit Bastien. Elle ne devrait pas tarder, ça nous arrange.
Alors qu'ils continuèrent à discuter, je compris rapidement que mon médicament n'avait pas fonctionné lorsque mes douleurs reprirent le cours de leur vie. C'en devenait pesant de devoir me contenir face à Gaëtane qui n'avait plus d'autres choix que rester collée à son lit lorsqu'elle n'irait pas en cours. Encore fallait-il qu'elle puisse s'installer décemment. Asha, à l'écart de nous depuis tout à l'heure, avait terminé de se débattre avec les béquilles et le fauteuil roulant. Elle se rapprocha de nous, silencieuse mais observatrice et, à nouveau, ses yeux chocolat se posèrent sur moi, à la recherche du moindre indice qui pourrait lui donner un peu plus de détails sur ce qui me hantait depuis des années. Malheureusement, je ne me sentais toujours pas prête à attirer sa pitié, j'avais assez de celle de Thibault.
J'étais là, avec ma crêpe dans la main, à songer une nouvelle fois, cette fois-ci à comment serait notre vie ces semaines suivantes. Lorsque je serais trop faible et trop fatiguée pour faire quoi que ce soit - soit encore quelques heures -, comment fera Gaëtane ? Elle ne pourra pas éternellement s'occuper de moi mais contre mon gré je ne pourrais pas non plus m'occuper d'elle dans ces moments-là. J'avais peur de ce que cette histoire allait donner lorsque nous serions livrées à nous-mêmes. Pour la énième fois dans ma vie, je m'en voulais d'être malade, de ne savoir rien faire durant ces quelques jours. Notre détresse était à présent partagée, même si j'avais eu la chance de pouvoir m'inscrire à un sport qui me tenait à cœur. Le résultat serait pareil. La porte d'entrée m'interrompit dans mes songes. Cassiopée était là, toujours dans sa tenue de sport. Son chignon était en bataille.
— Quelqu'un me fait un petit résumé ?
De là, Bastien se retourna vers sa cadette et lui résuma tout ce dont elle n'avait pas assisté avant de la laisser rejoindre Gaëtane, à moitié amorphe.
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