Chapitre 03 - Gaëtane : Travailler sans relâche.
Presque huit heures du matin, face au miroir de notre chambre, j'enchaînai les répétitions de danse pour la semaine prochaine. Le tournoi se déroulait le samedi, il me restait donc huit jours. Avec discrétion, je m'exécutai, le souffle court. Cléo dormait encore paisiblement dans notre lit, et même si elle avait le sommeil léger d'ordinaire, rien ne pouvait la réveiller en dehors de sa maladie. Mes cours ne commençaient que dans quelques heures et ma danse ne serait que ce soir mais j'avais un besoin viscéral de répéter sans cesse les mouvements que j'avais appris. Je haletais, le visage luisant de sueur. Mes jambes me faisaient déjà souffrir parce que je n'avais pas l'habitude de faire de l'exercice à jeun. Serpenter face à la glace me provoquait une satisfaction bien meilleure que si je faisais ça dans l'une des salles de chez Elina. Mais mon plaisir ne durera qu'un temps.
— Bordel, Gaëtane, grogna Cléo, visage plongé dans son doux coussin blanc.
Je m'arrêtai, à moitié épuisée.
D'accord, peut-être qu'il y avait autre chose capable de la réveiller aussi facilement.
Moi.
— Je sais, mais il faut que je répète, même à l'appartement.
— Ne fais pas ça à cette heure-ci, alors. Et arrête de ne vivre qu'à travers ta danse, il y a autre chose à faire.
J'arquai un sourcil et un goût amer se propagea dans ma bouche. Est-ce que la jalousie avait cette saveur ?
— Tu tentes de me faire passer un message, Cléo ?
Elle se redressa et fronça les sourcils. Elle comprit rapidement que ma question avait sonné comme un reproche mais se contenta de rester silencieuse. Mon corps se relâcha et lorsque je pris l'initiative de quitter la chambre, elle m'interpella.
— Je voulais juste dire que tu ne prends pas assez de temps pour toi. Respire plutôt que de t'acharner sur ça.
— Tu n'as toujours pas compris à quel point c'était important pour moi, soupirai-je. La prochaine fois, connecte tes deux neurones, petite sœur.
J'avançai à travers le couloir plongé dans la pénombre avant de tourner à droite et de rencontrer le peu de lumière qui se dégageait des volets fin du velux. Les bras tendus, je levai ce dernier avant de me tourner vers le comptoir et la cuisine américaine. Tout était en ordre depuis que j'avais tout rangé hier. Il manquait seulement un peu de vie dans ce salon. Les pieds traînards et les jambes endolories, je commençai à préparer notre petit-déjeuner. Et bien que Cléo n'ait plus aucun tact avec moi, j'en assumerais les quelques conséquences.
Quelques minutes plus tard, elle arriva, les cheveux en bataille. Ces derniers descendaient raidement contre son dos et devenaient électriques au moindre contact. Elle s'asseya et peina à garder la tête haute. Je savais déjà que c'était inutile de lui demander comment s'était passée sa nuit. Elle me réveillait plusieurs fois également. Elle bougeait beaucoup durant ses cauchemars et lorsque ce n'était pas ça, elle était réveillée en train de se dolenter. Malgré tout, elle n'avait jamais voulu de ma pitié, prétendait qu'elle pouvait gérer sa douleur et ses problèmes sans moi. Je la voyais tous les matins, assise ici, à se demander à quoi ressemblerait sa vie si elle n'était pas malade. Aucune de nous n'arrivait à encore faire face.
— Tu veux manger quoi ? lui demandai-je simplement.
Je préférais ignorer nos conflits plutôt que de les galvaniser. À force de vivre constamment l'une sur l'autre, je pouvais comprendre que c'était compliqué pour elle.
— Sors-moi juste une brique de lait et deux clémentines, s'il te plaît.
Je m'exécutai en silence et traversai la moitié de la pièce à vivre. Je déposai son petit-déjeuner sur la table basse rustique et restai debout un moment. Le soleil levant dans mon dos me réchauffait un peu et donnait un teint hâlé au visage de Cléo. Elle semblait triste, mais elle était belle, et ce demi-sourire sur ces lèvres en était la preuve.
Pendant qu'elle déjeunait, je retournai dans notre chambre afin de me préparer. En premier lieu, je m'attaquai à mon sac de sport, celui que j'emmenais avec moi à la danse. Mes mains trouvèrent rapidement des affaires à mettre durant le reste de la journée. Ma ceinture jaune traînait dans le placard jusqu'à se faire jeter sur mon bagage bleu. Face au miroir, je m'habillai d'un slim délavé et d'un haut à bretelles. Rien de plus classique pour contraster avec la coiffure stricte que j'adoptais à chaque fois : une queue de cheval haute. Cléo adorait aussi se coiffer de cette manière, mais plus ça allait, et moins elle avait l'envie de le faire. Ce détail me frappa aux yeux, moi qui pensais cela anodin. Je m'affaissai sur moi-même et perdis toute motivation d'aller en cours. Je me rendis amèrement compte que Cléo pouvait être capable de m'entraîner dans ses pensées noires si elle en avait vraiment envie.
— Bon dieu, dans quoi tu nous embarque, ma Cléo ? soupirai-je avec désolation.
— À la faculté, intervint-elle brusquement. Aller, lève-toi, sinon on va être en retard.
Elle repartit aussi vite qu'elle était arrivée. En toute discrétion, elle s'était probablement habillée dans la salle de bain. Je me levai et attrapai mes affaires avant de traverser l'entièreté de l'appartement et de rejoindre ma sœur. Elle n'avait mangé qu'une seule clémentine. Je fis abstraction de ce qui restait sur la table basse et nous partîmes enfin. Quelques nuages bordaient le ciel lorsque nous sortîmes de l'étroite cage d'escaliers avant de passer devant le café Le Reflet. Dans cette enseigne travaillait le frère de Cassiopée : Bastien. Il avait deux ans de plus que nous trois et étudiait en licence de droit. J'espérais pouvoir lui passer le bonjour après les cours.
En entrant dans l'enceinte de La Sorbonne, nous nous séparâmes. C'était presque tous les jours comme ça, soir parce que nous étions dans deux filières différentes, soit parce que nous en avions marre de nous marcher dessus en permanence. L'indépendance vis-à-vis de nos parents avait du bon, mais celle vis-à-vis de nous, était encore mieux. Et il fallait bien ça pour garder notre équilibre. Je rejoignis Cassiopée avant de nous diriger vers notre cours magistral d'histoire antique. Ses cheveux roux étaient attachés en chignon fouillis sur le haut de son crâne. Un douce odeur de vanille émanait d'elle et devait probablement sentir plusieurs mètres derrière. C'était loin d'être désagréable. Seulement, son expression faciale n'allait pas avec le reste.
— Qu'est-ce que qu'il y a ?
— Je crois que Bastien a des problèmes avec le café. Il reste muet comme une tombe, brailla-t-elle, frustrée.
Ses traits se tendirent encore plus d'exaspération. Je connaissais très peu son frère, même si à chaque fois que l'on se voyait, il y avait cette alchimie entre nous. Il en racontait très peu sur lui, finalement, et je n'appréciais pas courir après les gens.
— Je comptais passer au café après mon TD de cet après-midi. Je verrais bien ce que ça donne mais je n'y crois pas vraiment.
Elle haussai les épaules. Elle non plus n'avait pas l'air convaincue de ma démarche. Elle entra finalement dans notre amphithéâtre et choisit minutieusement une place au fond des tribunes. Elle aimait être recluse des autres étudiants, avoir son espace à elle où elle pouvait étaler ses affaires comme bon lui semblait. Elle prenait ses notes sur des cahiers, tout comme moi. Nous avions presque la même organisation scolaire depuis le début du lycée, et c'était ce qui en perturbait plus d'un. Elle sortit son bloc-notes aux feuilles détachables avant d'extirper un stylo de la plus petite poche de son sac. De profil, elle paraissait plus belle que d'ordinaire. Elle gardait toujours la tête haute, le regard fier.
La professeure commença son récital. Sa voix était monocorde et posée, ses traits faciaux durs. Elle ne donnait pas envie de concentrer nos regards sur elle, mais la plupart du temps, nous n'avions pas le choix. Depuis le début de notre année, elle ne pouvait pas se passer du rétroprojecteur attaché au-dessus de certaines têtes. C'était le meilleur moyen de s'assurer que nous suivions le cours. Cassiopée restait toujours attentive, bien plus que moi. Elle était dotée d'un sens analytique inégalé et le montrait bien. Tous ses cours étaient décortiqués avec soin, mis au propre sur des fiches Bristol et recouverts de stabilos de quelques couleurs pastel. J'exécutais les mêmes habitudes, en moins bien. Je gardais beaucoup trop d'informations et elle ne se faisait pas prier pour me le faire remarquer.
Je pensais déjà à ce à quoi ressemblerait ma conversation avec Bastien. Cela faisait déjà depuis mi-septembre que nous ne nous étions pas vus. Je le croisais rarement en dehors de son travail, mais ses traits étaient toujours ancrés dans mon esprit. Il avait un visage difficilement oubliable. Mécaniquement, j'écoutais le cours et le nota au fil de mes pensées, les pensées ailleurs. Celles-ci s'entremêlaient avec mes mouvements de danse qui se répétaient comme une chimère devant moi.
Je pensais trop, beaucoup trop.
Le midi-même, nous sortîmes de notre cours magistral de deux heures avant de quitter le campus de La Sorbonne. Non loin de là, nous trouvions toujours des boulangeries ouvertes et peu chères par rapport à ce qu'ils vendaient. Cassiopée trouvait ça meilleur que ce qu'ils nous servaient en restaurant universitaire. Elle nous payait à toutes les deux un sandwich chaque midi. Certains jours, nous avions le temps de retourner chez moi afin de manger chaud, mais pas à ce moment-là.
Ses yeux pétillaient lorsqu'elle apercevait son menu préféré. Elle se transformait instantanément en petite fille à qui il faudrait acheter des bonbons. L'odeur des confiseries et des viennoiseries embaumait la boulangerie dans laquelle nous étions entrées. Et même une fois sorties, les effluves sucrées nous poursuivirent encore sur quelques mètres. Contre la façade de l'université, nous nous posâmes. Les pierres étaient anciennes et certaines s'éffritaient dans notre dos. Près de nous, des dizaines d'étudiants sortaient les uns après les autres pour aller déjeuner. Pas de Cléo en vue.
Nous dégustâmes notre repas dans le brouhaha ambiant de l'entrée de La Sorbonne et dans les mélanges de senteurs de nourriture. Beaucoup avaient opté pour la malbouffe, tacos, burger, frites et canettes de Coca Cola gisaient entre les mains, sur les trottoirs. Mon ventre cria famine encore un moment avant d'être rassasié.
Au bout d'une heure à peine, nous retournâmes en cours. Je n'eus pas le temps de recroiser Cléo, mais je savais qu'elle était entre de bonnes mains avec Thibault. Il était si altruiste que je savais qu'il serait capable de garder un œil sur elle. Au fond de moi, j'avais peur de ce qu'elle pourrait faire sous le coup de la souffrance. Malgré mon incapacité à l'aider, elle ne voulait pas voir de professionnel et dit en déjà en avoir assez vu à l'hôpital.
L'après-midi, mon esprit fut plus reposé que quelques heures plus tôt. Mes notes furent plus concises et mon écriture plus posée. J'écoutais, encore et encore, enregistrait de mémoire tout ce qui se disait. L'ambiance des cours magistraux était toujours plus calme qu'en travaux dirigés, et c'était ce que j'appréciais le plus d'être assise au milieu de ses immenses salles aux plafonds voûtés. Les amphithéâtres de La Sorbonne possédaient une résonance hors normes, des peintures et des moulures exceptionnelles dans ses murs. Ce décor était fait pour moi.
Dix-sept heures passées, je pris le large et m'éloignai de la faculté afin de rejoindre le café Le Reflet. Deux tournants à gauche et je me retrouvai en quelques minutes dans ma rue. Tout était paisible. Je ne pouvais entendre que les chants des oiseaux. Devant la façade pourpre, je traversai la petite rue à sens unique, contournai les barrières métalliques et pénétrai dans l'enseigne. L'intérieur était à la fois sombre et lumineux. Le comptoir central était mate et noir, illuminé par les nombreux néons qui l'entouraient. Les tabourets, les tables et les chaises portaient cette même élégance. L'endroit offrait un grand espace et laissait libre la circulation. Au comptoir, deux serveurs : Bastien et son collègue. Ce premier était reconnaissable de par ses cheveux bruns et bouclés. Des taches de rousseur parsemaient la naissance de ses joues et son nez. Sur ce faciès, j'y retrouvai ses yeux couleur ténèbres.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? me demanda-t-il lorsqu'il se tourna vers moi, vaisselle en main.
— Je viens consommer, répondis-je en sortant ma carte bancaire de la petite poche de mon sac.
Je m'assis à l'un des quelques tabourets libres avant d'analyser son air dubitatif. Ses fins sourcils étaient froncés et je voyais bien qu'il ne me croyait pas une seule seconde.
— Il paraît que ça ne va pas fort, en ce moment, ajoutai-je enfin.
Il soupira.
— Ce ne sont pas tes affaires, Gaëtane.
J'arquai un sourcil.
Sympathique, l'accueil.
— Quand Cassiopée me dit quelque chose, je l'écoute, plutôt que de faire la sourde-oreille. Si elle n'arrive pas à te sortir les vers du nez, il y aura quelqu'un d'autre pour le faire.
Il rit de nervosité. Un rire guttural et provoquant.
— Toi ?
Je ne répondis pas et préférai changer de sujet :
— Arrête de triturer ton verre à vin et sers-moi quelque chose avant que je ne change d'avis.
Son air changea du tout au tout. Il était passé de dragon à chaton en une fraction de seconde et s'exécuta. Je le regardai et profitai un instant des diverses senteurs de l'endroit. Celle du café, des frites et de la bière se mélangeaient. D'un air accusateur, Bastien me servit mon verre et m'observa. Je ne bougeai pas, trop occupée à plonger mes pupilles noisettes dans les siennes. Il était conscient qu'il pouvait faire de l'effet à qui le voulait bien. Mes joues s'empourpraient.
— Merci, glissai-je discrètement avant de poser mon regard ailleurs.
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