Chapitre 02 - Cléo : Raison de mourir.
Maladie à la con !
Jamais je ne m'étais préparée à subir un tel retournement de situation dans ma vie. Devant Thibault, j'avais toujours l'impression d'être faible, de me plaindre pour rien. Il avait vécu toute sa vie dans une famille conservatrice. Très jeune, il savait déjà que son cœur allait se tourner vers les hommes. Il n'en n'avait jamais douté malgré ses nombreuses années en tant que martyre au sein de son propre foyer. J'avais le sentiment de jouer la comédie, c'était toujours comme cela. Son regard se posait à chaque fois sur moi, plein de pitié pour la petite Cléo malade. Je détestais cette image, mais j'étais piégée dans cette vision de moi-même. Même durant notre devoir, j'avais manqué plusieurs fois de tomber de fatigue. Au stade avancé que mon corps supportait depuis quatre années, les douleurs me permettaient rarement de trouver le sommeil la nuit venue. Je me battais sans cesse contre l'inflammation et mon traitement ne faisait que couvrir les blessures, non les supprimer. Je ne pourrai jamais avoir une vie normale, avec ça.
Fût un moment où Thibault décida que notre travail était suffisant et que j'avais besoin de souffler. Il rangea lui-même mes affaires dans mon bureau métallique. Celui-ci était posé contre l'un des quatre murs peinturés d'orange. L'odeur habitait toujours légèrement la pièce. Il se leva d'un mouvement élancé avant de m'obliger à faire de même. Je grimaça lorsqu'une douleur prit d'assaut mon bas-ventre. Elle était loin d'être la pire, malheureusement, mais elle suffisait pour me sentir transpercée par un poignard. Un dernier regard vers le miroir circulaire accroché au-dessus de mon bureau avant de quitter cette pièce. Une estrade séparait le couloir en L et notre cocon, et même ce simple pas pouvait me faire souffrir. Aujourd'hui, j'y échappai, mais pas la prochaine fois. Nous rejoignîmes Cassiopée et Gaëtane après avoir tourné à droite dans le fin corridor sombre. Elles étaient toutes les deux confortablement installées dans le clic-clac, un plaid sur les jambes. Elles étaient en train de regarder Sweeney Todd. Les chants de ce film étaient assez connus, ce qui me permit de le reconnaître sans regarder l'écran. Mais c'était le genre de film devant lequel je pouvais m'endormir malgré la qualité de la réalisation. À peine assise aux côtés de Thibault, je plongeai dans un profond sommeil.
Plusieurs fois durant cette nuit, je me réveillai. La première fois, c'était pour rejoindre ma chambre en compagnie de Gaëtane, laissant ainsi Thibault et Cassiopée dormir ensemble sur le clic-clac déplié. Les fois d'après, la douleur me rongeait de l'intérieur. Je mis parfois des dizaines de minutes à retrouver le sommeil, mais à six heures du matin, ce n'était pas suffisant. Installés à quatre autour du comptoir de la cuisine américaine, Gaëtane préparait déjà le petit-déjeuner. Le soleil n'allait pas tarder à se lever, ce qui donnait un beau dégradé au ciel lorsque j'ouvris les battants du velux. Ils étaient les seuls à en avoir tandis que les fenêtres de nos chambres encastrées dans un mur vertical ne comportait que de simples rideaux transparents. En été, l'étoile géante nous réveillait parfois trop tôt, et durant les vacances d'hiver : bien trop tard.
L'odeur des croissants réchauffés au four se propageait dans le salon, donnant à mon estomac l'envie de manger. Je les rejoignis avant de commencer ma viennoiserie. Mes oreilles ne faisaient qu'écouter les autres parler tandis que le reste de mon corps se préoccupait de se morfondre. Mes yeux se posèrent plusieurs minutes sur ma main immobile. Je tentai de me rappeler de mon oral, ma mémoire était en train de me jouer de sacrés tours.
Nous habitions au-dessus du café Le Reflet, à deux rues de La Sorbonne. Cinq minutes nous suffisaient à rejoindre les cours et à intégrer la fourmilière de l'université. Une fois tout le monde prêts, sac à dos sur les épaules, nous partîmes. Sous le ciel couvert, nous ne fîmes que quelques centaines de mètres avant de tomber nez à nez avec la faculté. L'ancien bâtiment aux piliers romains et teinté d'un brun mordoré était devenu un décor habituel pour nous. Le sol intérieur était carrelé d'un damier et le plafond en voûte. Dès la première fois que j'avais posé les pieds ici, je savais que ce décor allait rester dans ma mémoire. En quelques secondes, nous entrâmes dans l'enceinte de l'UFR1 titanesque.
Les premiers jours, je me rappelais m'être perdue et avoir semé ma sœur, par la même occasion. Quelques mois plus tard, je connaissais cet endroit comme ma poche, bien que sa tendance à me couper le souffle n'avait pas changé. Thibault et moi nous séparâmes de Gaëtane et Cassiopée afin de rejoindre notre amphithéâtre d'histoire de la littérature française : l'une des matières les plus importantes de notre licence. Environ un quart de la promotion avait déjà quitté le cursus ou s'était réorienté, ce qui nous laissait beaucoup d'espace en cours magistral. Au fil des jours et des mois, j'avais appris à reconnaître les têtes qui étaient à présent nos voisines. Et à peine entrée que mon regard croisa deux yeux couleur fauve. Le temps s'arrêta. Elle était assise au premier rang, là où Thibault avions l'habitude de nous installer. Elle me fit frémir. Son visage était fin, hâlé et entouré d'une chevelure charbon. Elle portait deux plumes blanches, coincées dans la seule tresse qui ornait sa tête. Sans gêne, Thibault parti s'installer à ses côtés, tout en laissant une place libre entre lui et cette fille. Ses pas résonnaient encore dans mes tympans alors qu'il était assis. Mon corps se figea quelques secondes avant de reprendre le fil de ses actions. Les jambes lourdes, mon corps se dirigea finalement vers ma place après être discrètement passé derrière cette nouvelle étudiante.
— Un nouveau visage, soufflai-je avant que le professeur arrive.
— Une réorientation, précisa-t-elle d'une voix mielleuse.
— Tu étais dans quelle filière ?
— En psychologie, rit-elle nerveusement. Il faut croire que j'avais choisi la mauvaise voie.
Son teint basané me faisait penser à celui des natifs américains, mais elle ne possédait pas la moindre once d'accent étranger. Était-ce simplement des origines ? Ses cheveux sombres et rêches tombaient raidement sur ses épaules. Elle sentait la nature.
— Asha Tsela, ajouta-t-elle en se tournant chaleureusement vers moi.
Même son sourire était mate, angélique et amical. Elle me déstabilisa une nouvelle fois.
— Cléo Leroy, chevrotai-je comme une enfant.
Formellement, elle nous salua tous les deux. Alors que notre enseignant s'installa au pupitre, elle commença à discuter faiblement avec Thibault. Et j'étais entre les deux. Mon esprit partit ailleurs avant de revenir à la réalité. Sa voix me paraissait séraphique. Mon abdomen m'arracha une grimace qui fit tilter Asha.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ?
Son timbre me fit l'effet d'une caresse. Comment lui dire que mes douleurs étaient ma seule raison de mourir ? Son visage avait beau attirer mon regard, je restais de marbre, la bouche entrouverte. Elle s'excusa poliment et n'insista pas plus. La voix de notre enseignant résonna sourdement dans mes oreilles. Il était droit, sur le point de dicter son cours. Je sortis robotiquement mon cahier et un stylo bic de mon sac à dos noir avant de tout laisser tomber sur notre écritoire longiligne. Thibault quant à lui extirpa son ordinateur de son sac en bandoulière rouge. L'appareil sentait encore le neuf après tout ce temps d'utilisation. Asha, à ma gauche, activa un dictaphone et déterra des fiches Bristol de son sac à main en cuir marron sur lequel était couturé un attrape-rêves.
— Tu emplois la manière forte, à ce que je vois, ajoutai-je doucement entre mes deux premières prises de notes.
Tout en gardant le visage dirigé vers ses feuilles, elle me répondit d'un demi-sourire :
— Plus simple de synthétiser sur une fiche Bristol pendant le cours et d'avoir une base orale plutôt que de perdre du temps à écrire tout un cours et à faire des fiches de révisions ensuite. C'est chronophage, ajouta-t-elle enfin.
Mes oreilles frétillèrent et les siennes étaient attentives aux moindres détails du professeur. À ma droite, Thibault frappait à la vitesse de l'éclair sur ses touches. Il était capable de taper un cours entier sans poser les yeux sur son clavier. Son excellente mémoire lui permettait de mémoriser les touches à la perfection, et il n'en manquait jamais une pour le faire remarquer. En ce qui me concernait, j'étais beaucoup plus à l'aise sur un cahier que sur un ordinateur portable. J'aimais mon ancien matérialisme et tout ce que ça impliquait.
Depuis le début de l'année, l'ambiance était à présent plus calme. Le stress était descendu d'un cran, même si nos dates de partiels n'étaient pas si éloignées. Se concentrer sur les paroles de notre précepteur devenait de plus en plus simple et de plus en plus prenant. Je me demandais souvent comment Gaëtane ressentait ses cours. Si elle s'en sortait et si elle était heureuse, aussi.
Bien évidemment qu'elle était heureuse ! Elle faisait du sport en club, elle n'était pas malade et elle n'avait jamais eu besoin de faire des séjours à l'hôpital. Moi, j'étais obligée de me murer entre quatre murs pour m'évader ; la peinture souvent, le shadow boxing1, parfois. Et uniquement lorsque mes organes me laissaient vivre. Par réflexe, il m'arrivait d'avoir des mimiques de ces entraînements mais ma sœur ne l'avait jamais remarqué, trop occupée par sa danse.
Est-ce que je pouvais vraiment lui en vouloir ? Elle vivait sa vie sans se soucier de ses problèmes et du regard des autres. Je l'enviais beaucoup trop de triompher. À côté d'elle, je ne faisais que me consumer. Et me retrouver près de cette nouvelle étudiante dans notre promotion me donnait un peu de baume au cœur. D'un simple regard, elle avait un pouvoir inné pour faire sourire les autres. Dès cette première connexion visuelle, j'avais appris à faire trois choses à la fois : écouter le cours, l'écrire et observer cette fille d'un autre monde. Elle était concentrée, imperturbable face à son dictaphone noir et à ses fiches Bristol. Et lorsqu'elle se tournait discrètement vers moi, elle avait l'âme d'une louve dans ses yeux. C'était la première réflexion qui me traversa l'esprit. Elle était libre, et ça se voyait. Tandis que moi j'étais enchaînée par mes propres choix. Malgré tout, nous restâmes silencieuses. Seuls les cœurs parlaient et savaient que cette rencontre aurait un but tôt ou tard.
Après ce cours magistral, il était question de passer notre oral en binôme devant nos camarades de Travaux Dirigés. Asha nous suivit jusqu'à la prochaine salle, parce qu'avec évidence, elle avait été placée dans notre groupe. Pour la première fois depuis le début de cette année, je ne me préoccupais pas de la décoration colossale de La Sorbonne mais plutôt des mouvements élancés de ma voisine. J'avais la tête dans les nuages comme jamais cela ne m'était arrivé. Dans l'embrasure de la porte de notre salle, je manquais de percuter quelqu'un. Thibault m'écarta de justesse, les réflexes toujours aussi présents.
— Merci, soufflai-je alors.
— La prochaine fois, fais attention, me conseilla-t-il avec sarcasme.
Il ne fit aucunement attention à Asha, mais j'étais certaine qu'intérieurement, il était en train de jubiler. Thibault était le genre de personne à toujours s'inventer des films, à imaginer des romances dès qu'une occasion se présentait à moi. Il aimait le romantisme mais le romantisme ne l'aimait pas. Et à vrai dire, il ne m'appréciait pas non plus. L'Amérindienne venait d'arriver, le devoir lui était donc épargné mais tenir cinq minutes près de mon ami était un réel supplice à ce moment précis de la journée. Je commençais à être tiraillée par mes douleurs au pire moment de mes journées. Mes membres inférieurs se repliaient instinctivement sur eux-mêmes lorsque cela arrivait et c'était loin d'être aisé à gérer.
Heureusement pour moi, le supplice s'arrêta, mais mes paupières commençaient à s'abaisser, gagnées par la fatigue. Notre professeur était cependant pédagogue et savait tenir ses étudiants éveillés jusqu'à la dernière seconde. Malgré mes grimaces et mon envie de quitter la salle, je me maintenais à ma chaise. Asha resta studieuse jusqu'à la fin de l'heure, mais son dictaphone était rangé. Elle me confia au cours des dernières minutes que les Travaux Dirigés étaient bien plus simples à rédiger et à mettre en forme sur un cahier ou un ordinateur et je la comprenais. Moi aussi, je préférais prendre mes cours dans un groupe d'une quarantaine d'étudiants plutôt que dans un amphithéâtre à plusieurs centaines de présences.
Durant le reste de la journée, cette fille me colla à la peau, même dans mes options. Certaines n'étaient pas les mêmes que celles de Thibault, comme la langue. La mienne était l'irlandais tandis que mon meilleur ami s'était contenté de l'espagnol. L'univers avait compris ce qu'il fallait faire et n'était pas dupe. Toutes natives américaines qui se respectaient avaient pris une discipline anglophone. Tout comme moi, elle avait opté pour l'option de sociologie : initiation aux questions du genre. La première heure n'était qu'une mise en bouche, mais l'enseignante avait su nous mettre à l'aise et c'était là que j'ai su que cette matière allait être des plus intéressante pour moi.
Je regrettai très vite les dernières minutes du cours. Quinze heures tapantes, il était temps pour moi de retourner à l'appartement et de somnoler jusqu'à ce que Gaëtane revienne de son cours de danse. Cette routine était la même cinq jours sur sept. Je rentrai afin de me reposer de mes nuits chaotiques et de ma souffrance permanente et le soir je pouvais passer plusieurs heures à réviser. J'étais seule sur la route, et parfois je restais quelques dizaines de minutes au café présent sous notre appartement. Je prenais une boisson, je payais et je montais, silencieuse. Les boissons chaudes étaient les seules choses à calmer mes douleurs, et la gérante l'avait bien compris. Elle avait su très rapidement que j'étais en guerre contre mon propre corps et qu'il me fallait du réconfort. Pour ça, je pouvais lui en être reconnaissante. Malheureusement, cela ne suffisait pas à me donner le goût de vivre. Je l'avais perdu depuis déjà un moment.
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