Sortie de théâtre
Les lumières se rallumèrent, et les spectateurs applaudirent chaleureusement les acteurs. Ils le méritaient, vu la performance qu'ils avaient fournie. J'étais éberluée. Je n'avais jamais vu une pièce comme ça. Sur le moment, je ne comprenais pas ce qui m'avait le plus troublée, alors je suivais la foule vers la sortie du théâtre. Je marchais tant bien que mal, bousculée de tous les côtés, quand quelqu'un me prit le bras. J'eus un instant de stupeur avant de reconnaître Amber.
- J'ai eu du mal à te rattraper. On va dehors ?, proposa-t-elle. Antoine et les autres sont déjà sortis.
J'opinai du chef et nous rejoignîmes nos camarades de classe sur le perron du théâtre. Lorsqu'il nous vit, Antoine s'approcha de nous, suivi de près par son comparse Tom.
- Comment avez-vous trouvé la Dispute ?, demanda Antoine.
- C'était particulièrement surprenant. J'ai adoré !, m'exclamai-je.
- Je pense que c'est le meilleur spectacle que nous ayons vu depuis le début de l'année, avec Jusque dans vos bras, renchérit Amber.
Tom et Antoine nous approuvèrent.
- Ils arrivent quand, vos parents ?, s'enquérit Tom.
- Dans quinze minutes, au minimum, répondis-je.
- Ça vous dirait qu'on résume un peu le spectacle et qu'on donne chacun notre ressenti en attendant que nos parents viennent nous chercher ? suggéra Antoine. Ça nous permettra de mieux nous repérer si on en reparle en cours demain.
Tom, Amber et moi acceptâmes. Nous nous asseyâmes en rond sur les marches et posâmes nos affaires au sol.
- Ça vous dit qu'on fasse d'abord un tour où on dit ce qu'on a bien aimé dans le spectacle, et après on fait un autre tour où on parle chronologiquement de la mise en scène et on tente d'analyser ?, proposa Amber.
- Pourquoi pas ?, approuva Antoine. Bon, je commence. Ce que j'ai bien aimé, c'était le dispositif scénique circulaire. On était dans des cabines avec des casques audio sur les oreilles, ça faisait très moderne. En plus, les miroirs sans tain étaient impressionnants. Avant le début du spectacle, les cabines étaient éclairées et on se voyait tous, et quand le spectacle a commencé, on ne voyait plus que des miroirs. J'ai aussi trouvé que les miroirs mettaient en valeur le jeu des acteurs, chaque personnage semblait multiplié à l'infini.
- Je suis d'accord avec toi, l'approuva Amber. En plus des casques audio, j'ai bien aimé l'insertion de tablettes tactiles en guise de portraits ou de miroirs. Ça nous prouve que le théâtre n'est pas un art figé dans le temps : le théâtre bouge et évolue selon les époques. Il se modernise, s'adapte et innove selon les souhaits du metteur en scène. Et toi, Tom, qu'est-ce que tu as le plus aimé ?
Tom réfléchit un instant avant de répondre.
- Ce que j'ai trouvé intéressant, c'est la réflexion autour du couple qu'entraîne ce spectacle. C'est assez étonnant, parce que ça nous invite à réfléchir sur nous même, comme un miroir. C'est pour ça, je pense, que le dispositif scénique est constitué d'un nombre important de miroirs : parce que la pièce est à propos de nous. En plus, avec tous les couples qui se séparent de nos jours, notamment à cause d'infidélités, cette pièce est tout à fait d'actualité.
Nous restâmes quelque peu songeurs suite à cette déclaration, puis je décidai d'intervenir.
- J'ai trouvé attendrissante la rencontre entre Églé et Azor. Tout d'abord, ils ont peur de l'inconnu, c'est à dire qu'ils ont peur d'eux-mêmes, puis ils se découvrent et ils prennent goût à l'inconnu, puisqu'ils "tombent amoureux". On dirait une reprise du mythe du prince charmant, en fait : Églé rencontre Azor, c'est le seul homme qu'elle ait jamais rencontré, mais elle est persuadée qu'elle l'aimera toute sa vie. Églé est un peu naïve, surtout qu'après elle trompe Azor avec Mesrin.
- C'est normal qu'elle soit naïve, protesta Amber, elle a été isolée du monde depuis sa naissance. Elle a une mentalité assez enfantine. Bon, maintenant on parle de la mise en scène et on essaye d'analyser deux trois trucs, ok ?, annonça Amber, guettant notre approbation. Antoine, tu commences !
- Au début, Hermiane et le Prince apparaissent sur la scène qui est plongée dans le noir. Hermiane porte une robe qui suggère une époque antérieure à la notre et le Prince porte un costume ancien. De plus, ils ont tous les deux des torches, comme s'ils voulaient mettre la question "l'inconstance vient-elle de l'homme ou de la femme ?" en lumière, comme s'ils voulaient apporter la connaissance et clore ce débat une fois pour toutes. Pour moi, la lumière représente le savoir, affima Antoine.
- C'est un point de vue intéressant, conclut Amber. Avez-vous regardé les costumes des acteurs ? Comme tu l'as dit, Antoine, le Prince et Hermiane avaient des costumes anciens. Mesrou et Carise, eux, portaient des costumes sombres et plutôt modernes, comme s'ils faisaient partie du décor. Cependant, Églé, Azor, Mesrin et Adine portaient des vêtements de sport, et ça ne constituait pas du tout un anachronisme ! On comprend, grâce à leurs vêtements, que les sujets de l'expérience ont un statut particulier. J'ai même eu l'impression, à cause des genouillères d'Églé, que leurs vêtements étaient conçus pour ne pas qu'ils se blessent et pour les protéger du monde. On dirait que l'être humain est devenu fragile et qu'il faut qu'il se protège.
- J'ai trouvé intéressants les différents procédés qu'utilise le metteur en scène pour montrer que les "cobayes" ont été exclus de la société, révéla Tom. Par exemple, Églé prend chaque expression au pied de la lettre, vous l'avez remarqué ? Quand elle dit à Azor qu'elle lui donne sa main, elle est à deux doigts de la lui mettre en plein visage. En principe, quand une femme donne sa main à un homme, c'est pour l'épouser, c'est parce qu'elle se cède à lui. Or là, Églé se cède à Azor de manière maladroite, puisqu'elle a été exclue de la société. Ou alors, les différents sujets de l'expérience pensent que leur language n'est pas universel. Ils découvrent également leur apparence et se trouve beaux.
- Ah oui, je vois, quand Églé se roule dans l'herbe en regardant son reflet dans le ruisseau !, s'exclama Antoine. Et toi, Alice, qu'est-ce que tu as bien aimé dans la mise en scène ?, demanda-t-il en se tournant vers moi.
C'est toujours plus difficile de passer après les autres quand les idées principales ont toutes été données, et là, j'étais un peu à sec en matière d'arguments. Puis je pensai à la fin de la pièce, à ce moment où le Prince et Hermiane réapparaissent sur scène. J'avais enfin trouvé ma réponse.
- Ce que j'ai trouvé intéressant, c'est lorsque le public devient un personnage. C'est tout à la fin de la pièce, quand le Prince et Hermiane reviennent sur scène et interrompent l'expérience. Les lumières se rallument et les personnages voient le public, cette multitude de personnes différentes. Ils s'aperçoivent qu'ils ont été infidèles uniquement parce qu'ils découvraient un semblant de monde, et que pour eux aimer une autre personne reviendrait à s'approprier davantage le monde dont ils ont été privés. Cependant, quand Mesrin, Adine, Églé et Azor s'aperçoivent qu'il existe bien plus que six personnes au monde, ils semblent se résoudre à n'aimer que leur premier partenaire. C'est comme ça que je l'ai interprété, en tout cas.
À peine avais-je terminé ma phrase qu'un coup de klaxon retentit, suivi par des bruits de SMS reçus de la part de mes camarades de classe. Comme si nous nous étions donné le mot, nous nous levâmes, reprîmes nos affaires et regagnâmes la route, où nos voitures respectives nous attendaient. Arrivés au bord du trottoir, nous nous saluâmes en nous souhaitant une bonne soirée. Je me retournai quelques instants vers le théâtre, puis montais dans la voiture de ma mère.
- Alors, c'était comment ?, me demanda-t-elle.
- C'était vraiment génial !!!
Et nous démarrâmes, laissant derrière nous le théâtre de mes rêves.
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