46. Ce clone
Au centre de l'extravagante installation de pouponnière où la lente variation des éclairages couleur arc-en-ciel n'a jamais cessé, toujours assise à même le sol et alors qu'elle berce dans ses bras l'enfant, ce clone de Kylian qui s'est maintenant endormi, Julia ne se doute pas que dans la salle qu'elle a précédemment visitée, une main gantée de noir saisie à terre la paire de lunettes qu'elle avait laissée choir.
Celui qui tient à présent l'objet entre l'index et le pouce porte lui aussi une paire de lunettes de soleil qui cache son regard, et son uniforme cintré de couleur noire marque, sans ambiguïté possible, son statut d'homme de pouvoir. Accompagné d'un peloton de soldats en armes, il se tient aux côtés de la fillette qui s'est révélée être la copie exacte de Julia avec une dizaine d'années de moins.
Dans cet espace où des milliers d'autres clones du même âge qu'elle subissent un conditionnement, restée assise sur son siège et sans qu'on le lui demande, la fillette aux cheveux roux désigne d'un doigt levé vers l'avant la direction à suivre : celle où a fui son aînée. D'un simple geste, celui qui commande ordonne alors aux soldats de se rendre dans la pièce des nouveau-nés et, telle une meute de chiens, ils s'y dirigent.
Maintenant seul à seul avec le clone enfant de Julia, l'indéchiffrable personnage en uniforme cintré pose un genou à terre pour se mettre au niveau de la fillette. Avec paternalisme, il replace sans qu'elle s'y oppose le dispositif de réalité virtuelle - cette paire de lunettes associée à des écouteurs greffés aux branches. Et, sous le regard feutré de l'homme, l'enfant se réinstalle en position semi-allongée dans son confortable fauteuil molletonné.
À quelques centaines de mètres de là, le canon de leurs fusils pointé vers l'avant prêt à tirer au moindre danger, le groupe de soldats envoyé pour chasser Julia fait irruption dans la salle des nouveau-nés. Se déployant dans les rangées de couveuses de l'immense installation de pouponnière, à mesure qu'ils la cherchent, ils ne trouvent pas l'adolescente. Néanmoins, l'un des soldats met en joue sur le sol les parties dissociées de la combinaison qu'elle portait et semble avoir abandonnée.
Ailleurs, apparaissant à l'embrasure d'un sas qui dans un glissement sourd s'ouvre, Julia, sans sa tenue protectrice, n'est habillée que du débardeur sombre et du short assorti que lui avait offert le clone d'Enzo. Les pieds nus, le canon évasé de son fusil pointé d'un bras vers l'avant et le nouveau-né endormi au creux de l'autre, c'est dans un long couloir dont le sol marbré reflète son image qu'elle avance.
Très haut de plafond et large d'au moins six mètres, le lieu de passage où se trouve la fugitive n'a plus rien de commun avec les endroits déjà visités. Dans cette réalisation architecturale où il fait bon vivre, tout est propre, lustré et agréablement mis en valeur par une installation discrète de luminaires à la clarté diffuse.
À l'angle de la portion de couloir qu'elle vient de traverser, Julia est soudain surprise par l'apparition d'une femme qui, sortant d'une ouverture, continue son chemin sans même remarquer sa présence. Par réflexe, l'adolescente braque le canon de son arme sur l'inconnue et, la visant, accompagne son déplacement jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle ne représente aucun danger.
Abaissant finalement son lourd fusil, Julia regarde la femme s'éloigner et rejoindre un plus grand espace encore où d'autres silhouettes humaines perdues dans la profondeur vont et viennent paisiblement.
Dans le couloir où la fugitive a stoppé sa progression, c'est en tournant la tête vers l'ouverture par laquelle est sortie la « menace » qu'elle voit fixée au mur un symbole qu'elle reconnaît comme étant celui des toilettes pour dames.
Reprenant la marche tout en restant sur ses gardes, Julia arrive au bout du corridor qui débouche sur une vaste construction comparable à ce que pourrait être l'équivalent d'un centre commercial. Le clone bébé de Kylian toujours assoupi dans le creux de son bras et mettant de côté son fusil tenu en bandoulière, Julia reste là un instant à la jonction du passage, ébahie par l'ampleur de la découverte qu'elle vient de faire.
Bâti sur de nombreux étages et présentant des dizaines de magasins aux devantures toutes plus attractives les unes que les autres, l'édifice de galerie marchande force l'adolescente à pencher complètement en arrière sa tête pour en saisir toute la grandeur. Au milieu de cette construction où la lumière flamboyante du jour entre par d'immenses verrières, des centaines d'hommes, de femmes, mais aussi des enfants vaquent à leurs occupations.
Avançant pour se mêler à cette foule, en dévisageant ces « citoyens » qui la frôlent sans même se retourner sur elle, Julia découvre qu'adultes, comme plus jeunes, sont tous habillés d'ensembles sombres parfaitement cintrés pour épouser leurs silhouettes filiformes et qu'ils portent sans aucune exception des lunettes de soleil couvrant leur regard. L'accessoire qui possède lui aussi des écouteurs greffés sur les branches semble de plus servir de système de communication puisque certains passants ont des conversations avec des interlocuteurs qui ne sont pas là.
Sans avoir encore attiré à elle la moindre attention, Julia continue sa découverte et, après s'être rapprochée d'une vitrine de magasin, elle en franchit les portiques de sécurité. À peine a-t-elle eu le temps de faire quelques pas dans le commerce, qu'un automate aux proportions humaines s'avance et, lui barrant la route, lui demande :
— Madame, souhaitez-vous un transport ? Pour vous et votre enfant ?
Se figeant instantanément sur place, submergée par une angoisse inextricable qui lui procure un frisson d'effroi, Julia vient de reconnaître la voix dont la diction syncopée et le ton haché l'ont violemment replongée dans un souvenir pourtant bien lointain. En effet, même si elle était bienveillante, la demande faite par l'androïde à l'attention de la fugitive ressemblait à celle qu'aurait pu formuler l'un des drones qui, dans la cellule, dictaient les ordres.
Tout en retenant son souffle et sans oser dévisager celui qui lui a adressé la parole, Julia trouve néanmoins la force d'acquiescer d'un simple hochement de tête. Immédiatement après avoir perçu dans cette maigre réponse le signe d'une approbation, l'automate resté jusqu'ici immobile s'actionne et, imitant de façon presque parfaite la gestuelle d'un être humain, saisit un caddie qu'il pousse pour l'offrir à l'adolescente.
— Bonne journée. À vous et votre bébé, conclut finalement la machine avant de venir proposer ses services à un autre client qui entre tout juste dans le commerce.
À peine remise de cette confrontation l'ayant littéralement clouée sur place, Julia se décrispe et, avant d'avancer dans les rayons qui composent le magasin, elle prend soin de déposer délicatement l'enfant dans un rangement surélevé du caddie. Y tenant parfaitement une fois allongé, le petit clone de Kylian qui s'est réveillé, lui sourit et, pour un instant encore, tout semble aller pour le mieux.
Après s'être débarrassée du fardeau que représentait jusque-là le lourd fusil qu'elle met dans le rangement principal du chariot de course, c'est en le poussant que Julia commence à arpenter les rangées d'étales disposées tout autour d'elle.
À mesure qu'elle progresse dans ce dédale de supermarché comme le ferait n'importe quel autre consommateur, Julia est envahie par une étrange sensation de mal-être. Maintenant près d'armoires frigorifiques où sont exposés les aliments, elle a véritablement l'impression de parcourir une morgue dont les rangements ouverts offriraient à voir ce qu'il s'y trouve. Ce sentiment qui procure à la fugitive la chair de poule est immédiatement renforcé par la présence, sur ces étals, de divers morceaux de corps humain emballés sous vide et étiquetés pour la vente. On y trouve de tout : de simples organes - cœurs, foies, cervelles, etc. Mais aussi des pavés de viande organisés par catégories et niveau de coupe - entrecôtes, filets, poitrines, etc. Enfin, ce sont des parties plus complètes telles que les pieds ou encore les mains qui finissent de boucler ce tour d'horizon fait de macabres découvertes.
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Merci beaucoup d'avoir lu ce quarante-sixième chapitre. J'espère que vous l'avez aimé autant que les précédents. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et à cliquer sur la petite étoile pour voter :) Je vais continuer de publier la suite au rythme d'un chapitre par semaine tous les dimanches vers 18 heures. Bises à toutes et à tous et surtout, prenez soin de vous et de vos proches.
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