45. La quiétude
Assemblant avec plus de clarté l'étrange puzzle de son existence, Julia comprend mieux maintenant l'immonde orchestration ayant fait d'elle un simple produit destiné aux lames de l'abattoir : les salles qu'elle venait de traverser et leurs « instruments » avaient permis pendant des années de façonner son esprit et son corps, tout comme ceux de ses anciens partenaires de cellule, tout comme ils étaient en train de le faire avec ces autres clones enfermés dans ce vaste complexe.
Alors que la survivante pleure toujours à chaudes larmes les affres de l'acte final de sa prise de conscience, un mécanisme de renouvellement de l'air se met en route là où elle se trouve enfermée - un espace d'à peine quelques mètres carrés plongés dans la quasi-pénombre. Consécutif au déclenchement de l'alarme à laquelle elle n'avait prêté aucune attention, Julia remarque cette fois-ci le phénomène particulièrement bruyant qui, à mesure qu'il en aspire l'air, remplit l'espace d'une atmosphère nouvelle.
Après encore quelques secondes à attendre le dénouement de ce procédé de renouvellement de l'air qui, même s'il paraît inoffensif, n'annonce en ces lieux jamais rien de bon, Julia, agenouillée comme si elle implorait le pardon, constate que de curieuses lumières multicolores dansent à la surface d'un mur. Regardant émerveillée vers le hublot d'un sas par lequel percent les clartés qui l'apaisent de leurs lentes variations arc-en-ciel, elle se remet debout. S'approchant de la fenêtre, elle observe au-delà. Le sourire retrouvé, essuyant ses pleurs, la survivante porte alors à sa bouche une main pour y masquer l'incroyable joie qui la submerge.
Le processus de décontamination une fois terminé, dans un bruissement, le passage s'ouvre pour laisser la voie libre et, d'un pas fébrile mais volontaire, Julia se met à avancer. Là où l'adolescente se trouve à présent, la quiétude règne en maître et seul le sifflement à peine audible de petits mécanismes comparables à des bras-robots peut encore se faire entendre. Parcourant la structure d'une installation aménagée sur plusieurs niveaux, les articulations assurent la maintenance de ce qui se révèle être une immense pouponnière où des milliers de nourrissons sont contenus dans autant de couveuses individuelles.
Julia, qui s'est hasardée dans l'une des rangées de l'agencement, apparaît à la fois gigantesque en raison de sa taille de presque adulte, mais aussi grotesque à cause de sa combinaison de protection sombre et de l'arsenal militaire qu'elle porte toujours sur elle. Observant alentour le va-et-vient incessant des bras-robots, un sourire béat ayant illuminé son visage, la survivante retrouve soudain tout son sérieux quand, rompant la magie de ce moment suspendu dans le temps, une articulation transportant un bébé passe tout près d'elle.
Dans un réflexe surprenant, Julia fait volte-face et, prête à appuyer sur la détente, braque sur la menace qui n'en est pas une l'imposant canon de son fusil avant de se raviser. Devant ses yeux, le nourrisson tenu comme s'il était un vulgaire paquet est déposé au centre d'une couveuse vide. Sa tâche accomplie, le bras-robot se retire, manquant de percuter une fois encore l'adolescente qui l'esquive.
Avec appréhension, Julia se penche au-dessus du bébé qui brasse l'air de ses membres boudinés et minuscules. S'approchant davantage pour mieux voir, son regard comme amarré au nouveau-né, la survivante se fait complètement surprendre lorsqu'une autre articulation apparaît le long de la couveuse. Elle se déploie et glisse dans l'une des narines du nourrisson une sonde de quelques millimètres de diamètre. Une fois le système de tubulure mis en place, un liquide blanc commence à y circuler.
La gorge soudain nouée, regardant du coin de l'œil l'enfant se trouvant tout près d'elle dans une autre pouponnière, puis une seconde, une troisième et enfin une quatrième, Julia comprend vite que tous les nouveaux nés de cette salle sont équipés de ce dispositif permettant en toute autonomie de les alimenter.
Même si ce procédé semble ici être la norme, la découverte a brutalement rappelé à la survivante sa stricte et froide réalité. Se forçant à reculer pour se sortir de ce cauchemar éveillé qui, l'ayant rattrapée, a froissé son visage d'une grimace d'effroi, Julia ne voit à présent autour d'elle que de futurs produits de consommation, des clones élevés en batterie dont l'existence du stade de nourrissons jusqu'à celui permettant d'en tirer la meilleure viande se fera sans qu'aucun d'eux ne puisse se douter du destin funeste qui les attend.
Butant finalement contre une rangée de couveuses se trouvant dans son dos, Julia, cernée par autant d'ignominie, est soudainement frappée au ventre par une douleur qui la fait se plier en deux. S'accroupissant et prenant appui sur une structure près d'elle pour ne pas s'effondrer, elle ouvre précipitamment le haut de sa combinaison protectrice pour se donner un peu d'air.
Après un moment durant lequel le mal virulent dans son abdomen s'estompe jusqu'à disparaître, Julia se redresse et elle tombe nez à nez avec un bébé à la peau noire que l'un des bras-robots vient de déposer dans une couveuse lui faisant face. Instinctivement, alors que l'autre articulation se déploie pour insérer la sonde nasale, l'adolescente la repousse d'un revers de main. Sous la contrainte, le mécanisme se rétracte sans avoir accompli sa mission.
À présent penchée au-dessus du petit être qui la regarde avec ses yeux ronds exagérément grands ouverts tels deux soucoupes, Julia saisit aussi délicatement que possible ce qu'elle sait être l'un des clones de Kylian. L'amenant tout contre elle avec précaution, elle se laisse aller jusqu'au sol pour s'y asseoir.
Contemplant le nouveau-né qui, dans ses bras, gazouille et cherche de ses petites mains à la saisir, oubliant pour un instant l'infâme entreprise qui se déroule autour d'elle, la survivante est soudainement rattrapée par la plus pernicieuse des idées. Une angoisse si viscéralement ancrée en elle qu'elle en a le souffle coupé. Une peur liée à sa condition de femme et qu'elle était parvenue à occulter jusqu'à maintenant : le fait qu'elle est supposément toujours enceinte et qu'elle pourrait, elle aussi, donner naissance à l'un de ces clones.
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Merci d'avoir lu ce nouveau chapitre. J'espère que vous l'avez aimé. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et à cliquer sur la petite étoile pour voter :) Je vais continuer de publier la suite au rythme d'un chapitre par semaine tous les dimanches vers 18 heures. Bises.
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