35. Un aveu terrible
Julia, dont le regard s'est égaré en direction du coin aménagé de la pièce où se trouvent les morceaux bricolés d'arsenal militaire, dévisage soudain le clone d'Enzo. Il tient toujours dans sa main le pistolet en surchauffe et elle lui demande :
— C'est toi qui as modifié cette arme ?
— À ma grande surprise, oui. Dès que je vois un mécanisme ou une construction, c'est comme si j'en connaissais déjà tout le fonctionnement. Dans le moindre détail. Est-ce que c'était aussi le cas du Enzo que tu as connu dans ta cellule ?
— Je... Je ne crois pas. On ne se parlait pas trop lui et moi. Pas vraiment.
Visiblement déçu par la réponse de l'adolescente, pour ne rien laisser paraître de sa désillusion, le garçon renchérit :
— Ouais, c'était pareil pour moi et ma Julia. Enfin, je veux dire la Julia que j'ai connue dans ma cellule. Mais je sais que, tout comme toi, elle était douée de compétences en médecine.
Acquiesçant timidement et surtout n'osant pas en dire davantage, la survivante énumère dans sa tête la longue liste de ses autres « compétences » dont, il y a peu, elle découvrait encore toute l'ampleur : tir au pistolet, combat rapproché et cascades en tout genre.
— Pendant un moment, relance le métis, j'ai vraiment cru qu'on nous avait effacé la mémoire. En fait, c'est tout l'inverse. On nous l'a remplie de souvenirs. Mais si pour ceux qui nous élèvent ici nous ne sommes que du bétail, à quoi bon nous donner ce genre de capacités ? C'est vraiment un truc que j'arrive pas à comprendre, finit par lâcher la copie d'Enzo dans un aveu terrible qui a creusé son regard le faisant paraître plus préoccupé qu'à son habitude.
Sans le savoir, l'interrogation à haute voix du garçon a plongé Julia dans une intense réflexion qui l'a rendue mutique : jusqu'à sa rencontre avec ce clone de l'un de ses anciens partenaires de cellule, elle ne s'était jamais questionnée sur la vraie nature de ses souvenirs ni sur l'origine de ses rêves fugaces où elle se voyait enfant ; encore moins sur le pourquoi de ses «compétences » qui s'exprimaient toujours davantage à mesure qu'elle était confrontée au danger.
— En tout cas, j'espère que tôt ou tard, on le découvrira, renchérit le métis dans un souffle, avant de dévisager Julia pour lui dire sur un ton beaucoup plus léger : Bon, trêve de bavardages. Occupons-nous de tes blessures.
Restée perdue dans ses propres pensées, la rouquine se contente d'obtempérer. Après avoir pris soin de nettoyer sa plaie avec l'eau de la ration de survie, elle laisse son sauveur approcher de son ventre le bout du pistolet modifié qui émet maintenant un fort vrombissement électrique et continu. Alors que le canon est presque entré en contact avec sa chair meurtrie, Julia pose une main fébrile sur celle armée du garçon et elle le retient.
Dans la faible clarté bleutée qui inonde l'endroit, cet autre Enzo qui perce de son regard celui de Julia ne peut s'empêcher de constater à quel point elle est sublimée par la gravité de la situation. En effet, depuis peu, le visage égratigné de la rouquine dont les traits ont été durcis par les épreuves la fait ressembler à une véritable guerrière amazone.
Saisi par cette vision qui le trouble autant qu'elle le séduit, le métis ne parvient plus à décrocher ces yeux de ceux de l'adolescente.
— Je ne t'ai pas remercié de m'avoir sauvée, lui murmure soudain Julia. Alors, merci. Merci... Enzo.
Esquissant un sourire de contentement, visiblement ému, le garçon lui répond :
— Tu vois, tu auras mis le temps, mais tu es parvenue à m'appeler par mon prénom.
La remarque d'Enzo, bien que bienveillante à l'égard de Julia, a malgré tout fait s'installer un silence gênant. À la suite de ce moment qui, suspendu dans le temps, ne semble plus vouloir finir, sans même la prévenir, le métis applique le bout du canon de son arme sur la plaie ouverte de la rouquine qui, en retirant sa main, le laisse faire complètement.
Au contact du métal glacial sur sa blessure, Julia tressaille. Cependant, elle garde ses yeux grands ouverts plongés dans ceux d'Enzo. Maintenant très près d'elle comme s'il s'apprêtait à lui voler un baiser, sans en faire l'annonce, le garçon presse la détente. L'arme qui s'active émet un puissant rayonnement de forte chaleur et le hurlement accompagné d'une grimace de douleur que ne peut contenir la rouquine se propage dans tout le dédale de conduits du système d'aération.
Son visage encore crispé par le mal lancinant qui, au niveau de son abdomen, finit par disparaître, Julia rouvre les yeux à mesure qu'Enzo, lui, éloigne l'extrémité de son pistolet de sa peau. La lésion sur le ventre de l'adolescente s'est maintenant refermée. Elle a laissé place à un amas de chair rosée et boursouflée.
— Désolé, dit simplement Enzo à Julia, rompant ce bref moment de tranquillité retrouvée, mais il faut aussi s'occuper de ta cuisse.
Quittant sa position en tailleur, Julia allonge sans plus tarder sa jambe blessée et, très calmement, le métis applique le canon de son arme sur l'entaille faite au bistouri qu'arbore la cuisse de sa patiente. Pressant la gâchette, il cautérise en un instant cette seconde plaie.
Moins sujette à la douleur, l'adrénaline coulant toujours dans ses veines, la rouquine n'a presque pas frémi quand le coup est parti. Seuls les traits de son front et ses sourcils froncés qui se détendent peu à peu sont encore là pour témoigner d'une douleur minime qui s'estompe rapidement.
— Te voilà réparée, lance Enzo à Julia d'un air cocasse avant qu'il ne se redresse pour venir saisir, près des morceaux de combinaison, une pile de vêtements noirs.
— Tiens, dit-il à Julia en les lui tendant, j'imagine que maintenant, tu dois avoir envie de te débarrasser de tes vieux habits ?
Elle n'y avait jamais prêté attention, mais après toutes ces péripéties, la culotte et le bandeau de couleur blanche que porte Julia ont pris une teinte proche du marron. De plus, son semblant de soutien-gorge qu'elle était parvenue à réparer grâce à un nœud de fortune aurait fini, tôt ou tard, par lâcher.
— Fais attention, réplique la rouquine au garçon tout en saisissant l'ensemble de vêtements sombre qu'il lui tend. Tu commences à te comporter avec moi comme un vrai connard. Tu me fais souffrir et ensuite, tu me couvres de cadeaux.
Faisant un large sourire qui illumine son visage et le rend beau, puis tournant le dos à Julia pour la laisser se changer en toute intimité, Enzo s'éloigne pour venir s'asseoir devant son espace de travail jonché de bric et de broc. Là, il sort d'un rangement de sa combinaison protectrice enlevée peu avant, un circuit imprimé. Saisissant sur la table aménagée un fin ustensile de métal, c'est tout en utilisant son pistolet resté en surchauffe qu'il attaque le bricolage d'une fiche électronique qui paraît faire partie d'un ensemble beaucoup plus complexe encore.
— Alors, raconte-moi, demande la rouquine au métis tout en ôtant la bande de tissu abîmée qui recouvre sa poitrine, à quel moment tu t'es échappé ?
— C'était juste après qu'on nous ait séparés des filles, commence par répondre Enzo. Les drones nous ont rassemblés avec d'autres garçons. On était facilement plus de deux, voire trois cents.
Marquant une pause dans son récit parce que l'évocation de cette scène a chargé sa voix d'une émotion qui la rendue plus aiguë, le métis aux yeux bleus tousse pour se l'éclaircir avant de reprendre :
— Quand... Quand certains d'entre nous ont commencé à avoir des vertiges et à s'évanouir, j'ai compris qu'on était en train de nous asphyxier. En retenant ma respiration suffisamment longtemps, j'ai pu me faire passer pour mort. Une fois sur le tapis roulant qui nous amenait vers l'abattoir, je me suis enfui.
Pour un instant encore, les paroles d'Enzo ont renvoyé Julia à l'enfer duquel, elle aussi, est parvenue à s'extraire. Le haut de son corps à présent nu, elle chasse ce souvenir naissant dans son esprit et met l'un des vêtements offerts par son sauveur : un débardeur noir qui, une fois enfilé, épouse parfaitement les courbes sinueuses de sa silhouette athlétique.
— Après ça, je me suis caché un moment dans ces conduits d'aération. Jusqu'à ce que je tue l'un de ces gardes. C'est comme ça que... Que j'ai découvert que c'était des êtres humains qui nous faisaient subir tout ça.
Marquant un long temps d'arrêt dans son récit, Enzo se revoit ôter le casque de protection de sa victime. Ses yeux clos lui avaient donné la fausse impression qu'il avait succombé à un lourd sommeil alors qu'il n'en était rien. Avec un bout de métal qu'il avait affûté durant des heures, il venait de sauvagement l'assassiner en l'enfonçant dans son cou, là où sa combinaison avait une faiblesse.
— J'aurais vraiment préféré avoir signé pour participer à un jeu télévisé à la con, se permet-il finalement de plaisanter.
Dans l'exiguïté de l'abri toujours baigné de la clarté bleue en provenance de l'unique source de lumière, le métis s'est soudain mis à rire nerveusement. L'observant stoïquement, Julia comprend la raison de cet éclat de rire forcé qui ne semble plus vouloir prendre fin : quand on est livré à soi-même et confronté au pire, à la mort et aux drames, l'humour, avec le rêve, sont les derniers remparts contre la folie d'une réalité trop dure à supporter.
—Excuse-moi, je suis vraiment désolé. Je dois être seul depuis trop longtemps, lance Enzo à l'attention de Julia après qu'il ait ri jusqu'à en avoir les larmes aux yeux.
Retrouvant tout son calme, le garçon reprend pour finir son histoire :
— Quoiqu'il en soit, c'est en récupérant la tenue de ce garde que j'ai pu rester en vie aussi longtemps. Je me suis fait discret, j'ai exploré cet endroit et j'ai pu voler de quoi survivre. Et toi, tu t'es échappée quand ?
Julia, qui vient tout juste de quitter sa position assise pour, une fois debout, enlever sa culotte lui répond alors :
— Après que je me sois réveillée dans l'un de ces caissons.
— Un caisson ? La coupe Enzo qui semble découvrir le sort réservé aux prisonnières.
— Oui. Ceux dans lesquels ils nous enferment et où on est censé aller au terme de notre grossesse. Juste après avoir été séparées des garçons, avec les autres filles de ma cellule, on a été prises au piège d'une sorte de fauteuil et on nous a injecté un sédatif. Quand j'ai repris connaissance, j'étais enfermée dans un caisson. Heureusement, l'une de mes attaches était moins bien fixée. C'est là qu'un bras-robot m'a blessée à la cuisse. Je l'ai combattu et, après m'être enfuie, dans les couloirs que j'ai traversés, il y avait d'autres filles de mon âge. Elles aussi se trouvaient prises au piège dans le même genre de caissons. En me cachant dans l'un d'eux pour échapper à des gardes, j'ai retrouvé mon amie :Léa... Enfin... Ce clone d'elle qui était prête à accoucher. Des bras-robots ont pratiqué une césarienne sur elle et ils ont emporté son bébé. Puis elle a été libérée, le sol s'est ouvert sous nos pieds et on a atterri sur ce tapis roulant jonché de corps. Tu connais la suite.
— Je suis vraiment désolé d'apprendre tout ça, Julia. Je... Je ne savais pas ce qu'on vous faisait subir. Mais ces bébés que vous mettez au monde, ce ne peut être que... Que nos propres clones. C'est forcément ça le point de départ de toute cette chaîne d'abattoir.
Peu atteinte par la révélation qui sonne pour elle comme un euphémisme au regard de toutes les autres, Julia enfile le second vêtement donné par Enzo : un short moulant qui couvre ses jambes jusqu'à mi-cuisses. Puis, elle se rassoit près de la lumière.
Après un silence beaucoup trop long qui la pousse à sonder le moindre recoin de son intelligence, la rouquine relance la conversation :
— Pourquoi tu es encore là ? Habillé avec l'une de leurs tenues ? Tu aurais pu t'enfuir d'ici. Alors qu'est-ce qui t'a retenu ?
S'arrêtant dans son bricolage, Enzo lui demande :
— Est-ce que je peux me retourner ?
— Euh... Oui ! Tu peux te retourner, répond Julia.
Pivotant de sa position assise, découvrant sous un jour nouveau la survivante, le garçon marque un temps d'arrêt avant de se lever pour la rejoindre. S'étant attaché les cheveux avec un bout du bandeau qui cachait ses seins, le cou et le visage ainsi dégagés, Julia semble être devenue une tout autre personne. Le contraste que créent à présent ses vêtements noirs avec la pâleur de sa peau fait encore davantage ressortir ses yeux couleurs émeraude et sa chevelure flamboyante, ce qui la rend véritablement magnifique.
Retrouvant ses esprits, laissant son atelier de fortune derrière lui, Enzo s'assied près de Julia. Sous le regard intrigué de l'adolescente, il colle contre la lumière artificielle la face antérieure de son poignet droit. Juste en dessous de la paume de la main du garçon, l'éclairage révèle un dispositif sous-cutané de forme carrée et de deux centimètres de côté environ. À la surface du corps étranger, voilée derrière l'épiderme, un dédale comparable au circuit imprimé d'une carte à puce y a été gravé.
— Au début, je pensais qu'il s'agissait d'un traqueur, quelque chose fait pour nous suivre à la trace au cas où on s'échapperait, mais il n'en est rien sinon, ça fait longtemps qu'on nous aurait retrouvés.
Imitant Enzo, Julia rapproche à son tour son avant-bras de la lampe. Au même endroit de son poignet, elle distingue sous la peau un système similaire à celui du métis.
— Qu'est-ce que c'est ? Demande alors Julia au spécialiste.
— C'est un marqueur d'identification. A priori, nous en avons tous un, y compris les gardes de cette installation. Je les ai vus faire. Ici, toutes les voies d'accès se déverrouillent grâce à ça. Mais, sans qu'il soit autorisé, impossible de s'échapper. Simplement habillé de leurs tenues, je n'aurais pas pu aller bien loin. J'ai même essayé d'utiliser le marqueur de l'homme que j'ai tué, mais le porteur une fois mort, il devient inactif.
— Tu n'as pas essayé de prendre l'un de ces gardes en otage pour le forcer à t'ouvrir les accès ?
— Ça aurait été du pur suicide. Tu en es consciente maintenant : ici, une vie humaine ne vaut pas grand-chose. Si j'avais pris l'un des leurs en otage, je suis certain qu'ils n'auraient pas hésité à le sacrifier pour m'avoir moi. En tout cas, le risque me paraissait trop grand pour que je choisisse cette option.
À la suite d'un lourd silence durant lequel Julia attend une fin aux récits du garçon qui ne vient pas, elle lui demande pleine d'ironie :
— Du coup, est-ce que tu comptes me parler de ton plan B ou je dois le deviner ? En tout cas, c'est forcément quelque chose qui a un rapport avec ce que tu as ramené ici et que tu bricoles depuis tout à l'heure.
— Oui, voilà : pour renouveler l'air de tout cet endroit, un immense système d'aération en parcourt la structure. Et, comme tous les conduits d'air, il ne peut que mener vers la surface, l'extérieur, ou, au pire, une section qui en sera plus près. Le problème, c'est que pour parvenir à atteindre ces étages, il faut impérativement être deux.
— Pourquoi deux ? Demande alors la rouquine, plus intriguée que jamais.
Se redressant, Enzo vient d'une main saisir sur son plan de travail improvisé un mécanisme terminé. Il s'agit d'une sorte de boîtier fabriqué à partir de divers éléments électroniques récupérés de-ci, de-là et qui est associé à une connectique d'ordinateur.
— Pour parvenir à assurer la circulation de l'air, certaines parties de ce système d'aération sont gigantesques. On y trouve d'immenses hélices qui, une fois à l'arrêt, pourront être traversées. L'avantage de ces installations, c'est qu'elles sont plus anciennes et leur sécurité est donc rudimentaire, facile à pirater. C'est en empruntant l'un de ces passages que nous parviendrons à avancer vers la surface. Mais pour les faire stopper, il faut être deux. Agir de concert.
Tout en brandissant le boîtier électronique tenu entre ses mains, Enzo finit par dire plein d'espoir et d'une excitation qu'il peine à contenir :
— Quand j'aurai terminé le second boîtier de piratage, nous pourrons partir d'ici. Nous rendre à l'endroit où se trouve l'un de ces systèmes d'hélices et adviendra que pourra.
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Merci beaucoup d'avoir lu ce trente-cinquième chapitre. J'espère que vous l'avez aimé autant que les précédents. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et à cliquer sur la petite étoile pour voter :) Je vais continuer de publier la suite au rythme d'un chapitre par semaine tous les dimanches vers 18 heures. Bises à toutes et à tous et surtout, prenez soin de vous et de vos proches.
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