10. Sinon quoi
Sans tenir compte d'un éventuel danger, Hugo s'approche des trois mangeoires qui viennent d'apparaître dans le mur. Kylian, qui l'observe, préfère s'en éloigner le plus possible. Il est rejoint par Julia et Léa qui découvrent à leur tour l'étrange installation :
— On dirait un genre de bac à nourriture ? lance Julia.
— Ouais, répond Kylian, dont le regard est toujours vissé à Hugo.
— Hugo, tu devrais te reculer, demande Léa inquiète, au blondinet.
Mais celui dont les boucles dorées marquent une candeur imbécile n'en fait rien. Il se rapproche encore davantage et entend, au-delà de la paroi, un son comparable à celui que ferait l'écoulement d'un liquide visqueux le long d'une canalisation.
Alors que le bruit se fait plus présent, que tous les regards sont tournés vers Hugo et que le reste des prisonniers s'attend au pire, par une ouverture, une mixture blanchâtre se déverse dans les trois contenants de métal jusqu'à les remplir à leur maximum.
Dans la pénombre à laquelle le blondinet s'est depuis longtemps habitué, la sorte de purée qui vient de finir de se déverser et qu'il est le seul à voir d'aussi près en deviendrait presque appétissante.
Plus imprudent que jamais, et sans même une hésitation, Hugo s'avance pour toucher ce qui semble être le repas que tous attendaient comme le messie. Il plonge un doigt dans la mixture puis, d'un geste lent et fébrile porte l'extrémité de sa main jusqu'à son nez.
Reniflant l'échantillon poisseux sans que cela ne provoque chez lui de réaction particulière, Hugo vient, entre le pouce et l'index, en juger la consistance. Granuleux, translucide et élastique, l'aspect de la purée est comparable à celle que pourrait avoir une colle bon marché.
— On parie qu'il n'osera pas y goûter ? spécule Kylian auprès de Julia et Léa pour détendre l'atmosphère. Mais, une fois le test olfactif et visuel effectué, Hugo amène son doigt à sa bouche et touche du bout de la langue la mixture blanchâtre sans montrer le moindre état d'âme. À présent en confiance, il avale avec appétit la totalité de l'échantillon qui se trouve au bout de son doigt avant de se resservir, cette fois-ci à pleine main et avec engouement.
— Tu viens de perdre ton pari, lance Julia à Kylian qui esquisse un vague sourire. À peine la rouquine a-t-elle le temps de rendre la pareille à son voisin que la lumière donneuse d'ordre réapparaît dans la cellule, aveuglant subitement tout un chacun. Fendant l'air de façon agressive, en plus de déchirer l'obscurité, elle force ceux qui ne se sont pas encore levés pour se nourrir à le faire.
— Manger, vous, manger ! crache de sa voix robot amplifiée l'apparition, ce qui la rend plus agaçante que jamais.
Sous le contrôle du phare qui lévite dans l'espace carcéral, les prisonniers les moins téméraires ont tôt fait de se frayer un chemin vers les bacs. S'agenouillant auprès d'Hugo, qui mange déjà goulûment la mixture blanchâtre pourtant peu engageante, les nouveaux arrivés rechignent dans un premier temps à se nourrir. Mais la faim finit par les y contraindre davantage que n'aurait pu l'exiger la lumière.
Obéi de la sorte, le phare quitte le groupe de bons élèves pour léviter jusqu'à Enzo. Le métis est encore l'un des rares détenus à être restés assis et, le mettant en valeur de son puissant rayon, la menace lui lance de sa voix amplifiée qui singe de la plus horrible des façons celle de l'homme :
— Manger, vous, manger !
Harponnant d'un regard de défiance le centre de l'éclairage qui l'éblouit et le force à plisser les yeux, Enzo se redresse lentement, prêt à en découdre.
— Manger. Vous, manger ! lui répète le phénomène lumineux alors que Julia, Kylian et Léa se sont tournés vers leur ami pour observer la scène.
— Et si je refuse, vous allez faire quoi ? Me servir un cheeseburger ?répond Enzo en feignant la crédulité.
Sans plus de protocole, le phare lui délivre une décharge électrique et, après une violente convulsion accompagnée de râles, le métis s'effondre de tout son long sur le sol métallique.
Julia se précipite vers Enzo pour lui venir en aide, mais le corps encore parcouru de légers spasmes, l'adolescent lève une main pour lui faire signe de ne pas avancer davantage. Se figeant sur place, la rouquine reste à bonne distance, observant ce qui va suivre.
Lorsque le rayon rejoint à terre Enzo pour braquer sur son visage son puissant faisceau, ses pupilles se rétractent jusqu'à ne devenir que de minuscules points noirs au centre de ses iris bleu turquoise.
— Vous, manger ! Maintenant ? lui crache la lumière avant de conclure par un : « Sinon » sans équivoque. Et pourtant, Enzo répond à la menace, certainement pour prouver une théorie dont lui seul a eu l'idée :
— Sinon quoi ? J'aurais pas de dessert ?
Et la sanction tombe sans plus attendre. L'éclairage délivre au garçon une seconde décharge qui le fait convulser dans un râle.
— Vous, manger ! Maintenant ? demande à nouveau le phare.
Toujours face contre terre, une grimace de douleur ayant marqué durablement son visage, Enzo parvient à acquiescer d'un simple hochement de tête. S'éloignant de lui, satisfaite, la lumière vient alors haranguer le reste de ceux qui, n'ayant pas encore rallié les bacs, semblent à présent s'y précipiter pour se servir en nourriture.
Après une hésitation, Julia se rapproche d'Enzo et, le dominant de sa carrure de déesse aux galbes parfaits, l'aide à se redresser. Pas totalement remis de l'attaque aussi sournoise qu'inattendue, le métis doit être soutenu par la rouquine pour pouvoir avancer et marcher droit.
— Est-ce que ça va aller ? lui demande Julia. Ce à quoi Enzo répond par un simple hochement de tête et, d'un pas lent, le duo fait son chemin vers le repas qui leur a été servi.
Kylian et Léa sont à leur tour forcés par la lumière à s'avancer vers les mangeoires. Ce faisant, d'un regard en coin, le garçon à la peau noire ne peut s'empêcher d'épier Julia et Enzo qui ont un bref échange :
— C'était stupide, lance la rouquine. Tu as eu de la chance : cette chose aurait pu te tuer.
— Je crois pas, non, lui répond l'adolescent, pas pour ça en tout cas.Tout comme il y a une explication à ce qu'il se passe ici, je suis sûr que cette lumière ne peut tuer que pour de bonnes raisons. Elle est autonome, mais agit selon des consignes très strictes.
— C'est pour ça que tu l'as provoqué ? Pour le prouver ? demande alorsJulia.
— Oui, lui dit Enzo avant de poursuivre. Regarde ces bacs ! Maintenant, on nous nourrit. Peu importe pourquoi on est ici, ceux qui nous retiennent veulent nous garder en vie. On doit forcément avoir de la valeur. Comme si on était les rouages d'une machine beaucoup plus complexe.
Julia dévisage à présent le métis aux yeux bleus, et ses traits de visage trahissent un terrible tourment, celui d'une réflexion si intense qu'elle pourrait en perdre la notion du temps.
— Mais tu as raison, relance Enzo, c'était une façon un peu trop directe d'aborder avec cette chose nos mauvaises conditions de vie.
— C'était complètement con tu veux dire, lui assene Julia qui a retrouvé tout son naturel.
— Ouais, c'était vraiment stupide, mais je savais ce que je faisais. J'aurais au moins réussi à attirer ton attention, conclut le métis alors que la rouquine esquisse un sourire que, malgré la douleur, l'autre parvient à lui rendre.
Arrivé près du mur où sont apparues les mangeoires et prenant exemple sur les prisonniers qui s'y nourrissent déjà, le duo s'accroupit et se penche au-dessus du bac qui lui fait face. Non loin, la lumière rôde toujours et dans son sillage, scanne, un à un, chaque captif, faisant apparaître telle une radiographie les entrailles de ceux qui en sont la cible.
Passant à proximité de Julia, le phare stoppe à son niveau. Immédiatement éblouie, l'adolescente détourne le regard du rayon qui révèle à son voisin Enzo les os de son crâne, ses dents ainsi que les muscles de son visage.
Plus en détail encore, le métis qui ne parvient pas à décrocher de ce spectacle peut aussi voir toutes les veinules composant le système vasculaire de la tête de Julia, de même que les ensembles d'organes liés à l'utilisation d'un ou de plusieurs sens tels que la langue, les globes oculaires ou encore le cerveau. Ce moment de fascination est interrompu par le sempiternel ordre craché par la lumière :
— Vous, manger ! Maintenant !
Après une brève hésitation, Julia regarde dans le bac l'amas de purée qui s'y trouve et à contrecœur plonge une main dedans. Sentant à la surface de sa peau la progression tiède de la mixture blanchâtre, ce n'est qu'une fois au creux de ses doigts ramassés pour former une cuillère qu'elle peut en juger la consistance.
Amenant au niveau de son visage l'extrémité de son membre et toujours sous la menace du rayon qui la prise pour cible, Julia porte à sa bouche la portion de purée. Lorsque la substance entre en contact avec les papilles de sa langue, elle en découvre alors toute la saveur : un mélange aigre à la limite du supportable qui lui rappelle le goût du lait ayant tourné.
Retenant un haut-le-cœur à mesure qu'elle mâche, la rouquine avale la bouchée non sans finir sa déglutition par une grimace peu réconfortante. Ainsi obéi, le phare se détourne de la captive pour venir éclairer son plus proche voisin : Enzo.
— Vous, manger ! Maintenant ! lui crache la lumière, provoquant chez le garçon un vif tressaillement.
Après une hésitation et un regard peu engageant échangé avec Julia, le métis aux yeux bleus plonge à son tour ses doigts dans la purée avant de mettre en bouche une première portion du repas.
Grâce à la lumière-scanner qui éclaire Enzo, Julia peut distinctement voir chaque étape de cette nutrition forcée : la mixture blanchâtre est dans un premier temps mastiquée sous l'action combinée des mâchoires et des dents. Puis, se contractant, la langue accompagne l'amalgame fait de salive et de purée qui est avalé.
Se déplaçant le long de l'oesophage, le mélange rendu presque liquide traverse dans ce long tuyau tout le thorax d'Enzo pour arriver à sa destination finale, l'estomac, endroit où il est aussitôt malaxé pour y être, par la suite, digéré.
Dans un sifflement, le rayon persécuteur se retire pour aller contraindre les prisonniers qui rechigneraient encore à se nourrir à le faire.
Piquée d'une curiosité malsaine, Julia n'est pas parvenue à décrocher de la vision de ce simulacre de repas qui vient d'être ingéré par son voisin. Les yeux grands ouverts, elle dévisage toujours le métis qui tirant la langue dans une grimace se remet doucement de cette pénible expérience culinaire.
Après une déglutition forcée, Enzo parvient à articuler :
—C'était...vraiment dégueulasse. J'ai l'impression d'avoir avalé... du... du savon.
Julia lui répond alors dans un cynisme, qui ne lui ressemble pas :
— C'est certainement le strict minimum pour assurer notre survie. Puis après un instant de réflexion étrangement court, elle conclut : tu verras, d'ici peu de temps, tout le monde se sera habitué à manger ce truc.
La lucidité de la jeune fille a glacé les sangs d'Enzo. Osant à peine regarder autour de lui, le métis constate que Julia a dit vrai, mais qu'elle a manqué d'ambition dans son analyse, car tous les prisonniers se nourrissent déjà et avec un plaisir mal dissimulé de la mixture blanchâtre au goût nauséabond.
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Merci beaucoup d'avoir lu ce dixième chapitre jusqu'au bout. J'espère que vous l'avez aimé autant que les précédents. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et à cliquer sur la petite étoile pour voter :) Je vais continuer de publier la suite au rythme d'un chapitre par semaine tous les dimanches matin vers 10 heures. Bises à toutes et à tous. Profitez bien de vos vacances et joyeux anniversaire MariePotter18 !
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