Chp 43 - Fassa : vœux d'allégeance (2)
Le lit était un champ de bataille. Fourbue, le corps brisé, trempée de sueur, je laissai ma respiration reprendre son rythme normal. Lev était juste à côté, sur le dos lui aussi, un bras possessif enroulé autour de moi et l'autre soutenant sa tête. Il mâchonnait un stylo en silence, les yeux dans le vague. Je savais qu'il avait envie de fumer, mais il se retenait de le faire, pour moi.
La neige s'était arrêtée de tomber. La lune dardait ses rayons argentés sur le manteau blanc, le transformant en sucre cristallin.
Lev se releva, me tira du lit.
— Viens, dit-il en replaçant mon manteau sur mes épaules. J'ai envie de te montrer quelque chose.
Je lui emboitai le pas en protestant, un peu brumeuse. Je sentais encore les vagues vibrer dans mon ventre, mes muscles, et mon entrejambe était endolorie. Mais j'étais curieuse de savoir ce qu'il mijotait. J'enfilai ma robe hâtivement, glissai mes pieds nus dans une paire de moon-boots. Lev, qui s'était déjà rhabillé, posa sa grosse parka sur mes épaules.
— N'attrape pas froid, chaton, ajouta-t-il en collant un bonnet sur mes cheveux dévastés.
Rapidement, je m'essuyai le visage. Mon maquillage avait coulé, mon rouge à lèvres débordait. Je devais ressembler à un clown tragique.
Je suivis Lev sur la terrasse, puis dans la prairie derrière la maison, m'enfonçant dans la neige immaculée. Lev marchait à grands pas dans la neige, alors que je galérais à le suivre.
— Attends ! lui criai-je au moment où il disparaissait sous les sapins.
Je le rejoignis, et il m'attrapa par le bras.
— Monte sur mon dos, me proposa-t-il, ça ira plus vite.
Je fis ce qu'il disait, ravie de pouvoir jouer au cheval avec un adulte consentant.
— Tu crois que c'est raisonnable, avec ton bras ? demandai-je, surtout pour la forme.
Je m'étais bien rendue compte qu'il n'avait rien, tout à l'heure.
— Mais oui. C'est déjà guéri, dit-il en plaçant ses deux mains sur mes tibias pour le stabiliser.
Il s'engouffra dans un tunnel de givre et de branches figées par le gel. Un monde de silence et d'attente, que je pouvais toucher du doigt en attrapant les branches habillées de glace au-dessus de moi.
Finalement, au terme d'un bon quart d'heure de marche, Lev déboucha sur un surplomb sous une voûte de sapins odorants. Il me reposa, et mes pieds touchèrent un tapis d'aiguilles miraculeusement épargné par la neige.
— On est arrivé, déclara Lev. Tu n'es jamais venue ici, pas vrai ?
— Non... répondis-je en regardant autour de moi. Mais c'est magnifique !
— Attends, répondit-il en m'entrainant sur le bord, regarde. Attention, ne tombe pas.
Je le suivis, et découvris, émerveillée, l'immense lac que l'on pouvait apercevoir de sa chambre en contrebas. Et tout autour, c'était les montagnes d'Hyvinkää, énormes et majestueuses.
Lev, derrière moi, enroula ses bras autour de moi.
— C'est beau, hein ?
J'acquiesçai en silence. Ce paysage était à couper le souffle.
— Certaines nuits, me dit Lev, j'entends des loups hurler en venant ici. Je sais qu'il y a des trolls aussi...
Je levai les yeux vers lui.
— Parce que tu viens souvent ici ? lui demandais-je. La nuit ?
— Oui. J'adore cet endroit. J'aime bien nager dans ce lac, aussi. L'eau est glacée, mais bon, au moins, quand on sort, on a chaud.
Je jetai un œil sur ce lac immense aux eaux sombres, qui semblait cacher je ne sais quel secret dans ses profondeurs. J'aimais bien nager moi aussi, mais plutôt dans une piscine.
Je me retournai face à lui.
— Tu crois vraiment aux trolls, Lev, ou tu dis ça pour me faire marcher ?
Lev me regarda.
— Non, je t'assure qu'il y en a vraiment, répondit-il très sérieusement. Ils se cachent trop profondément dans la forêt pour qu'on puisse les voir, et ils ne sortent que la nuit, mais souvent, quand je viens ici, j'entends des bruissements bizarres qui ne sont pas le fait de renards ou de cerfs, encore moins des ours. Un souffle presque humain, mais plus sifflant... Ce sont les trolls, Fassa.
Je frissonnai. Comme la bonne majorité des Finlandais, je croyais moi aussi à l'existence des trolls.
— Et tu n'as pas peur, murmurai-je à mon mari, en te baladant tout seul dans la forêt de nuit, comme ça ? Des ours, ou même des loups...
La suite mourut dans ma bouche. Peur... un homme qui avait assisté à la chute de sa propre dynastie, avait fait la guerre toute sa vie, vu et commis mille horreurs. Un immortel comme le sorcier Koschei des légendes russes, mort puis ressuscité à nouveau... Il n'avait pas peur de la nuit, des ténèbres. Puisqu'il en faisait partie.
— Les animaux ne croisent pas ma route. Et les trolls se contentent de m'observer en silence, entre deux arbres. Comme l'ourse Nina.
C'était rare que Lev quitte son pragmatisme habituel pour me raconter des histoires comme celle-là, mais j'adorais ces moments. Grâce à toute la vodka qu'il avait bu ce soir, il était un peu différent de d'habitude, moins sous contrôle et plus fantaisiste.
Ou peut-être qu'il est enfin en train de me montrer sa vraie personnalité, maintenant que les masques sont tombés.
Lev finit par se détacher de moi.
— Ce n'est pas pour te raconter tout ça que je t'ai emmené ici. Il y a quelque chose que je veux faire, maintenant qu'on est vraiment mariés.
Mon cœur se mit à battre plus vite, et mes genoux se dérobèrent.
Est-ce qu'il allait me tuer, maintenant que je savais tout, comme les victimes du dragon Zmeï Gorynytch qui ne survivaient jamais à leur première nuit...
Non. Il a parlé d'éternité, et même... de te faire un enfant.
Lev me tira par la main en reculant, s'arrêtant juste au milieu de la petite clairière formée par les sapins.
— Aujourd'hui, devant ce pasteur, tu as dit que tu me jurais un amour et une fidélité éternelle, n'est-ce pas Fassa ? demanda-t-il. Tu le pensais vraiment ?
— Évidemment. Tu l'as juré, toi aussi.
— Oui, mais comme je ne crois pas en Dieu, alors je ne me sens pas encore vraiment marié. Je veux que tu restes avec moi pour toujours Fassa, qu'on ne soit jamais séparés.
— Ce sera le cas, promis-je en fronçant les sourcils, me remémorant les sombres paroles du pasteur luthérien. Pourquoi en douterais-tu ? Si je suis encore là, Ulfasso... c'est que j'ai décidé que ce serait toi, comme tu es, et personne d'autre.
Il me regarda dans les yeux.
— Fassa, tu sais comment se mariaient nos ancêtres ?
Je me demandai où Lev voulait en venir. Il était vraiment bizarre, ce soir.
Je secouai la tête, lentement. Erik, lui, aurait su.
Lev, qui me tenait la main droite en ayant entrelacé mes doigts dans les siens, sortit lentement un couteau de derrière son dos. L'espace d'un instant, la peur me foudroya comme une décharge, alors qu'une pensée fugitive me traversait l'esprit. Ça y est. Erik avait raison. Lev va me tuer.
Mais je compris immédiatement ce qu'il voulait faire la seconde d'après. Lev ne faisait pas le moindre geste menaçant, tenant le couteau par la lame.
— Ils s'échangeaient leur sang, répondis-je alors, me rappelant une scène semblable dans quelque film. Ils s'entaillaient légèrement le poignet, et l'appliquaient l'un contre l'autre, alors que le scalde les liait avec un ruban rouge. Et comme ça, ils étaient mariés.
— Exactement. Est-ce que tu veux bien le faire avec moi, Fassa ? Ce ne sera qu'une coupure superficielle, tu n'auras même pas mal.
Je regardai Lev. J'avais été à fond dans ces trips-là plus jeune... le néo-paganisme, les anciens rites varègues. Mais je n'avais pas une seule seconde imaginé vivre ça avec Lev, qui était si rationnel.
Mais ça avait une autre signification. Beaucoup plus concrète.
L'éternité.
Lev plongea son regard dans le mien.
— Seulement si tu le veux, Fassa. Mais je ne supporterai pas d'être séparé de toi, pas après avoir trouvé, enfin, mon âme-sœur.
Son âme-sœur. Carrément.
Mais je ressentais la même chose. Personne ne me comprenait mieux que lui. Finalement, qu'il soit un démon millénaire importait peu.
— D'accord, dis-je soudain. Mais c'est moi qui coupe. Donne-moi le couteau.
— Tu le feras pour moi, mais c'est moi qui le ferai pour toi. Du reste, tu peux avoir confiance. Je découpe mieux le poisson que toi, même toi tu l'as remarqué.
Je soupirai.
— Si tu découpes mieux le poisson... D'accord.
Je lui tendis mon poignet, n'osant regarder ce qu'il allait y faire. N'étais-je pas en train de faire une grossière erreur ? Et si son sang m'empoisonnait, comme il l'avait fait pour Roman Irvine ?
Autour de nous, les arbres aux branches gelées formaient une délicate cathédrale de glace, un temple païen aux ornementations de sapins et de glace ciselée. Le silence de la neige invitait à se replier sur soi comme dans un cocon, en étouffant toutes les inquiétudes liées à l'avenir.
Je sentis une très légère brûlure, puis Lev me rendit mon poignet. La coupure était vraiment minuscule et très nette, c'était une simple estafilade comme celle que pourrait faire une griffure de chat. Et encore, c'était plus propre.
Lev me tendit son couteau. Je le pris, et le pointai sur sa gorge. Un lent sourire apparut sur son visage.
— Tu vois, c'est dans ces moments-là que je ressens notre connexion, murmura-t-il sans me quitter des yeux. Je pourrais t'apprendre à t'en servir, si tu veux. Même si c'est moi qui te protégerai.
— Tu m'aimes, parce que je te menace avec une arme ? dis-je en haussant un sourcil.
— Je t'aime, parce que tu pourrais me détruire sans arme, répondit-il sans sourire.
Le détruire. Si je me liguais avec Erik... peut-être.
— Moi non plus, Ulfasso, je ne veux pas vivre dans un monde où tu n'existerais pas, lui dis-je alors. Alors, jures-tu m'aimer et de m'être fidèle éternellement ? Même si une superbe trolle ou une ourse passe dans les parages ?
Il sourit lentement.
— Évidemment. Et toi ?
— Je le jure, Lev. Je te serai fidèle et t'aimerai éternellement.
Je pris son poignet, et rapidement, l'entaillai. La coupure était nettement plus large, et du sang en perlait déjà.
Lev passa ses longs doigts entre les miens, alors que nos poignets entaillés se touchaient. Je me rapprochai pour l'embrasser, et nous restâmes comme cela de longues minutes, nos deux poings incrustés l'un dans l'autre, et lèvres contre lèvres. La langue de Lev avait un goût de vodka, ce qui me rappela qu'il avait décidément beaucoup bu. Peut-être qu'il me faisait ce cadeau, me permettait de vivre mon rêve, m'ayant cerné comme personne au monde ne l'avait fait. Qu'importe. Je voulais y croire, comme les trolls. Ce serait notre « folie à trois », à lui, Erik et moi.
Au bout de quelques minutes, Lev se détacha et il prit mon poignet, qu'il porta à ses lèvres et embrassa. La sensation brûlante du bout de sa langue sur ma blessure me provoqua une vague de chaleur dans le ventre. Tant pis pour l'ourse Nina, décidai-je en m'approchant pour l'embrasser à nouveau. J'ai envie de faire l'amour avec lui, ici même.
C'était exactement le genre de scènes sur lesquelles j'avais fantasmé, étant gamine. Faire l'amour avec un seigneur elfe ayant les traits du prince Ulfasso Tchevsky, dans un cadre digne d'un film de fantasy, avec une petite dose de sombre frayeur pour pimenter le tout. Finalement, Lev était absolument celui qu'il me fallait. Qui d'autre que lui aurait fait un truc pareil, dont le seul fait de demander en aurait brisé la magie ?
Lev se coucha sur sa veste. Puis il me fit asseoir sur lui, et nous refîmes l'amour encore une fois, plus lentement. C'était moi qui donnais le rythme, cette fois.
Autour de nous régnait le grand silence. Le tapis d'aiguilles de sapin était confortable et odorant, et une goutte tombant d'une branche glacée vint s'écraser sur mon front. Je restai dans les bras de Lev un bon moment, m'imprégnant de sa chaleur diffuse. J'étais bien.
Lev finit par se relever, et il me prit dans ses bras, me portant facilement, malgré ce qu'il avait dit.
— Tu veux faire un dernier truc dingue ? me demanda-t-il avec un sourire en coin. N'oublie pas que tu es immortelle, maintenant.
Malheureusement, je ne savais que trop ce qu'il avait en tête aujourd'hui, complètement désinhibé par la dose massive de vodka qu'il avait ingérée. Ignorant mes protestations paniquées et mes tentatives pour redescendre, il recula, prit son élan et s'élança en courant vers le surplomb, me portant toujours dans les bras. Je m'agrippai à son cou de toutes mes forces, les yeux fermés, en sentant le sol se dérober lorsqu'il sauta, suivi d'une vertigineuse sensation de vide, puis par celle de l'entrée dans l'eau glacée. Ayant remonté à la surface, je me précipitai sur un Lev hilare pour le couler. Nous étions en plein milieu du lac, le rocher à plusieurs mètres au-dessous de nous.
C'est la plus belle nuit de ma vie, réalisai-je alors qu'il m'étreignait à nouveau, pressant ses lèvres sur les miennes.
Et la dernière dans la lumière du monde ordinaire, probablement. Ce qui m'attendait, c'était la nuit boréale, belle, éternelle, sans début ni fin.
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