Chp 30 - Lev : visite de courtoisie
Lorsque je frappai à la porte de l'appartement, ce fut lui qui m'ouvrit. Une petite musique flottait dans la pièce derrière lui, ainsi qu'une odeur de bougie. Une belle ambiance cocooning à la scandinave, brutalement mise à mal par l'irruption de l'imprévu. Moi, qui relevai les yeux au moment adéquat, un irrépressible sourire sur le visage.
Erik hoqueta en silence en me voyant, puis tenta de refermer la porte dans un sursaut touchant de désespoir. Je la bloquai avec mon pied et écartai le gêneur de mon chemin en le poussant en arrière. Peut-être un peu trop fort, regrettai-je à moitié en le voyant rouler plus loin, avant de se redresser en grimaçant de douleur, alors qu'un filet de sang commençait à perler de son joli nez. Bah, Stormqvist était un soldat. Il en avait vu d'autres.
— Alors Erik, comment ça va ? lui lançai-je en entrant dans la pièce. Ça fait un bail, pas vrai ?
Ce dernier releva son regard vers moi. Il n'avait pas changé d'un poil. Toujours les mêmes cheveux de Hansel et Gretel, les taches de rousseur et la mignonne petite bouille. Les mêmes sourcils froncés et la grimace de jeune bouledogue, aussi.
Honnêtement, il m'émouvait autant qu'il m'énervait. Ramassé par terre le nez en sang, il me fixait avec des yeux agrandis par la peur. Toujours aussi terrifié à chacune de mes apparitions, à ce que je constatais.
Je pris un paquet de mouchoirs sur la table et le lui lançai. Il l'attrapa d'une seule main, puis, me jetant un regard prudent, il commença à s'essuyer le nez d'un air triste. Je m'arrêtai devant lui, ce qui le fit reculer immédiatement en frissonnant.
— Je ne voulais pas que tu croies que je t'ai oublié, lui dis-je. Je m'excuse, d'ailleurs, d'avoir dû faire semblant de ne pas te connaître, mais tu comprends bien que j'y étais obligé.
Cependant, ce n'était plus le cas. Fassa s'était barrée chez sa mère. Et je savais parfaitement qu'Erik, après m'avoir revu, resterait prostré chez lui pendant au moins une semaine. Il était extrêmement prévisible.
Sa réplique suivante, je l'avais également anticipée. Posant sur moi un regard de pure haine, il me lança sur un ton mélodramatique :
— Monstre ! Que comptes-tu faire à Fassa ?
— Mais rien du tout, répondis-je à ce petit de-quoi-je-me-mêle. Juste l'épouser. Rien de bien terrible, il me semble.
— Et pourquoi t'es là ? hurla-t-il de nouveau. Pour savourer ta victoire ? Ou est-ce que tu comptes m'éliminer, comme tu en as l'habitude avec les témoins gênants ?
Tu parles d'une victoire. À cause de lui, j'avais tout perdu. J'avais réussi à m'en sortir il y a quelques années, retrouvant une petite part du statut social que j'avais avant grâce à Novka, et mon bonheur avait trouvé sa consécration lorsque j'avais rencontré Fassa. Et voilà que lui, Erik Stormqvist, obscur petit blondin que j'avais gentiment pris sous mon aile et qui m'avait remercié en me séparant de mes meilleurs amis, voulait à présent m'éloigner de la femme que j'aimais ! Et en plus, il avait l'insolente ironie de me déclarer victorieux. C'en était trop. Je voulais bien être patient, mais là, s'il continuait à me gonfler... La seule raison pour laquelle je ne lui arrachais pas la tête illico, c'était pour ne pas faire de la peine à Fassa, qui par le destin le plus cruel, adorait ce petit merdeux.
— Erik, toujours les grands mots, soupirai-je pour retrouver mon calme. Non, je ne compte pas t'éliminer, comme tu dis. Je t'ai toujours eu en affection, tu sais ? Je n'ai jamais eu l'intention de te tuer, c'est toi qui t'arranges pour être sur ma route à chaque fois. Comme maintenant, en fait.
Erik se releva, et après une brève hésitation plutôt comique, vint se planter devant moi du haut de son petit mètre soixante-treize, dressé sur ses ergots comme le jeune coq qu'il était. Les poings fermés, il releva le menton vers moi en fronçant les sourcils.
Je baissai ostensiblement le regard vers lui. Je le dépassai de deux têtes, qu'est-ce qu'il espérait au juste ? Me faire peur ?
— Laisse Fassa tranquille ! cracha-t-il à mon visage. C'est mon amie !
Fassa ne lui appartenait pas, elle était à moi et à personne d'autre. Comme lui l'avzit été, d'ailleurs. Sentant mes nerfs bouillir, je l'attrapai par le collet à une main, et refermai lentement mes doigts dessus.
— C'est un dernier avertissement, Erik, lui murmurai-je de ma voix la plus cruelle. Si tu dis quoi que soit à Fassa, si elle s'éloigne de moi par ta faute, alors même Dieu et tous ses saints ne pourront rien pour toi. Tu as juré de toujours obéir à ton officier, l'aurais-tu oublié ? Si tu fais table rase du passé, si tu nous laisse tranquilles, Fassa et moi, nous serons bons amis. C'est d'accord ?
C'était le millième avertissement que je lui donnais, pour être exact. À chaque fois, je n'avais pu me résoudre à le tuer, et c'est précisément cela qui me mettait tant en rage. Je l'avais toujours apprécié, pour une raison qui dépasse la logique. Je veux dire, il était énervant, irritant, pleurnichard, fier à bras, naïf et influençable au possible, croyant encore aux contes de fées et au père Noël, vivant dans son monde et retranché dans sa bulle, ignorant de la cruelle réalité qui faisait notre société. Toujours, il enjolivait les choses et les portaient aux nues, il m'avait prêté une image qui ne me correspondait pas, passant de l'adulation aveugle à la haine pure. Avec lui, jamais de juste milieu. Et pourtant, malgré tout ça, j'étais très attaché à lui. Peut-être parce qu'il était tout ce qui me restait de Tonya, Roman et des gens que j'avais aimé à cette époque, finalement. Tant qu'il serait là, je me souviendrais d'eux.
— Fassa est déjà sous ton emprise, elle t'aime. Mais si tu lui fais du mal, alors je te jure que je te tuerai, et que cette fois, ce sera pour de bon, balbutia-t-il d'une voix suffocante.
Me rendant compte que j'étais en train de l'étrangler, je relâchai ma prise. Il s'écroula, mais se releva immédiatement, et planta ses yeux de viking dans les miens. Un cœur de lion.
— Je reconnais bien là un de mes hommes, dis-je en souriant. Cela dit, permets-moi de douter de tes capacités à faire une telle chose. Du reste, moi aussi j'aime ton amie. Tout ce que je demande, c'est qu'on me laisse en paix avec elle.
Je ne comptais pas me faire avoir deux fois. Erik pouvait toujours rêver.
Il se massa la gorge en respirant à grandes bouffées. Néanmoins, il avait assez d'air pour parler.
— Pauvre Fassa, murmura-t-il en me jetant un regard noir. Être tombée sur un démon tel que toi... Ce n'est vraiment pas de chance. Elle méritait mieux.
M'étant légèrement déplacé pour inspecter l'endroit où vivait Fassa, dans lequel j'entrais pour la première fois, je lui jetai un regard rapide.
— Ou pas, fis-je en me débarrassant de mes gants. Pour moi, c'est le destin. Sers-moi du café, j'ai soif.
Je posai un regard appuyé sur Erik. Il avait intérêt à obéir.
— Exécution, soldat ! ajoutai-je pour la forme.
Il fila illico dans la cuisine. Il était toujours aux ordres. Bien.
Examinant la pièce, je tombai sur une photo posée sur le canapé, que je pris entre mes deux doigts. Un jeune asiatique, qui ressemblait vaguement à Tonya. Cette vue m'irrita. Il s'était trouvé un nouveau mec pour le baiser... Erik était le premier responsable de l'implosion de notre trio. S'il n'était pas tombé amoureux d'Anton, rien de tout cela ne serait arrivé. Je pris la photo et la froissai dans mon poing, avant d'en mettre les débris dans ma poche.
Je jetai discrètement un œil vers Erik. Je le voyais de dos, en train de préparer mon café avec application. Erik avait toujours été un bon gars, sérieux et discipliné, comme tout soldat qui se respecte. Malheureusement, il est gay, et ça, Roman ne l'avait pas supporté. Étant donné qu'il l'était aussi... Quand j'avais rencontré Anton et Roman, qui sont devenus amis dès le premier jour, j'avais trouvé ce dernier très agressif et l'autre très tranquille, à l'exact opposé. Mais j'admirais les deux. On était rapidement devenus inséparables, étant les uns pour les autres la personne la plus importante qu'on avait. Ces deux-là avaient été les seuls envers qui j'étais entièrement sincère, et très vite, ils s'étaient mis à me confier leurs petits secrets. Roman m'avait avoué qu'il était attiré par les hommes, uniquement par les hommes, et cela le troublait beaucoup. Il avait peur que je le rejette, et n'avait pas osé en parler à Anton, qui était à cent pour cent russe comme lui. Mais moi, j'étais né et j'avais grandi au Japon, où l'homosexualité était considérée différemment. Donc, je n'avais pas jugé mon ami, et à cause de cette confidence qu'il m'avait faite, notre amitié s'était renforcée. Quand Erik était arrivé, Roman avait tout de suite compris qu'il partageait ce penchant, et il s'était mis à le voir comme un rival, pire, comme un reflet détestable de lui-même. Il s'était alors éloigné de nous, pour arriver à ce résultat fâcheux qui nous avait tous les trois opposés les uns aux autres.
J'avais toujours soupçonné Erik d'avoir eu une aventure, peut être platonique, avec Anton. Mais concrètement, je n'en savais rien. Et si je le lui demandais carrément ? pensai-je en voyant le dos mince de ce dernier penché sur ma tasse.
Il se retourna. Son visage fermé me dissuada immédiatement de lui poser une question aussi personnelle, et je reposai mes yeux sur la rue.
— Vous avez un bel appartement, dis-je pour faire la conversation. C'est cher ?
Erik me jeta un regard noir. Apparemment, l'argent était un problème pour lui.
— Ça va, répondit-il en posant la tasse sur la table. Tiens, voilà ton café.
Je souris. J'étais assez satisfait de me faire servir, pour une fois. Depuis que j'étais avec Fassa, je passais mon temps à faire le domovoï.
Je pris la tasse, puis m'apprêtai à boire dedans avant de me rappeler que Erik me haïssait autant qu'un Chinois hait un Japonais. En plus, on avait essayé de m'empoisonner un paquet de fois, la première alors que j'avais à peine douze ans. Je doutais que quoi que ce soit puisse me tuer aussi facilement, mais je n'avais aucune envie d'être malade.
— Tu n'as rien mis dedans ? lui demandai-je donc, pour être sûr.
— J'aurais bien voulu, grimaça-t-il, mais ici, on ne garde pas du cyanure dans la cuisine. C'est différent de chez toi, peut-être !
Je décidai de rire de sa blague, pour lui faire plaisir. Mais je le croyais. Ce n'était pas le genre d'Erik de faire ça, pas assez... épique.
En attendant, son café était délicieux. C'est lui que je devrais embaucher comme homme de maison, pensai-je en le détaillant.
C'est vrai qu'il était très mignon. Pas de quoi devenir gay, mais presque. Je pouvais comprendre que ce macho d'Anton ait pu craquer pour lui. Il avait un petit air rebelle et buté qui donnait envie de le soumettre. Pris d'une soudaine envie de lui pincer la joue, je baissai le nez sur mon café.
Mais Erik me fixait toujours. Il avait, comme d'habitude, une façon de me regarder qui me poussait à m'interroger sur le contenu de ses pensées. Valait peut-être mieux ne pas savoir.
— Qu'est-ce que tu regardes ? finis-je par lui demander, à bout de patience.
— Le diable déguisé en monsieur-tout-le-monde, répondit-il du tac au tac.
Je soupirai. Ça ne servait à rien d'essayer de me défendre, de toute façon, maintenant, il me haïssait. Et il avait peut-être de bonnes raisons de le faire.
Je me tournai vers la fenêtre. C'est vrai... C'est moi qui ai tué Anton. Encore aujourd'hui, je le regrette. J'ai tué mon meilleur ami, et rien que ça suffit à me rendre diabolique. Parait-il que tous les membres de ma famille ont commis ou essayé de commettre ce crime, mais je n'ai aucune excuse. C'était fait, et j'étais obligé de vivre avec tout le restant de mes jours. Surtout tant qu'Erik serait là pour me regarder d'un air accusateur.
— Merci pour le café, dis-je en reposant la tasse sur la table. Il était très bon.
— Désolé que ça t'ait fait plaisir, grinça Erik en me montrant la porte.
J'allais jusqu'à celle-ci, puis me retournai.
— Ça ne te va pas Erik, lui lançai-je, de dire ce genre de choses. Ce n'est pas du tout toi.
Erik, tenant toujours la porte d'une main, vissa son regard sur moi.
— T'en sais rien, Ulfasso. Tu ne me connais pas.
Je lui souris.
— Oh si, je te connais bien mieux que tu ne le pense, répondis-je. D'ailleurs, tu es probablement la personne que je connais le mieux sur cette terre. Nous sommes liés, Erik, que tu le veuilles ou non. C'est comme ça... Surtout, n'oublie pas ce que je t'ai dit, à propos de Fassa.
— Je risque pas d'oublier, dit-il dans un murmure.
Je lui fis un signe de la main, puis descendis les escaliers, entendant la porte se refermer doucement, aussitôt suivie du bruit du loquet. Parvenu devant ma voiture, je levai la tête vers la fenêtre. Erik y était, évidemment. Lorsqu'il croisa mon regard, il tira le rideau d'un coup sec.
Esprit domestique du folklore slave, qui s'occupe des tâches ménagères.
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