Chapitre 1
J-8 : vendredi 17 décembre
Small Town Christmas, Rob Thomas
« Ho ho ho ! Notre trajet enchanté est sur le point de s'achever en gare de Vannes ! Assurez-vous de ramasser tous vos présents, y compris votre chaussette de Noël. Merci d'avoir opté pour notre service magique, et n'oubliez pas que, même dans cette ville féérique, les rennes ont parfois du mal à se garer. Les lutins de ce train'ho ! souhaitent de joyeuses fêtes à nos gentils voyageurs. Ho ho ho ! »
J'arque un sourcil et réprime un rire.
— Eh ben, ils ont de l'humour à la SNCF, ici !
— Bienvenue dans le Morbihan ! claironne Katell, rayonnante.
Ma meilleure amie me signifie avec ses doigts qu'il ne lui reste plus que deux pages à lire et replonge dans son manga.
Mon téléphone indique 22 h 28. Pile à l'heure.
Après les deux heures trente-et-une minutes de trajet Paris-Vannes en TGV InOui, mes muscles engourdis s'offrent un étirement. J'enfile mes mitaines et me lève de mon siège rembourré au tissu bleu fatigué pour mettre mon blouson d'hiver ivoire doublé de moumoute. En glissant dans la seconde manche, mon bras percute une personne engagée dans l'allée. Mes épaules se crispent instantanément.
— Oups, pardon !
Ma respiration se bloque, je redoute une remarque acerbe. Cependant, je découvre le visage réjoui d'un homme grisonnant.
— Pas de souci. Passez de belles fêtes !
Un léger soupir m'échappe. Voilà qui change de la mauvaise humeur que je côtoie au quotidien.
Mon écharpe en laine blanche ainsi que mon bonnet à pompon complètent ma panoplie hivernale. Katell range sa lecture dans son sac à dos Eastpak beige agrémenté de nombreux badges de personnages de mangas et de figurines kawaii. Elle s'emmitoufle dans sa doudoune noire et dégage ses cheveux bruns mi-longs pris dans son col. La mèche rose qu'elle replace derrière son oreille dévoile le triskell sur son lobe.
— C'est parti ! lance-t-elle avec joie. J'ai trop hâte de t'faire visiter mon chez-moi !
— Moi aussi, j'ai hâte, comme ça j'en aurai fini avec tes « En Bretagne par-ci, à Vannes par-là, mon frère ceci, mon frère cela... », la singé-je en la bousculant.
— Oh, ça va ! Tu verras, je parie que t'en parleras aussi, de retour à Paris ! Sans oublier mon frère... Qui sait ? Un coup de foudre est si vite arrivé. Ce serait trop cool que ça colle entre Maël et toi...
— Mollo, Kat, protesté-je. Je vais pas me caser avec ton frangin, enlève-toi cette idée de la tête.
Une grimace déforme ses traits, son air boudeur m'attendrit. Je l'attrape par l'épaule pour lui faire un câlin.
La file entre les deux rangées de sièges se dissipe. Kat, sautillante, m'emboîte le pas. Dans le compartiment entre les wagons, nous extirpons nos bagages encore pris en sandwich. Je souffle fort en tirant le mien avec peine. Mes muscles se contractent, seulement son poids est tel que je le lâche. Mon barda tombe lourdement sur le sol, trop près de mes Converse marron. Je serre les dents pour contenir mon juron, mais Kat s'en rend compte :
— C'est une question d'habitude, m'assure-t-elle. Tu devrais voyager plus souvent.
— Pour aller où, hein ?
— Ben ici !
— Je m'en doutais. Tu perds pas le nord, toi ! plaisanté-je.
— Ni l'ouest !
Je traîne ma valise à roulettes parmi le flot de passagers qui se déverse sur le quai extérieur. L'air frais et pur me saisit. Ici, aucune publicité racoleuse ni aucun graffiti sur les murs, juste quelques papiers par terre qui s'égrènent çà et là. Une douce quiétude m'envahit dans cette ambiance paisible. Le hall principal, tout en longueur et entièrement vitré, laisse filtrer les lumières nocturnes. Plusieurs tables l'agrémentent, tout comme l'inconditionnel Relay, un café boulangerie ainsi qu'un piano en libre-service, inoccupé. Rien à voir avec l'effervescence de Montparnasse, ses étages et sa diversité de magasins oppressants. La tranquillité de ce lieu me donne l'impression de mieux respirer.
Je sursaute lorsque Katell se met tout à coup à courir en criant, euphorique :
— Papaaa !
Elle se jette dans les bras d'un homme grand, costaud et barbu, avec une épaisse veste rouge.
— Salut, ma chérie !
Un sourire badin creuse les pattes d'oie autour de ses yeux bruns. Sa voix chaleureuse m'accueille :
— Tu dois être Mila ! Bienvenue chez les Bretons !
— Merci, monsieur. Je suis ravie de passer la semaine chez vous.
— Pas d'monsieur entre nous. Appelle-moi Ronan, ou tout bonnement « père Noël » !
Il rit de sa boutade, une main sur son ventre bedonnant. Mes sourcils se haussent.
— Il portera le costume pour les animations de dimanche, me rappelle ma comparse. Il prend son rôle très à cœur !
— Je vois ça.
Ce n'est pas mon père qui se déguiserait ainsi, même pour faire plaisir aux enfants de ma sœur. Ronan me donne une accolade, après quoi nous gagnons son break bordeaux.
Je sais à quel point la région manque à Katell depuis qu'elle a rejoint la capitale, cinq ans auparavant. Son bureau dans l'open space de l'agence en témoigne : son espace regorge de photos et de souvenirs de son fief. Le mien a même été contaminé par les cadeaux qu'elle m'offre dès qu'elle revient de Bretagne. Un goéland miniature, installé sous mon écran d'ordinateur, surveille mon activité et la tasse personnalisée « Ma meilleure amie est bretonne » me remémore son origine à chaque café.
J'avais prévu un marathon de films en solitaire pendant les vacances, toutefois l'invitation de Katell a fini par me séduire. Je suis curieuse de découvrir ce qui la rend si pressée de rentrer fêter Noël avec ses proches, quand j'évite les miens le plus possible. Ce genre d'événement accentue le conflit permanent avec mes parents. J'ai beau ne plus vivre chez eux depuis des années, cette tension me pèse.
Mon esprit a besoin de s'aérer, de s'éloigner – de fuir.
Sept jours s'offrent à moi pour me changer les idées, avec l'espoir que mon séjour à la mer me sauvera de la déprime en prévision de mon repas familial.
Père et fille chantent par-dessus des chansons de Noël. Mon coude repose sur le rebord de la vitre, derrière laquelle les grandes avenues de la ville, avec des immeubles et des boutiques variées, défilent. Les rues sont désertes à cette heure-ci. Aux abords du port, mon âme d'enfant se réveille. Mes mirettes s'écarquillent sous le plafond étoilé composé d'immenses guirlandes. Celles qui ornent les bateaux ne sont pas en reste et leur créent des voiles scintillantes. Ma bouche forme un « o » avant de s'étirer de béatitude.
La voiture dépasse un marché de Noël avec ses chalets fermés, et nous arrivons peu après dans un quartier pavillonnaire. Notre chauffeur se gare en face d'une maison au jardin éclairé par différentes décorations avec des LED blanches et colorées. Un cerf, un traîneau, des ours, un sapin, le barbu en tunique rouge... ils n'ont pas lésiné sur les détails !
Katell sort la première du véhicule. Les bras écartés pour englober le paysage, elle s'enthousiasme :
— Tadaaa ! T'as vu, je t'avais pas menti, c'est trop beau !
J'inspire profondément pour évacuer ma stupéfaction devant l'ampleur de ces ornements.
— C'est... lumineux. Je comprends mieux d'où te vient cette frénésie dans la décoration de l'agence et de ton appart'.
— Rhô, fais preuve d'un peu de Christmas spirit, bon sang ! glousse-t-elle.
Quand nous pénétrons dans l'entrée, une boule de poils blanche à la fourrure ébouriffée saute sur mon amie.
— Kumo !
Elle prend le petit chien dans ses bras pour le câliner. Je rencontre enfin son spitz japonais, qu'elle s'est résignée à laisser à ses parents plutôt que de l'enfermer dans son 30 m² du 2e arrondissement. Il retrouve la terre ferme aux pieds des valises lorsqu'une femme avenante aux cheveux bruns très courts, vêtue d'un gilet en laine gris clair et d'une longue jupe noire, surgit, les bras grands ouverts.
— Ma chérie ! Tu m'as tellement manqué !
Sa mère serre fort Kat contre elle, puis me salue et m'embrasse chaleureusement. Sa jovialité me déconcerte et contraste avec la froideur de ma propre mère.
— Bienvenue chez nous, Mila ! Kat nous a beaucoup parlé de toi, je suis contente de faire enfin ta connaissance. Vous avez fait bon voyage ?
— C'était la folie à Paris et le train était bondé, souffle mon amie en même temps qu'elle retire son écharpe.
— J'imagine que vous avez juste grignoté, devine sa maman. Installez-vous au salon, je vous prépare des gâteaux et une tisane pour vous réchauffer.
Bien que nous soyons épuisées, impossible de refuser une si gentille attention. Nos attirails d'hiver suspendus au porte-manteau mural et nos chaussures alignées dessous, nous rejoignons avec son père la grande table en bois massif de la salle à manger, le toutou sur nos talons. Katell s'affale sur une chaise en rotin en expirant avec force. Je retiens un bâillement et l'imite. Les bougies allumées et les flocons en résine pailletée dispersés sur le chemin de table rouge, par-dessus une nappe en plastique transparent, m'hypnotisent.
Un feu crépite dans la cheminée en pierre. Des bonshommes de neige, des oiseaux, des pingouins, des nounours et d'autres figurines, un village de Noël miniature, ainsi que diverses guirlandes dorées et argentées embellissent les meubles anciens. Le gros sapin touffu, largement décoré, se dresse dans un coin de la pièce.
Aucun doute, Kat n'a pas menti ; sa famille est au taquet en cette période.
On est loin de mon studio, où je me contente d'un simple arbre en ferraille, de la taille d'une canette de soda, posé sur ma table basse. Pour mes parents, cet événement n'a jamais mérité d'effort quelconque. Leur appartement luxueux du 16e arrondissement reste sobre en décoration, jusqu'au sapin Nordmann à peine habillé, présent pour faire bonne figure s'ils reçoivent de la visite.
— Comment ça s'passe au travail ? s'enquiert Ronan. Pas trop submergées cette semaine ?
— J'ai croulé sous le boulot, se plaint Katell. Le client pour qui je bosse en ce moment arrête pas de me demander des retouches sur le design, sauf qu'il avait validé la maquette de son site ! Il m'a envoyé une modif' à faire à 17 heures, alors qu'on est vendredi ! Non mais tu y crois, toi ? Une dinguerie ! Sont pénibles quand la boîte ferme pour les vacances. Je commence à envier Maël d'avoir choisi de vivre de sa passion !
— Oui, mais ton frère ne vit pas encore de sa musique, précise sa mère en revenant avec un plateau. Il travaille toujours au centre de loisirs pour compléter.
— J'sais pas ce qui est pire entre côtoyer mes clients ou des enfants toute la journée...
— J'avoue, validé-je. Cela dit, les clients sont parfois un peu comme des gosses, alors l'un ou l'autre...
Nous échangeons un rire à l'unisson, néanmoins nous sommes vite rattrapées par la fatigue. Mes paupières, lourdes, peinent à rester ouvertes. J'écoute mon amie parler boulot en buvant mon infusion à la camomille, accompagnée de galettes bretonnes pur beurre. C'est un peu sec, pourtant leur texture croustillante et leur goût sucré-salé donnent envie d'en dévorer plus.
— Et toi, Mila, tu es dans un autre service, c'est bien ça ?
— Oui, madame. J'analyse les données des sites et je fais des tests avec des traqueurs de performances. C'est moins fun que les créations de Katell.
— Je suis sûre que c'est tout aussi important. Et appelle-moi Armelle, s'il te plaît.
Je mords ma lèvre et hoche la tête.
— Merci pour l'accueil, mad... Armelle.
Après avoir avalé cet en-cas et prodigué moult caresses à la peluche de neige vivante, nous souhaitons une bonne nuit à ses parents. Le câlin collectif auquel ils s'adonnent me tord légèrement le cœur. Autant d'effusions de tendresse n'est pas coutume avec les miens.
Escortée par Katell, j'entre dans son ancienne chambre à l'étage. Une photo de famille attire mon attention. Elle trône dans un cadre orné de coquillages sur une commode en bois clair au-dessus de laquelle pend une guirlande en forme de lanternes japonaises.
Sur le cliché, les parents sont radieux, les enfants espiègles. Kat est le portrait craché de sa mère, avec ses yeux bleu-gris et son mètre soixante, alors que son frère tient davantage de leur père avec sa taille plus élancée. Même si elle m'enquiquine à vouloir jouer les entremetteuses entre Maël et moi, je dois bien admettre que son look de rockeur n'est pas désagréable à regarder.
— T'avais quel âge ? me renseigné-je, le doigt pointé sur l'image.
— Quinze ans. C'était le jour de notre anniversaire à tous les deux, Maël fêtait ses dix-huit. Il a déménagé deux mois après à Rennes pour sa première année de licence en musicologie.
— Wahou, treize ans plus tard, t'as pas changé ! Ton frère non plus, à ce que je vois. Sur la photo du concert que tu m'as montrée la dernière fois, il avait aussi les cheveux longs. Il les a jamais coupés ?
— Si, une fois, après une relation difficile, à la fin de ses études. Il a laissé sa barbe pousser à la place, elle était super touffue, pouffe-t-elle. Si ça s'trouve, il a récidivé et il m'a rien dit.
Je poursuis mon inspection. Une bibliothèque blanche conserve quelques figurines Pop! et des mangas laissés derrière elle. Les murs rose poudré gardent une trace de son passage, en attestent des parties plus claires et le papier peint avec un motif de cerisier du Japon derrière le lit deux places que nous allons partager. Une unique peluche, une baleine, y attend sa propriétaire.
Je charrie mon amie, occupée à ouvrir la couette dans sa housse imprimée de sakura :
— Ils ont viré tes oursons et tes posters de girls band quand t'as quitté le nid ?
— Ha, ha, ha. J'avais pas d'affiches comme ça, moi ! Je collectionnais les illustrations de personnages de mangas.
— Comme celles partout sur les murs de chez toi à Paris, quoi !
Elle m'envoie son oreiller à la figure, et la chamaillerie s'engage.
J'aurais aimé la rencontrer durant notre jeunesse, elle m'aurait sans doute apporté la chaleur et la complicité qui m'ont manqué. Me baigner dans son univers et passer du temps avec elle dans la maison de son enfance promet une belle déconnexion.
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