##7 - Armand
Il m'énerve, il m'énerve... Armand ne parvenait pas à se détendre. Il avait envie de gifler Tobias pour l'avoir embarqué dans une telle galère. Certes, la perspective de visiter d'autres époques en remplissant des missions plutôt faciles était très alléchante, mais il n'était pas dans son élément. Armand devait diriger son équipage et faire voguer le HMS Jolly à travers toutes les mers du globe, tel était le but de sa vie. Ils allaient sans doute rater leur mission et ne pas pouvoir rentrer chez eux.
« Et pour retourner en 1720, c'est aussi immédiat ? l'interrogea-t-il en s'efforçant de rester poli.
— Il faut être sur l'eau, sinon...
— Sinon quoi ?
— Sinon il ne se passe rien quand je me concentre, c'est tout ! Tu t'inquiètes beaucoup trop pour rien... »
Armand serra les dents, prenant douloureusement conscience du bien-fondé de sa remarque. Il bouillonnait de rage à son encontre, ses pensées se mélangeant sans cesse. La joie de retrouver Tobias ne pesait pas lourd face à sa colère. Je n'arrive pas à croire que je le déteste à ce point. Il le trouvait insupportablement lent, peu courageux, trop fier lorsqu'il lui répondait sèchement ou lui donnait des ordres. Je n'ai pas d'ordres à recevoir de lui ! Il a disparu de ma vie et ne représente rien !
« Tu penses tellement fort que j'ai les oreilles qui sifflent, soupira Tobias.
— C'est très bien, maugréa Armand en ramant deux fois plus vite.
— La seule chose à faire aujourd'hui est de menacer ce McHale, c'est ça ? les interrompit Charlotte en les regardant avec sévérité pour mettre fin à leur dispute. On lui dit que s'il achète une autre salle de concert, il va mourir ?
— Si on arrive à y entrer... oui. Je ne sais même pas à quoi il ressemble, pour être honnête.
— Vraiment ? s'étonna Charlotte. On t'a envoyé dans une mission délirante... Ce Nälkäinen... il se prend pour qui ?
— Un dieu pirate. » répondit Kadi, le regard perdu vers les tours de New York.
J'ose à peine y croire. Un vrai dieu ? Ils approchèrent la côte en silence, en croisant au loin d'autres petites embarcations avançant toutes seules. Armand fit la moue – le futur présentait des avantages non négligeables. Est-ce que c'est vraiment le futur, d'ailleurs ?
« En quelle année on se trouve ?
— Je crois que c'est 1987, si je me souviens bien. Je l'ai vu dans un journal, dans la rue... heureusement que j'ai appris à lire les nombres.
— Nälkäinen ne t'avait même pas prévenu ? Tu ne savais rien en arrivant ici ?
— Rien ou pas grand-chose, non... »
J'ai pitié de lui, en fait. Après la colère, la nostalgie douloureuse, la peur, voilà qu'apparaissait la pitié... Depuis son verre de rhum avec le capitaine Jones, il n'avait plus rien ressenti de positif, allant même jusqu'à pleurer. Je pensais être devenu invincible depuis ma vie en Angleterre... Armand sentit la main de Charlotte posée dans son dos et se tourna vers elle. Ils n'avaient pas besoin de parler pour se comprendre. Désolé, Charlotte, je crois que je n'arriverai pas à m'en remettre.
Il se revoyait, désespéré, petit garçon orphelin depuis quelques jours, traîné par sa tante à travers la France, finissant sa course en Angleterre. Ils avaient passé une année de stupeur généralisée, incapables de vivre normalement, paralysés par le souvenir de leurs parents, et puis... Plus rien.
Tante Hortense n'était jamais rentrée à la maison.
Ils avaient fini par errer dans les rues de Londres pour trouver à manger. La présence de Tobias lui rappelait son impuissance devant la vie étrange qui l'attendait. Il se trouvait minuscule, inconséquent, faible. Je sais que le monde a changé, que j'ai grandi, qu'il n'est plus le même non plus, mais ça va prendre du temps.
Armand se sentit plus léger à cette idée, même si elle dégoulinait de clichés qu'il n'appréciait pas outre mesure. La vie peut se transformer à tout moment. Et elle le faisait déjà ! Je suis en 1987 ! se répéta-t-il, éberlué. Il se retourna pour voir l'océan Atlantique derrière lui et sursauta : une immense statue portant une torche trônait au milieu du port, majestueuse, inquiétante. Des files d'hommes et de femmes attendaient en bas de la grande femme verte. Est-ce qu'ils vont juste la voir, ou est-ce qu'il y a quelque chose à faire là-bas ?
« On est encore trop près du centre du port, marmonna Tobias, une immense inquiétude perçant dans sa voix. Ils fouillent les gens de fond en comble, ici, et personne n'a les bons papiers... et nous, encore moins ! Kadi, tu feras comme la dernière fois, c'était très bien. »
L'ancienne esclave acquiesça, et Armand attendit que Charlotte lui pose la question qui s'imposait. Si je parle, ma voix va trembler.
« Qu'est-ce que tu dois faire ? demanda Charlotte.
— Je me déguise pour éviter d'attirer l'attention, expliqua Kadi en forçant Tobias à lui donner sa veste. J'aurais dû aller chercher quelques vêtements avant de partir de Nassau, mais je ne pensais pas qu'on y retournerait si tôt !
— Mince... Et nous, est-ce que ça peut aller ? s'enquit-elle en regardant sa propre tenue et celle d'Armand.
— Si vous déchirez un peu vos chemises, dit Tobias, vous pourrez entrer facilement dans la salle ! Vous avez les cheveux longs, ça devrait aller.
— Toi aussi, et pourtant, tu n'as pas pu le faire ! »
Tobias secoua la tête.
« Je n'ai pas pu entrer parce que je n'avais pas de ticket pour assister au concert. C'est un problème bien plus important que la couleur de sa peau, mais je préfère ne pas lui faire prendre de risques en la déguisant un peu.
— Oh, c'est vrai ! s'exclama Charlotte en écarquillant les yeux. Kadi, les habitants de cette ville vont te maltraiter ! Tu dois rester cachée dans le bateau, je vais t'aider !
— Certains m'ont mal regardée dans les rues, lui apprit Kadi, mais c'était tolérable. L'homme posté devant la salle de concert ne m'a fait aucune remarque, ni sur la pâleur de Tobias ! Il était simplement énervé de nous voir sans ticket...
— Et est-ce qu'on peut trouver un de ces fameux tickets quelque part ? »
Kadi haussa les épaules et répondit :
« Les gens qui attendaient devant la salle ont expliqué à Tobias qu'ils avaient leur place depuis plusieurs semaines déjà, qu'elles étaient impossibles à obtenir et que la salle serait pleine.
— Mince... Et au niveau de cette fameuse salle ? Une entrée secrète, quelque chose ?
— Je n'ai pas osé faire le tour, on a failli finir en prison ! raconta Tobias. Des hommes louches nous ont suivis en disant qu'ils nous avaient reconnus, que Kadi voulait voler l'argent des spectateurs pendant le concert...
— Ils ne font pas la différence entre un New-yorkais et une fille de Sierra Leone ! » soupira Kadi.
Armand songea que la mission s'annonçait plus compliquée que prévu. Peut-être que je n'aurais pas dû me moquer de Tobias, finalement. Lui non plus n'était pas certain de pouvoir assister à ce concert et menacer McHale. Mais... En fait...
« On s'en fiche d'assister au concert, non ? lança-t-il soudain.
— Pardon ? fit Tobias en se tournant vers lui.
— On pourrait rencontrer ce McHale dans sa maison, plutôt que de se fatiguer à trouver une solution pour entrer... Non ?
— Nälkäinen m'a expliqué qu'il montait sur scène avant le concert pour présenter les artistes et demander au public de ne pas trop fumer, et comme je vous l'ai déjà dit, je ne sais pas à quoi il ressemble ! »
Armand souffla d'agacement. Décidément, cette mission tenait plus du hasard que du talent. Au moins, si tout échoue, on pourra retourner en 1720 et recommencer. À condition d'être sur le bateau dans le port ! Ce dernier détail risquait de très mal se présenter. Si l'ambiance tournait au vinaigre dans la salle de concert et qu'ils ne pouvaient pas fuir, ils se retrouveraient enfermés en 1987 pour Dieu sait combien de temps.
Ils laissèrent leur barque dans une minuscule section du port de New York, où de vieux marins en chemise délavée les regardèrent avec curiosité.
« On n'est vraiment pas habillés comme eux, s'inquiéta Charlotte. Tobias, qu'est-ce qu'on fait ?
— Le quartier où se trouve la salle n'est pas aussi traditionnel que le reste de la ville, vous passerez un peu plus inaperçus. »
Pas aussi traditionnel ? Parce que c'est traditionnel, ça ? Ils croisèrent des hommes et des femmes vêtus de hauts colorés et des mêmes pantalons épais. Armand ne respirait pas aussi profondément que d'habitude : l'air vicié par des odeurs inconnues lui semblait dangereux. Tobias leur expliqua, tout en traversant un lieu nommé Hoboken, que le quartier d'East Village se trouvait tout près.
« Les Anglais ont fait du bon travail, commenta Charlotte. Tous ces bâtiments qui touchent le ciel...
— C'est vrai..., acquiesça Tobias, mais je crois qu'ils ne sont plus anglais. J'ai essayé de lire un journal pour comprendre où j'étais, et ils ont obtenu leur indépendance. »
Les jumeaux haussèrent les sourcils, étonnés mais pas spécialement choqués. En réalité, ils se moquaient de savoir à qui appartenaient les Amériques. Les terres changeaient de propriétaires sans cesse autour d'eux. Les Néerlandais rejoignaient les Anglais et s'associaient à la tête d'un territoire. Des peuples se libéraient par les armes. Les humains voyageaient pour se mélanger et peupler des lieux inconnus. Du moment que quelqu'un parle anglais, français ou espagnol à New York pour qu'on puisse trouver notre chemin, tout va bien. Le reste n'a pas d'importance.
Soudain, sans prévenir, ils se retrouvèrent au milieu de rues plus bondées les unes que les autres. Armand tournait la tête de tous les côtés pour ne pas perdre ses compagnons d'infortune, angoissé. Des véhicules inconnus traversaient la route dans un vrombissement effroyable. Voyager seul, à l'abri dans une boîte métallique... Si ses oreilles n'avaient pas souffert du vacarme, il aurait trouvé cette idée fascinante.
Tout le monde le regardait avec un intérêt amusé, peut-être à cause de ses vêtements, mais il n'était pas loin de penser la même chose d'eux. Ils sont habillés simplement, mais c'est si différent de chez nous ! Tobias, quant à lui, marchait tout droit sans s'intéresser aux New-yorkais. Être émerveillé par le futur faisait partie des meilleurs aspects de leur mission, et il passait à côté tant il tremblait d'échouer.
Lorsqu'ils arrivèrent au niveau d'East Village, ils entendirent immédiatement quelqu'un parler plus fort que toute la rue réunie. Armand déglutit en cherchant la source de la clameur, écrasé par le bouillonnement de la foule. Il finit par repérer une femme noire parlant dans un objet métallique.
« Pourquoi est-ce qu'on l'entend aussi fort ? cria-t-il à Tobias. Elle n'est même pas en train de hurler !
— Je crois que c'est ce qu'elle tient à la main... Ça rend la voix plus puissante, j'en ai vu d'autres. »
Armand se concentra sur ce qu'elle disait et crut comprendre qu'elle parlait de religion. Elle se tenait debout derrière une table avec trois hommes vêtus de noir. Des pancartes posées tout autour de leur stand portaient un unique nom : Jésus. Ah, encore lui. C'est moins violent que de tenter de nous convertir sur l'échafaud avant la pendaison, au moins. Tout comme les missionnaires désirant le faire changer d'avis lorsqu'il laissait le HMS Jolly dans un port, Armand ignora les croyants et suivit Tobias.
Il pensait avoir vu le pire et engrangé une quantité maximale de surprise et de peur pour la journée, mais un véhicule passa bien plus près de lui que précédemment. Il faillit se jeter à terre, tétanisé, tiré de force par Tobias.
« Ne te mets plus jamais sur la route ! le prévint-il. J'ai demandé des explications à des gens qui m'ont pris pour un drogué. C'est comme ça qu'ils voyagent.
— J'avais bien compris..., bredouilla Armand. Ça fait tellement de bruit !
— Ce sera sans doute pire dans la salle de concert ! Quand je repense à la musique que j'entendais de l'extérieur... Tes oreilles sont trop sensibles, Armand, tu vas souffrir. »
C'est un cauchemar... Oui, le capitaine grimaçait quand les violons jouaient des notes trop aiguës près de ses tympans. Pourquoi se moquer de lui ? Tobias le fixait avec amusement, comme s'il était un enfant qui ne connaissait rien de la vie.
« Tu te promènes deux fois dans une ville et tu te prends pour un spécialiste ! s'agaça-t-il.
— Eh, Armand, viens là, juste une minute. » lui demanda Tobias.
Il laissa Charlotte et Kadi au milieu de la rue et emmena Armand près d'un magasin de journaux. La plupart titraient sur un violent krach boursier, ce qui ne disait pas grand-chose au capitaine. Un quoi ? Le monde est fascinant mais très complexe. Son ami d'enfance le saisit par les bras, ignorant les haussements de sourcils des passants.
« Je n'essaie absolument pas de te prendre de haut, Armand. Par pitié, crois-moi ! Je ne te veux aucun mal, aucun mépris, rien ! Pourquoi tu me parles aussi mal ?
— J'en ai marre de te voir. » lâcha-t-il.
Il était horrifié par ses propres paroles, mais tout aussi catastrophé d'y croire dur comme fer.
« C'est cruel, fit Tobias, les yeux emplis de tristesse.
— C'est vrai. J'ai du mal à accepter de t'avoir en face de moi, tu me rappelles de mauvais souvenirs. Laisse-moi un peu de temps, d'accord ? Peut-être que ça ne mènera à rien et que je te traiterai de la même façon pour toujours, m–
— J'ai traversé la moitié du monde pour toi, je ne veux pas entendre ce genre de choses. »
Il le lâcha et lui tourna le dos, visiblement déçu. Armand serra les lèvres et le suivit, en colère contre lui-même. Ça n'avait aucun intérêt d'être honnête ! Aucun ! Tobias ne lui adressa pas un regard avant de s'arrêter devant un petit bâtiment surmonté des mots The Ritz. Plusieurs centaines de personnes habillées de cuir et portant des bandanas colorés attendaient devant la salle de concert, bloquant presque la rue.
« C'est ici, déclara Kadi, comprenant que Tobias ne voulait plus parler.
— Qu'est-ce qu'on fait, on va voir de l'autre côté s'il y a une serrure à crocheter ? proposa Charlotte.
— Je pense qu'il n'y a que ça à faire. » acquiesça Armand.
Alors qu'ils s'éloignaient pour trouver une rue parallèle, ils entendirent un brouhaha derrière eux.
« Regarde, c'est le mec qui a créé le club ! Prends une photo avec lui ! » s'exclamait un jeune homme vêtu de cuir noir de haut en bas.
Armand posa les yeux sur un solide gaillard d'âge mûr, si bronzé qu'il semblait orange, pavanant devant le Ritz. Le capitaine eut à peine le temps de se demander comment agir lorsque Charlotte se précipita sur l'homme.
« Monsieur McHale ? le héla-t-elle avec un grand sourire.
— Hein ? fit-il, déboussolé.
— Monsieur McHale, je vous cherchais ! répéta Charlotte en se plantant devant lui.
— Je ne suis pas McHale, enfin ! dit-il, vaguement irrité. Est-ce que vous l'avez déjà vu ? Je ne ressemble pas à cet incapable ! Faites-moi partir cette fille, elle doit avoir bu. »
Charlotte retourna avec les autres en esquivant deux hommes qui tentaient de l'attraper pour l'éloigner, dépitée.
« McHale n'est même pas le propriétaire du Ritz ! s'exclama-t-elle avec déception. On a été induits en erreur !
— Nälkäinen n'a jamais essayé de nous faire croire que c'était lui, remarqua Kadi. Il va falloir entrer dans la salle... »
Ils firent le tour de la rue, loin du bruit du public, et repérèrent une porte à l'arrière du Ritz. Armand et Tobias formèrent sans se concerter une barrière devant l'entrée pour que personne ne voie Kadi crocheter la serrure. Le capitaine gardait les yeux baissés, paralysé à l'idée de croiser le regard de son ami. Je ne peux pas... Il m'en veut et il a bien raison...
Pendant ce qui lui sembla une éternité, Kadi s'affaira sur la serrure. Quand le bruit satisfaisant de la victoire retentit enfin, Tobias les empêcha d'entrer.
« Il nous faut un plan d'attaque, c'est sans doute dangereux. Qu'est-ce qu'on fait ?
— On s'infiltre dans le concert, énuméra Charlotte, on apprend qui est McHale, on attend la fin et on le cherche. S'il travaille ici, il sera toujours là à la fin du spectacle. Ça vous va ? »
Armand sourit. Sa sœur jumelle était toujours pleine de ressources et de dynamisme, contrairement à lui qui finissait rapidement tétanisé. Elle savait le réveiller, le sortir de sa torpeur. Armand pouvait se sentir perdu, quand des marchands le tenaient en joue après un abordage mal engagé, mais Charlotte ne vacillait jamais. Sa prudence n'avait pas d'égale, mais lorsqu'elle n'avait plus le choix d'éviter le danger ou non...
Ils ouvrirent lentement la porte, s'attendant à tomber face à face avec un immense garde prévu à cet effet, mais personne ne semblait surveiller cette entrée.
« Est-ce que c'est vraiment un bâtiment rattaché à la salle de concert, au moins ? s'inquiéta Kadi en frottant son poignet mis à rude épreuve. On a peut-être marché un peu trop loin...
— Regarde les affiches sur les murs ! » la rassura Tobias.
À l'intérieur, un corridor menait à un espace de stockage de matériel métallique qui ne disait rien à Armand. Les murs étaient tapissés d'affiches présentant des musiciens divers et variés, tous portant des instruments qu'ils n'avaient jamais vus ni entendus. Est-ce que c'est une collection de tous les spectacles qui ont eu lieu ici ?
Armand se sentait étouffé par la lourde odeur de propre de cette partie du bâtiment. À bord du HMS Jolly, il avait tendance à vivre dans des senteurs plus que discutables, les pirates se lavant très peu. La mer exhalait un délicieux parfum iodé, celui de la liberté et de la nature, mais pas les marins.
Soudain, ils entendirent des éclats de voix à l'autre bout du couloir. Tobias saisit le bras de chacun des jumeaux et poussa Kadi dans le dos pour entrer dans le hangar où se trouvait du matériel, un peu trop violent sous le coup de la panique. Ils se précipitèrent derrière une dizaine de gros blocs noirs et s'accroupirent pour ne pas être vus. Armand pouvait lire le mot Marshall imprimé sur les énormes cubes, ignorant ils pouvaient bien servir.
« Jack, va voir ce qu'il nous reste comme amplis ! J'ai l'impression que ça va pas suffire ! »
Comme mué par un réflexe souverain, Tobias les attrapa à nouveau par le poignet et courut vers une autre cachette, légèrement plus éloignée. Armand se sentit moins perdu en reconnaissant deux pianos collés l'un à l'autre. Enfin quelque chose que j'ai déjà vu ! Certains pirates attendaient avec impatience de trouver une escale pour courir dans la première auberge et jouer du piano. Le capitaine préférait ce son à celui du violon, mais les deux ensemble valaient leur pesant d'or.
Ils retinrent leur souffle en entendant le dénommé Jack attraper l'un des gros blocs noirs et le traîner jusqu'au couloir.
« C'est vraiment lourd, ce truc ! T'es sûr qu'ils en auront besoin ?
— J'espère, on va faire trembler New York ! »
Ils éclatèrent de rire et le son de leur voix s'éloigna. Armand soupira, soulagé mais désespéré.
« Ils veulent faire trembler New York, hein ? maugréa-t-il. Je déteste quand la musique est trop forte.
— Je te l'avais dit. » murmura simplement Tobias, toujours peu désireux de lui parler.
Armand voulut le provoquer en lui demandant pourquoi il lui tenait toujours le poignet s'il le détestait à ce point, mais il décida de tenir sa langue. Ce n'est vraiment pas le moment de le mettre en colère. Le contact des doigts de Tobias sur sa peau le brûlait presque. Est-ce que je lui ai déjà tenu la main, à Londres ? Ses souvenirs étaient à la fois vivaces et très flous. Les soirées passées à tenter de rapprocher ses doigts des siens, priant pour qu'il soit déjà en train de dormir... Puis, soudain, Tobias répondait à l'une de ses questions nocturnes et Armand remettait sa main sous ses draps, engourdi jusque dans ses orteils par la peur d'être découvert.
Comme s'il l'avait entendu réfléchir, Tobias se tourna brusquement vers lui. Si pâle... Il songea à son cœur qui ne battait plus, son corps qui ne fonctionnait plus, et se demanda comment il pouvait se comporter presque normalement avec lui. Je ne devrais même pas oser lui parler, il devrait m'effrayer ! Mais ses longs cheveux bouclés, ses yeux en amande, comme avant... Sa moue boudeuse...
« Arrête de me regarder, si tu ne me respectes pas. » lui ordonna Tobias sans plus de cérémonie, et il lui lâcha la main.
Armand déglutit, rongé par la honte. Je ne suis qu'un imbécile, un cœur d'artichaut, et je ne suis pas concentré sur ma mission ! Il devait prendre la tâche de Tobias au sérieux, à présent, ou ils finiraient tous en prison et ne rentreraient jamais chez eux. Je vais menacer ce McHale si violemment que même ses arrière-petits-enfants auront peur de moi.
Kadi, téméraire, sortit la première de leur cachette pour jeter un œil au corridor, puis leur fit signe de la rejoindre. Armand essaya de ne pas courir pour ne pas faire de bruit avec ses grosses bottes de pirate. J'aurais dû me changer pour être à l'aise à Nassau, au lieu de garder tout mon attirail... Heureusement pour lui, il avait laissé son sabre à bord du HMS Jolly après avoir poignardé Tobias. Personne ne m'aurait laissé tranquille si j'avais eu une arme aussi voyante sur moi ! Il ne laissa pas la petite voix dans sa tête lui dire qu'il avait bien fait de tenter de tuer son ami d'enfance.
« Il n'y a plus personne ? demanda Tobias à Kadi, le tirant brusquement de ses pensées.
— C'est bon. Suivez-moi, on y est presque, j'entends le public entrer dans la salle ! »
Armand tendit l'oreille, incapable de distinguer quoi que ce soit. Kadi avait une bien meilleure ouïe que lui, sans doute. Elle aussi souffrira beaucoup d'écouter le concert, la pauvre ! Un instant plus tard, Charlotte se trouvait de nouveau à ses côtés. Après avoir passé des années à faire semblant d'à peine connaître sa propre sœur pour éviter les crises de jalousie de son équipage, Armand avait l'impression d'être redevenu un enfant. Il ne passait plus un seul instant sans elle dans cette nouvelle époque, et il appréciait de plus en plus de la voir à ses côtés en permanence.
« Ça va ? l'interrogea-t-elle soudain, lui prouvant qu'il devait la regarder avec une expression idiote.
— Je suis content d'être avec toi, pour une fois, lui avoua-t-il. Comme avant. »
Un large sourire transcenda son visage, mais les jumeaux n'eurent pas le temps de poursuivre cette conversation inespérément joyeuse. En un clin d'œil, les quatre intrus s'étaient retrouvés entourés d'une dizaine de personnes.
« Vous êtes de la presse ? leur demanda un homme arborant une moustache impressionnante et des cheveux tombant le long de sa nuque.
— Euh..., hésita Armand. Oui, totalement.
— Vous avez trouvé Rose ? On veut le prendre en photo, mais personne ne nous a laissés entrer... On s'est infiltrés !
— Nous aussi ! Et elle est au fond, là-bas, indiqua Armand avec un geste vague de la main.
— Elle, il est marrant, lui. Drôle d'accent... Merci mon gars, on te filera des tuyaux si tu en as besoin un autre jour ! »
Les inconnus les laissèrent plantés au milieu du couloir comme ils étaient apparus, partant vers l'entrée crochetée par Kadi en une petite troupe disciplinée.
« Dis donc, toi, le nargua Tobias, je ne savais pas que tu étais un menteur professionnel.
— Je n'ai absolument rien compris à ce qu'ils m'ont dit. Qu'est-ce que c'est que la presse ? Rose ? Des tuyaux de quoi ?
— Je n'en sais rien... »
Tobias rit doucement, puis parut se souvenir qu'il était censé le bouder. Son visage se ferma et il prit la tête du quatuor, bien décidé à les emmener jusque dans la salle de concert. Malgré sa déception, Armand ne protesta pas.
Après avoir croisé plusieurs employés du Ritz en se faisant passer pour la fameuse presse, ils parvinrent enfin devant la porte qui les séparait du public. Le brouhaha des spectateurs se faisait de plus en plus bruyant.
« Qu'est-ce qu'on fait, on passe et on court dans la foule ? dit Charlotte.
— J'ai peur qu'on nous arrête en cours de route, la prévint Tobias. Suivez-moi, j'ai une idée. »
Armand grimaça. Les bonnes idées de Tobias ne constituaient pas un excellent souvenir dans les méandres de sa mémoire. Il se mettait toujours dans des situations inextricables... un peu comme ce qu'il venait de faire, d'ailleurs. Les gens normaux se retrouvent ruinés, enlevés par des pirates ou dans une famille aimante avec beaucoup d'enfants... Pas trois siècles dans le futur à remplir des missions sans queue ni tête !
Tobias sortit de leur cachette en premier en ouvrant la porte avec assurance. Le battant buta dans la jambe d'un homme de la même couleur de peau que Kadi. Le garde se tourna vers eux, visiblement en colère que quelqu'un le dérange à un moment pareil.
« Qu'est-ce que vous fichez de ce côté ? s'exclama-t-il avec une colère froide et professionnelle. Plus personne n'a le droit de passer par cette porte avant le début du concert ! Les derniers qui la traverseront seront les membres du groupe !
— Kʌbʌri mi ! s'excusa Kadi dans sa langue par réflexe, effrayée par la carrure de l'homme qui bloquait la porte avec son genou. I nɛmthɛnɛ !
— Je... C'est... Ko mʌŋ yɔ-a, ŋes ʌmu-a ? lui demanda-t-il.
— Minɛ yi Kadi, I yema kɔ ro gberkethe... Mari, mar mi ! »
L'homme ne pouvait visiblement pas s'empêcher de sourire, même s'il devait faire respecter l'ordre au Ritz. Il acquiesça et les laissa passer sans un mot, le plus discrètement possible. Ils se perdirent dans la foule qu'ils avaient aperçue à l'extérieur de la salle de concert et formèrent un petit cercle pour ne pas se séparer.
« Kadi, merci infiniment ! Tu lui as parlé en quoi, exactement ? s'enquit Charlotte, impressionnée et reconnaissante.
— En Temné, comme chez moi... Je ne pensais pas qu'il vendrait de Sierra Leone ou que ma langue existerait encore à cette époque, c'est incroyable ! J'ai parlé sans réfléchir, il m'a fait très peur... Je lui ai dit que j'avais besoin d'aller dehors pour respirer, mais je crois qu'après m'avoir entendue il n'avait même plus besoin d'entendre de fausses excuses.
— C'était génial ! Tu nous as tous sauvés ! Tobias, je ne sais pas ce que tu avais prévu de faire, mais elle t'a battu à plate couture.
— Je ne peux pas être parfait, plaisanta-t-il en haussant les épaules.
— J'espère que je la musique ne va pas détruire mes oreilles. » s'inquiéta soudain Armand, incapable de participer à leur conversation.
Il venait de reconnaître sur la scène les mêmes objets que la femme religieuse utilisait dans les rues de New York pour être entendue.
« Eh, toi. »
Armand s'était attendu à se faire houspiller par Tobias ou Charlotte qui, agacés de l'entendre se plaindre du bruit, lui auraient demandé de se taire. Un illustre inconnu à sa droite lui tendit deux petits cônes colorés en lui indiquant de les mettre dans ses oreilles.
« J'en avais emmené pour un ami, mais il n'a pas pu venir. Garde-les, c'est de la folie de venir sans rien ! »
Armand regarda l'homme enfoncer les mêmes objets dans ses oreilles et l'imita. Il lui sourit pour le remercier et entendit un très lointain De rien. Il existait encore des gens aussi généreux que Jackson dans le futur. Jackson ! Il serait tétanisé de voir autant de monde ! Le quartier-maître n'était pas un grand amateur de foule.
En levant les yeux au plafond pour comprendre pourquoi la salle était si lumineuse sans fenêtres, Armand comprit qu'elle était éclairée par des objets crachant des couleurs variées. Le futur est incroyable ! Plus besoin de torches, plus besoin de crier, plus besoin de marcher dans les rues : qu'allait-il découvrir de plus ?
Un peu trop tôt à son goût, la lumière se fit plus tamisée et un groupe de musiciens monta sur scène. Armand se tourna vers ses amis qui lui rendirent son regard confus. Où était McHale ? N'était-il pas censé leur dire que le spectacle allait commencer ? Le capitaine tapa sur l'épaule de l'inconnu qui lui avait donné des protections auditives et lui hurla :
« Qu'est-ce qu'il se passe ? Ça commence déjà ?
— C'est Flatbacker, la première partie ! répondit-il tout en applaudissant le groupe. Les Guns arrivent après ! »
Armand ne savait pas s'il s'agissait de musiciens ou d'armes à feu, mais il décida de ne pas trop s'inquiéter. Il répéta ce qu'il venait d'apprendre à Charlotte qui hocha la tête sans insister. Les quatre membres du groupe venaient sans doute d'Asie, car la forme de leurs yeux rappelait celle de marchands qui n'avaient pas voulu monter à bord du HMS Jolly, ne comprenant pas un mot de ce que les pirates leur disaient. Ils les avaient laissés repartir avec leur navire, incapables de leur expliquer qu'ils pourraient mieux vivre avec eux. On avait tué leur capitaine sous leur nez, peut-être que ça ne leur a pas plu, va savoir...
Lorsque le groupe asiatique commença à jouer, Armand crut que son crâne allait exploser. Le bruit résonnait tout autour de lui. Charlotte, Kadi et Tobias le regardaient avec affolement, les mains plaquées sur les oreilles. Après quelques minutes de panique totale, les deux jeunes femmes éloignèrent progressivement leurs paumes de leur visage et furent capables d'écouter la musique sans souffrir. Tobias semblait toujours danser au bord du gouffre, sans doute pas assez mort pour supporter un capharnaüm sonore aussi intense.
Armand ôta l'une de ses protections et la lui tendit, attristé de le voir dans un tel état. Tobias ne se fit pas prier et s'en saisit précipitamment. Ils appuyèrent tous les deux leur main gauche contre l'oreille qu'ils avaient décidé de sacrifier. Ça va, ce n'est pas aussi insupportable que je l'imaginais. Il échangea un regard fugace avec son ami et reporta son attention sur le concert.
Le capitaine comprenait l'attrait des spectateurs pour ce genre de rythmes endiablés, ayant lui-même dansé au son des violons les plus surexcités à bord du HMS Jolly. Cependant, pourquoi les habitants de New York avaient-ils besoin d'écouter de la musique à un tel niveau sonore ? C'est certainement à cause de leurs percussions, ils sont obligés d'augmenter tous les autres instruments, alors... pourquoi tape-t-il aussi fort dessus ? Armand avait envie de monter sur scène et d'assommer les quatre membres du groupe.
Après plusieurs minutes qui lui parurent durer des heures, le capitaine comprit que les Flatbacker avaient enfin terminé leur petit concert. Il sortit de la transe dans laquelle il s'était volontairement plongé pour supporter cette musique et tapa sur l'épaule de sa sœur.
« McHale va arriver !
— Je sais, mais dis-le à Tobias, répliqua-t-elle avec un sourire malicieux. C'est sa mission, pas la nôtre ! »
Armand faillit lui tirer la langue, vexé. Évidemment qu'il faudrait que je lui parle, mais ce n'est pas le bon moment. Il avait été odieux avec lui. Le capitaine risqua un regard vers Tobias et s'aperçut qu'il l'observait déjà en silence. Un frisson désagréable traversa sa colonne vertébrale : il n'aimait pas être pris la main dans le sac.
« Alors, Capitaine, on me surveille ? le provoqua-t-il avec un rictus. Je sais que McHale arrive, pas besoin de me le rappeler.
— Juste après son annonce, on sortira du Ritz et on l'attendra devant l'entrée, lui dit Armand sans chercher à répliquer.
— On n'y arrivera jamais, regarde tous ces gens ! »
Armand se tourna vers la sortie et écarquilla les yeux. La salle était pleine à craquer de jeunes hommes vaguement menaçants, bien éméchés par l'alcool avant même le début du concert. Tobias dut lire la désapprobation dans ses yeux et lui demanda :
« Mon voisin est complètement fini, encore pire qu'un pirate qui vient de débarquer à Nassau et qui rattrape le temps perdu... Je peux prendre son verre et te le donner, si tu veux, il ne s'en rendra même pas compte.
— On ne va pas se mettre à voler les boissons des spectateurs, quand même !
— Et tu te prends pour un hors-la-loi ! Pourquoi pas ? Regarde, ça prendra cinq secondes. »
Éberlué, Armand regarda son ami saisir délicatement le verre d'alcool de son voisin et en boire une gorgée. Le malheureux qui titubait sur place ne s'aperçut de rien. Tobias secoua la tête en déglutissant, visiblement amusé.
« C'est vraiment fort ! Prends-en un peu, c'est drôle !
— Ça ne te dérange pas de rire de ce genre de choses ? s'irrita Armand. Tu as une mission à accomplir, je te rappelle ! Tu es censé être mort !
— Occupe-toi de tes problèmes. »
Tobias avala une deuxième gorgée et tendit le verre à Armand. Le capitaine porta la boisson à ses lèvres et sentit la piqûre glacée de l'alcool jusque dans sa bouche. Ce n'est ni de la bière, ni du rhum !
« Je ne sais même pas ce que c'est, pour être honnête, avoua Tobias. Bois, c'est marrant !
— Ce truc te monte déjà à la tête, maugréa Armand. Je n'aime pas être ivre, c'est dangereux. Est-ce que tu passais ton temps à te saouler, après mon départ ? Ça te rassurait ? »
Il se demanda pourquoi il lui posait des questions aussi négatives, d'un seul coup. Tobias ne méritait pas de devoir se rappeler des instants les plus sombres de sa vie, provoqués par les décisions prises sur un coup de tête d'Armand. Le jeune homme dissimula son visage derrière ses cheveux bouclés et acquiesça.
« Est-ce que ça te fait plaisir d'avoir ce genre d'informations ? l'interrogea-t-il, la voix brisée par la tristesse. Après toute cette histoire, quand j'aurai retrouvé mon corps normal, tu vas aller te coucher et te dire que Tobias a été malheureux sans toi, c'est ça ?
— Non, enfin... C'est juste que–
— C'est juste que tu veux faire la conversation, mais que tu ne sais pas quoi me dire, parce qu'il n'y a rien de positif à raconter. J'ai bon ? »
Armand haussa les sourcils, surpris mais soulagé que Tobias ait compris la situation aussi rapidement. Effectivement, il n'avait aucun sujet de conversation à disposition. Son ami l'observait attentivement, ses yeux sombres scrutant ses traits avec inquiétude. Gêné par l'insistance de son regard, Armand prit une longue gorgée d'alcool et faillit s'étrangler. C'est fort ! Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?
« On pourrait repartir de zéro, lui proposa Tobias.
— Non, je veux connaître ta vie dans les moindres détails, protesta Armand. Tu m'as cherché pendant dix ans, j'ai essayé de ne plus penser à toi, ça mérite bien quelques discussions.
— J'ai changé et toi aussi, nous ne sommes plus les mêmes personnes. »
Armand fit la moue et but sur-le-champ une deuxième gorgée d'alcool, trop embarrassé pour hocher la tête. Il a complètement raison. Tobias ne ressemblait ni physiquement, ni mentalement à son ami d'enfance, mis à part quelques traits vaguement reconnaissables. Ils allaient devoir s'apprivoiser à nouveau pour se faire confiance, sans pouvoir s'appuyer sur des souvenirs adolescents.
« Les gars, vous êtes gênants. » intervint soudain Charlotte.
Ils se tournèrent vers elle en faisant semblant de ne pas comprendre de quoi elle parlait, comme deux gamins.
« C'est bien que vous vous entendiez un peu mieux, mais vous hurlez comme des imbéciles avec vos protections auditives. Tout le monde vous écoute, arrêtez un peu de vous faire remarquer ! »
Elle leur présenta son dos, boudeuse. Elle doit vraiment avoir honte de nous pour en arriver là... Armand remarqua rapidement que plusieurs hommes les regardaient avec un sourire idiot. Heureusement que je n'ai rien dit de plus spécifique que ça... Si je m'étais mis à parler de Nälkäinen, ils nous auraient pris pour des ivrognes. À bien y réfléchir, ils n'auraient peut-être pas trouvé ça étrange, compte tenu de l'ambiance et des verres d'alcool passant de main en main.
La lumière disparut à nouveau de la salle à l'exception de la scène. Un homme portant une petite barbe grisonnante monta sur l'estrade. McHale ? C'est lui, alors ? Celui qui fait quelques annonces avant le concert ? Armand se retint de soupirer de soulagement. S'il devait se battre physiquement contre cet homme, il pourrait sans doute avoir le dessus.
McHale s'éclaircit la voix.
« Mesdames et messieurs–
— Parle dans le micro, loser ! s'exclama un homme passablement éméché au premier rang.
— Mesdames et messieurs ! répéta McHale, se positionnant au même endroit que le chanteur du groupe précédent. Je vous demanderai d'éteindre vos cigarettes pour éviter de provoquer un incendie ! »
McHale se fit huer copieusement, et plusieurs spectateurs tentèrent de jeter des tiges de papier incandescentes par-dessus les gardes protégeant la scène. C'est ça, une cigarette ? On ne peut pas dire qu'ils soient très obéissants.
« C'est bon, ça va ! lança McHale, vexé. Applaudissez très fort les Guns N' Roses ! »
Le public accueillit le groupe avec une ovation générale. Armand cria aussi en brandissant une main dans les airs, sans savoir pourquoi il se donnait tant de mal. Peut-être qu'après avoir attendu ce concert depuis des heures, il avait réellement envie de voir le visage des musiciens en question.
Le capitaine nota en détail celui de McHale qui quittait subrepticement la scène. On se reverra, McHale, même si je ne sais pas du tout pourquoi je dois te dissuader de devenir un grand entrepreneur. Le pauvre bougre lui faisait presque pitié, il lui donnait l'impression d'être un raté absolu. Et nous sommes censés l'empêcher de changer de vie ? C'est moche.
Armand oublia les Guns N' Roses qui arrivaient sur scène sous les hurlements de joie de la foule. Était-il prêt à gâcher la vie d'un inconnu pour sauver un ami qu'il retrouvait à peine après dix ans de cavale ? Je crois que oui... c'est ça, le pire. Armand ne ressentait aucune honte, la culpabilité était très loin de l'étouffer. Je n'ai pas choisi la piraterie pour avoir mal au cœur à chaque fois que je fais quelque chose pour mon profit, pas vrai ?
Il reporta son attention sur le concert et sa tête se mit à battre la mesure d'elle-même, comme tous ses voisins, même celui de Tobias qui tenait à peine debout. C'est mieux que le groupe précédent... Toujours beaucoup trop fort, mais mieux ! Puisqu'ils étaient coincés ici pour une bonne heure... Il croisa le regard appréciateur d'une jeune femme à sa droite et baissa les yeux. Est-ce que je lui plais ? Elle ne pourra jamais m'intéresser... Un coup d'œil vers la scène lui indiqua qu'il ne devait pas être si prétentieux : il avait simplement la même coupe de cheveux que le chanteur.
Armand se laissa happer par la musique, la tête de plus en plus légère, un peu trop d'alcool dans le sang et pas assez de nourriture dans l'estomac. Les lumières colorées tournaient autour de lui dans une tornade impossible à ralentir. Il sentait des gouttes de sueur perler de son front et se perdre dans les mèches de cheveux plaquées contre son visage. Plus rapidement qu'il ne pensait le faire au cours de la soirée, Armand se retrouva à secouer la tête un peu trop près de Tobias. Il voulut s'excuser, mais son ami éclata de rire. Il ne semblait pas bien tenir sur ses jambes et vacillait lentement au rythme de la musique.
Au beau milieu de son ivresse, le capitaine songea que Tobias ne pouvait pas être saoul, lui. Son corps n'était plus censé fonctionner après la malédiction de Nälkäinen. Il a bien expliqué qu'il ne sentait plus le goût des aliments, alors les effets de l'alcool... Il devait faire semblant d'être éméché, sans aucun doute.
« Pourquoi tu titubes ? lui cria-t-il par-dessus la musique.
— Je fais la même chose que toi, se justifia-t-il. On s'amuse tous les deux, pour une fois ! »
Grisé par cette réponse, Armand s'oublia définitivement. Il sauta sur place, comme possédé par la guitare surpuissante du chevelu à chapeau qui sévissait sur scène. Les mouvements que ses bras n'étaient pas calculés, ni même logiques. Armand n'avait aucune idée de ce qu'il faisait. Il sentit plusieurs fois ses coudes entrer en collision avec les épaules de Tobias. Son ami le regardait avec un sourire en coin tout en surveillant Charlotte et Kadi. Il y a au moins un adulte dans la salle, songea Armand en avalant une nouvelle gorgée du breuvage qui lui brûla délicieusement la gorge.
Lorsque la musique prit fin, Armand n'entendit plus que le bourdonnement incessant de ses propres oreilles. Il tenait à peine sur ses jambes, ses genoux menaçaient de le laisser tomber. Le capitaine se cramponna à Tobias en désespoir de cause, catastrophé de son propre état. Je crois... Je crois que j'ai fait comme les pirates de mon équipage que je critiquais tous les soirs dans mes pensées...
Charlotte et Kadi se tournèrent vers eux pour les exhorter à chercher McHale et furent horrifiées de le voir dans une telle posture.
« Armand ! s'exclama sa sœur jumelle, les yeux écarquillés. Tu es bourré comme un cochon !
— Je crois bien que oui..., marmonna le capitaine en se frottant les paupières avec ses poings, comme un bébé prêt à pleurer. J'ai la tête qui tourne...
— Attendez devant le Ritz, on s'occupe du reste. »
Charlotte soupira et attrapa Kadi par la manche pour la faire passer devant elle. Armand l'entendit faire une dernière recommandation à Tobias.
« Ne profite pas de lui, il n'est pas dans son état normal.
— Je n'en avais pas l'intention ! se récria son ami, froissé par sa réflexion.
— Je préfère te prévenir. »
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