« Encore un peu de pâté, Charlotte ?

— Allez, je pense que je le mérite ! »

Charlotte étala du pâté sur une épaisse tranche de pain. À seulement vingt-cinq ans, elle avait obtenu un poste de marin sur un navire marchand, mais un navire prestigieux. Pas comme tous ces rafiots où les travailleurs sont maltraités, non.

Bien sûr, ses parents s'inquiétaient. Elle devait cacher son identité à bord du navire, envers et contre tout, mais l'appel de la mer était bien trop puissant. Tout le monde avait tenté de la dissuader, jour après jour, année après année. L'argument qui l'avait sauvée était la présence de son propre frère à bord. Comme souvent, on faisait bien plus confiance à un homme qu'à son sosie féminin, ce qu'elle regrettait amèrement. Charlotte avait la sensation que, dans une autre vie, elle aurait pu se battre, vivre des aventures extraordinaires, mais que sa vision de l'océan se résumerait pour toujours à la marine marchande.

De l'autre côté de la table, Armand mâchait pensivement une tartine de pâté. Charlotte le trouvait de plus en plus distrait, ces derniers temps. Elle-même réfléchissait bien plus que d'habitude, comme si son esprit ne pouvait s'arrêter de fonctionner à plein régime. Elle dormait très mal, accablée de questions existentielles. Bien sûr, je suis fière d'avoir été engagée, je vais bientôt réaliser mon rêve... Mais est-ce que c'est la vie que je dois mener ? De sinistres arrière-pensées lui chuchotaient qu'elle aurait dû trouver l'amour et se marier, qu'il lui manquait quelque chose.

Lorsqu'elle leva les yeux de son assiette pour interroger Armand du regard, elle fut aveuglée par une lumière blanche. Quelques instants plus tard, elle tenait un pan de la nappe roulé en boule dans ses poings crispés. Armand la fixait avec terreur.

« Je dois aider Charlotte à couper ses cheveux pour demain, annonça-t-il en se levant brusquement de table. Viens. »

Charlotte le suivit, ignorant les exclamations étonnées de leurs parents. Armand ferma le plus doucement possible la porte de leur chambre et lui saisit les épaules si violemment qu'elle faillit tomber à la renverse.

« Qu'est-ce que c'est que ce délire ?! s'exclama-t-il. J'ai des souvenirs complètement différents, qu'est-ce qu'on fabrique ici ?

— Attends, attends, il faut que je réfléchisse. »

Charlotte s'assit sur son lit et prit sa tête entre ses mains. Une partie de son esprit était maintenant emplie d'informations sur une existence parallèle qu'elle aurait menée depuis son enfance.

« Nos parents sont morts ?

— Pas aujourd'hui, en tout cas. Grâce à Kadi. »

Tout lui revenait, à présent. Kadi, sa seule amie dans ce monde infernal, les avait sauvés d'un destin funeste au dernier moment. Elle avait remis les pendules à l'heure en empêchant Nälkäinen de naître. Le passé et le futur ne seraient plus régis par une entité capricieuse et cupide.

« J'ai l'impression que c'est cette vie qui est fausse, murmura Charlotte. Celle qu'on a vécue sans se rendre compte qu'elle n'était pas... pas celle qui était prévue, tu comprends ?

— Tu te rends compte de ce qu'on a fait, pendant des années ? s'extasia Armand, les yeux perdus dans ses réminiscences. On a dirigé un équipage de pirates !

— On a voyagé dans le temps !

— On a trouvé l'amour ! »

Un frisson glacé s'insinua dans les entrailles de Charlotte. Elle aurait préféré ne pas se souvenir de Matthews, à vrai dire. Armand était peut-être fou de joie d'avoir retrouvé Tobias, mais l'objet de ses sentiments les plus honteux voguait sur les mers sans la connaître.

« Maintenant que je ne suis plus pirate, est-ce que tu penses que Matthews pourrait m'aimer ? »

Armand la regarda comme si la foudre venait de le frapper.

« Tu me demandes des conseils dans le domaine sentimental ? À moi ?

— On ne sait jamais, l'innocence peut rendre lucide.

— L'innocence ? J'ai déjà embrassé quelqu'un, moi !

— Dans une autre vie ! répliqua Charlotte. Et la même personne que moi, en plus.

— Dans une autre vie aussi ! »

Charlotte éclata de rire. La situation était trop absurde pour la prendre au sérieux. Elle décida de ne plus penser à Matthews. Ça n'y changera rien, de toute façon. Si je croise sa route, tant mieux. Sinon... je trouverai peut-être chaussure à mon pied ailleurs, qui sait ?

« Qu'est-ce qu'on fait, on part à Nassau ?

— À Nassau..., répéta Armand, pensif. C'est loin, est-ce que les autres nous auront attendus ?

— Si Tobias vient de retrouver la mémoire, il est aussi loin des Caraïbes que nous. Le temps qu'il atteigne les Amériques, nous y serons aussi.

— Et Kadi ? J'ai peur pour elle... Et si Tobias ne l'avait pas aidée ? »

Charlotte déglutit. Où pouvait se trouver son amie, à présent ?

« Ce sera notre mission, d'accord ? On trouve tous les autres, puis on cherche Kadi. Chaque négrier, chaque plantation de Curaçao, partout. »

Armand acquiesça, aussi déterminé qu'elle.

« Il faut que je décide quel bateau prendre pour la traversée. Je dois aussi nous dégoter un équipage aussi minime que possible.

— Un bateau ? Un équipage ? Nous avons déjà les deux, Armand.

— Jamais nous n'irons jusqu'à Nassau sans nous faire attaquer par des pirates ! »

Il écarquilla les yeux.

« Oh. »

Les Caraïbes ne furent pas leur première destination. Le King's Terror s'arrêta non loin de Coro, puis remonta enfin vers Cuba. Armand et Charlotte attendirent des mois qu'un navire ne les attaque.

« Aucun bateau de marchandises ne pouvait naviguer tranquille, quand on tournait en rond dans cette région, maugréa Armand en nettoyant l'extérieur d'un canon.

— J'ai l'impression de revivre Fuentes, répondit Charlotte d'une voix artificiellement grave, jouant son rôle d'homme dans les moindres détails. Mais on a fini par être attaqués, il ne faut pas s'inquiéter. »

Ils durent patienter cinq semaines de plus. Cuba n'était pas encore visible à l'horizon, une légère brise empêchait l'équipage de suffoquer. Cette chaleur... Charlotte s'essuya le front et but une gorgée de rhum.

« Ce n'est pas assez frais, je préférerais avoir de l'eau, soupira-t-elle en tendant la bouteille à Armand. À ton avis, est-ce que tu pourras devenir capitaine du bateau pirate qui nous abordera ?

— Non, répondit-il, catégorique. Je ne sais pas me battre, ce n'est pas quelque chose que j'ai appris dans cette vie. »

Charlotte acquiesça. Effectivement, il n'avait pas pratiqué l'escrime avec Tobias dans un orphelinat londonien.

« Navire à bâbord ! » s'exclama Jonathan, un solide marin posté à la vigie.

Les jumeaux levèrent les yeux avec espoir, et ils n'étaient pas les seuls. En ces temps difficiles où le travail était rare, beaucoup avaient découvert avec amertume que le salaire ne valait pas les maltraitances. Même sur un bateau riche et huppé, le capitaine n'hésitait pas à rompre ses belles promesses une fois l'Europe hors de vue.

Sans grande conviction, les canonniers s'installèrent derrière leurs armes de prédilection et tentèrent de viser l'imposant navire qui s'approchait d'eux. Il ne pouvait s'agir que de pirates : aucun marchand ne prenait le risque de foncer droit sur un autre bateau, la cargaison valant beaucoup trop cher.

Armand prit la main de Charlotte sans se soucier du regard de leur capitaine, qui ne faisait plus attention à eux. Au loin, fièrement campé sur le pont, se tenait Jackson.