J'ai l'impression d'errer dans ce monde si étrange depuis une éternité. Partout où je vais, je revois des morceaux de ma vie, j'entends les voix d'Isabella, de ma tante ou de Hope. Tout est en constant changement et je me suis habituée à cette impression de flotter sans jamais toucher le sol. La fatigue ne m'atteint jamais, c'est comme si j'étais inépuisable. 

Mais intérieurement, je n'en peux plus. Je veux retrouver Hope. Et même si dans cette dimension je ne peux pas fermes les yeux, je vois son visage partout. Au détour d'une impasse de souvenirs, au coin d'un nuage d'émotions, au-dessus d'une pensée qui se balade.

Elle me hante, littéralement. Elle m'obsède. Tout ce temps passé ici m'a fait réaliser à quel point je l'aime. A quel point je suis dépendant d'elle, de son regard envoûtant, de ses cheveux soyeux, de ses lèvres rosées.

J'ai revécu toute ma vie depuis mon arrivée ici. Littéralement. C'est comme si mon cerveau essayait de me faire passer un message. Parce qu'en vérité, c'est bien mon esprit qui crée cet endroit, ce monde dénué de toute logique primaire.

C'est comme cette légende qui raconte que juste avant de mourir, on a un flash-back de tout ce qu'on a vécu. J'ai l'impression d'être coincé dedans. Peut-être qu'après tout, je suis en train de partir et que c'est mes derniers moments conscients ? Ou peut-être même que je suis déjà parti, enterré six pieds sous terre ?

Je n'en sais rien et ça me terrifie. 

Il n'y a pas de sortie ici. J'ai cherché à avancer jusqu'à trouver une manière de me réveiller mais c'est comme si le paysage se matérialisait devant mes yeux au fur et à mesure que je marche. 

C'est comme pour les souvenirs. Je ne peux pas les provoquer, ils arrivent les uns après les autres, parfois j'en vois trois d'affilé, parfois il me semble que des semaines s'écoulent entre deux.

C'est un mystère que je n'ai pas encore résolu.

Mais bientôt, j'aurais toutes les réponses. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je sens que le moment est proche. Je sens que l'atmosphère devient plus lourde.

Et j'ai peur de ce qui va arriver. J'ai peur qu'une soudaine douleur me prenne, que je cesse de respirer, dans cette dimension irréelle comme sur Terre aux côtés de Hope. J'ai peur que tout s'effondre et que je sombre dans le mer de mes souvenirs. J'ai peur aussi d'ouvrir les yeux, même si c'est l'unique chose que je veux.

Contradictoire, je sais. Mais je ne peux m'empêcher de redouter le moment où je vais quitter ce lieu et retrouver ma place parmi les vivants. Parce que quelque part, tout ce temps passé ici m'a donné l'impression que je n'en faisais plus partie. Que je vivais dans mon propre univers.

Je suis terrifié et en même temps, je n'en peux plus d'attendre.

Petit à petit, alors que je dérive au gré de la douce brise de mes sentiments, je perçois un changement. Je ne saurais pas vraiment décrire quoi, c'est comme une émotion, un déclic qui se produit dans ma poitrine. Le brouillard qui semble désormais constituer ma demeure se trouble et prend une étrange couleur orangée, puis dorée.

Et au loin, je vois une silhouette approcher.

J'ai tout d'abord peur de reconnaître les yeux azur de Hope et ses longs cheveux d'or et de me rendre compte qu'elle a abandonné, qu'elle m'a rejoint et que nous allons partir ensemble. Mais quand mon regard se pose sur des mèches rousses et des prunelles émeraude, je n'ai plus peur, je suis tétanisé.

Isabella

Sans que je puisse vraiment l'expliquer, je comprends que cette fois, ce n'est pas une illusion. C'est la vraie Isa, pas celle qui m'avait rendu visite et n'était qu'un cauchemar inventé de toutes pièces par mon cerveau.

C'est ma Isa.

Ou plutôt, c'était ma Isa.

Elle s'approche de sa démarche assurée et je ne peux m'empêcher de remarquer à quel point elle paraît heureuse. Toute trace de tristesse a quitté son regard vert qui avait fini par devenir terne, semblable à une mare boueuse. Il n'y a pas de cernes qui viennent assombrir son visage comme le faisait la fatigue et le désespoir dans ses derniers jours. Ses cheveux qui étaient emmêlés et plats quand elle est partie sont d'un orange vif et forment un halo autour de sa tête, me faisait penser à une étoile de feu. Ses fossettes dont j'avais presque oublié l'existence ressortent de plus belle quand elle me sourit et je remarque à quel point son visage rayonne, plus encore que quand je l'ai rencontré.

Elle brille, littéralement. Comme un rayon de soleil. Comme un ange de lumière.

Et quelque part, c'est ce qu'elle est. Un ange.

Elle vient se placer devant moi et me salue :

— Salut, Tom.

Sa voix qui m'avait tant manqué me chamboule et je manque de tomber. Les larmes menacent de couler et je les retiens avec peine

— Isa, je... Je suis tellement désolé.

Aucun mot ne saurait exprimer la tristesse et la culpabilité que je ressens en cet instant. La voir ainsi, telle qu'elle aurait toujours dû être me remplit d'un chagrin qui déborde de mon cœur et inonde mes yeux, à tel point que ma vision se trouble comme à cause de la buée.

Je m'effondre à genoux, incapable de me retenir et mon corps tressaute, secoué par les sanglots Je répète, encore et encore, comme si ça pouvait effacer tout ce qui est arrivé :

— Je suis désolé, désolé, désolé, désolé... 

— Relève toi, Tom, m'indique-t-elle simplement. Et regarde moi.

J'obéis, malgré la difficulté que cela me pose.

— Tu n'as rien à te faire pardonner, rien n'est de ta faute. Je ne pouvais pas être sauvé. Et tu le sais, au fond de toi. Ce monde n'était pas pour moi. J'étais destinée à partir et personne n'aurait pu m'en empêcher.

— Si je t'avais plus aidé, ou plus aimé, tu serais peut-être restée... 

— Non, Tom. Et tu aurais eu beau décrocher la Lune pour moi, je serais quand même partie. C'était mon destin, tu comprends ? 

Mes larmes ne tarissent pas et j'ai l'impression de me noyer dans mon propre chagrin. Toute la tristesse dont je n'avais même pas connaissance s'évacue à travers les gouttes salées qui dégoulinent le long de mes joues et tombent dans le néant.

— Mais toi, tu dois vivre. Tu dois te réveiller, Tom, parce que là-bas, quelqu'un t'attend. Hope t'attend.

En entendant son nom, mes pleurs redoublent, mêlant tristesse, manque, culpabilité, colère, peur. Je ne suis plus qu'une boule d'émotions qui parlent pour moi et je ne parviens pas à m'arrêter.

— Tu dois la rejoindre. Ta vie est avec elle, sur Terre, Tom. Je n'en fais pas partie. Je n'en fais plus partie. Tu dois me laisser ici, me laisser partir et la retrouver. 

— Je ne peux pas, je balbutie. Je n'y arrive pas sans toi, Isa.

— Bien sûr que si, tu y arrives. Et tu y arriveras très bien là-bas. J'ai vécu. J'ai aimé. J'ai fait mon temps. Et maintenant, je dois partir. Mais toi, tu dois te réveiller. Va, Tom, va retrouver celle que tu aimes. Va profiter du bonheur qu'elle t'offre. Va vivre ta vie.

Sa voix se fait plus lointaine, comme si elle s'éloignait et ses derniers mots ne sont qu'un murmure à mes oreilles tandis qu'elle se penche vers moi, toujours à genoux. Sa silhouette se trouble et je me rends compte que je peux voir à travers elle, comme si c'était un fantôme.

Elle pose son regard dans le mien et dans cet échange, je comprends. Je comprends tout ce qu'elle a ressenti et tout ce qu'elle ressent. 

Isa était un ange de lumière trop pur pour ce monde. Désormais, elle va rejoindre le sien. Et moi, je vais rejoindre le mien. Trop longtemps j'ai cru que ma place se trouvait à ses côtés, dans les cieux, parmi les morts.

J'ai eu tort. Ma place se trouve près de Hope. Parmi les vivants.

Juste avant qu'elle ne s'évapore, elle ferme les yeux et je fais de même.

C'est fini.