Diégo
Le soleil tape si fort sur les pierres blanches, qu’il n’y a que les cigales qui se permettent encore de chanter. Il est quatorze heures et seuls les touristes osent défier le soleil qui leur brûle la peau.
Derrière les volets entrebâillés, les Gardians font la sieste.
Saintes-Maries-de-la Mer, milieu du mois de mai. Le centre de l’ancienne ville fortifiée se remplit de caravanes. Les gitans arrivent. Les bohémiens vont bientôt déployer leur folklore et leur dialecte si particulier. Les anciens, ceux qui parlent encore le kalo feront résonner les murs de leur jargon chantant partout dans la vieille ville. Les gitans, ce sont eux qui ont donné à l’Espagne le meilleur de l’art Flamenco. Ils arrivent par dizaine de milliers.
Parmi eux il y a aussi les Manouches et les Roms. Ils viennent ici, comme Sainte Marie-Salomé et Sainte Marie-Jacobé au premier siècle de notre ère.
Ils viennent pour la procession. Pour Sara la Kali. Ici, l’Eglise ne les regarde pas de travers, elle ne les juge pas. Elle les accepte.
Dans quelques jours, ils vont mener Marie Sara à la mer. Cette immersion rituelle dans la méditerranée obéit à une tradition séculaire. Déjà au XVIIe siècle, les Camarguais se rendaient, à travers les vignes, sur la plage, et se prosternaient à genoux dans la mer. Aujourd’hui, la statue de Sarah est immergée jusqu'à mi-corps.
La procession aura lieu dans quelques jours. Le vingt quatre mai exactement.
Mais déjà, sous le chœur de l'église, dans la crypte semi enterrée, se pressent des générations de Gitans. Sara la noire est là. Représentée par une statue vêtue, elle accueille ses fidèles qui viennent en masse se recueillir devant l’autel couvert d’ex-voto, mais aussi les visiteurs et les curieux qui veulent seulement voir, regarder.
Le plafond de la crypte est noir de la fumée des bougies.
Il est dix heures pile. Un nombre incalculable de petit lumignons sont allumés et réchauffent l’intérieur de la crypte, quand la chaleur fait se tordre comme des serpents les bougies blanches.
Un nombre incalculable ?
Non, mille très exactement. Il est dix heure zéro-zéro et mille petites flammes éclairent la voûte lorsque le sol se met à trembler.
Les touristes s’affolent, se bousculent et remontent les escaliers aussi vite qu’ils peuvent. Une fois le caveau vidé de ses visiteurs, la grille se claque, interdisant l’accès à Sara, lorsqu’une dalle du sol se descelle.
C’est au neuvième siècle que l’église avait été construite. Comme une forteresse, visible jusqu’à dix kilomètres dans les terres, son toit est entouré d’un chemin de ronde à quinze mètres de haut, avec mâchicoulis et créneaux, et servait à surveiller les attaques et protéger la ville des raids des pirates barbaresques.
Sous la nef unique, vide de monde, la dalle était totalement descellée, il n’avait plus qu’à la soulever.
Ses bras maigres peinaient et trouvaient le travail difficile. Il avait été habitué à ce que tout soit dur pour lui, mais là, après voir passé deux mille ans congelé, ses forces l’avaient quitté et c’était bien normal.
Une fois sorti de son cercueil de cryogénisation, il baissa les yeux sur ses cuisses maigres. S’il sortait vêtu de la sorte, la police allait s’occuper de lui. Il allait être pris pour un illuminé.
Il y a longtemps, il n’avait été pris au sérieux que par quelques uns.
Forcément, il devait éviter de reproduire le passé.
Se frayer un passage dans la vraie ferveur gitane était le plus facile. Au milieu des femmes qui disent « la bonne aventure » des violons et des guitares qui accompagnent les veillées, sa tenue attira la charité et l’homme fut habillé d’un pantalon et d’une chemise de lin.
Suivre ces voyageurs qui prient une idole trop longtemps traitée de Païenne, le mettait en sécurité. Perdu au milieu de cette population, il pourrait se refaire une santé pendant les quelques jours qui précédaient la procession.
Diego aidait comme il pouvait ses hôtes, avec du pain, ça il savait faire, et des poissons qu’il pêchait. Les veillées s’enchaînaient et les gitans ne posaient pas de question sur ses blessures. Ils l’acceptaient tout simplement en attendant le jour où ils prendraient d’assaut l’antique sanctuaire.
Le vingt quatre mai arriva.
Les reliques de Marie-Jacobé et Marie-Salomé furent descendues des châsses.
L’église se remplit. Les prières montèrent. A bout de bras, on présentait les enfants devant les statues. La crypte était remplie d’une multitude de petits cierges qui éclairaient la nef de leurs flammes vacillantes.
Plus de cinquante manteaux s'amoncelaient sur la frêle statue. Le corps de Sara la Kali grossissait quand son fin visage pâlissait sous les attouchements implorants.
Ils partaient à la mer.
Les Arlésiennes faisaient une escorte d'honneur, mais c’étaient les Gitans qui répétaient mille fois les cantiques et les "Vive Sainte Sara". Les gardians, à cheval, eux peinaient à maintenir la foule. Le peuple était en marche, plus rien ne les arrêteraient jusqu’à l’eau. Diego les regarda et sourit.
La ville s’était comme vidée de ses habitants.
Diégo se retrouva seul tout près des arènes. Il contemplait ce folklore lorsque il remarqua, près de lui, trois jeunes femmes habillées avec le costume traditionnel de Mireille qui le dévisageaient. Le pantalon et le jupon court qu’elles portaient sous leur jupe pour la faire gonfler, leur donnait l’impression d’avoir une taille d’une extrême finesse. Diégo appréciait ces belles filles dont les jupes colorées se finissaient à vingt centimètres du sol, sur des chaussettes de coton blanc tricotées et des ballerines noires. Mais les demoiselles lorgnaient principalement ses mains blessées. Il les fourra dans ses poches pour dissimuler les blessures profondes.
Immédiatement, il ressortit sa main qui tenait une enveloppe. Comment était elle arrivée là ?
Il abandonna les jeunes filles qui ricanaient entre elles et décacheta l’arrière de la missive.
Sur le papier il lut les mots « calvaire, inconscience, désolation, supplice, pardon ».
Pardon, pourrait-il pardonner ?
Longtemps il crut que oui. Maintenant, non.
Il ne restait de tous ses efforts que de l’amertume. Alors la bonté ne faisait plus partie de lui.
Un dernier coup d’œil en direction de la mer, les trois jeunes filles étaient toujours là à minauder.
Il se dirigea nonchalamment vers elles et engagea la conversation.
Les belles, tout juste autorisées à porter le ruban , ne se firent pas prier pour converser avec l’inconnu. La plus débauchée l’invita chez elle...
Diégo avait quelque chose qui attirait. Peut-être son pantalon large et sa chemise blanc cassé ouverte sur son torse fin, ou plus simplement un quelque chose d’indicible qui transparaissait sur son visage creusé.
Il suivit la jeune fille jusqu’à ses appartements. Elle entra et comme un automate alluma la télévision. Diégo, hypnotisé par l’appareil, ne lâchait pas l’écran des yeux.
Puis la jeune femme revint en tenue plus légère, débarrassée de son accoutrement folklorique.
- La salle de bain est là-bas, lâcha-t-elle à l’attention de son invité.
Diégo leva la tête dans la direction qu’on lui indiquait.
Dans la salle de bain, il baigna son corps et entreprit de tailler sa barbe. Au bout d’une heure, il ressortit de la petite pièce d’eau, ses cheveux soigneusement attachés en catogan et sa barbe taillée comme un hipster.
La jeune femme, impudique, était affalée sur son canapé devant l’écran de télé allumé. Elle dormait, un masque d’inconscience plaqué sur son visage.
Diégo sourit et quitta la pièce sans bruit.
Dehors, il fut accueilli par le chant des cigales et au loin, le bourdonnement des chants entonnés à l’intention de Sara la kali. L’espoir vivait encore. Toujours caché dans le cœur des hommes, trop empli de craintes ou trop petits pour y accueillir l’amour.
Alors Diégo prit la route en direction d’Arles.
Il irait de ville en ville découvrir les peuples.
Il se retourna un instant. Il était suivi par quelques personnes.
- Pourquoi me suivez-vous ?
- Nous voulons faire la route avec toi, rencontrer les gens.
- Vous faites ce que vous voulez, mais je ne veux rien avoir à faire avec vous ! cracha Diégo.
Cette réponse cassante en stoppa net quelques uns.
D’autres continuèrent à suivre ses pas.
Il n’était pas question qu’une troupe d’insensés le suive. Il avait déjà donné.
D’autant qu’ils n’avaient sûrement rien de bien à lui apporter, sauf de la misère ou de l’amertume. Changer l’homme était une tâche beaucoup trop importante pour lui. Il ne voulait plus s’attaquer à une telle mission.
Que d’autres s’y collent.
Derrière lui, un homme marchait toujours dans ses pas.
- Je vous ai dit de ne pas me suivre !
L’homme n’écouta pas l’exhortation de Diégo.
Tant pis, si celui-ci continuait à le suivre, il lui servirait de cobaye. Diégo était tout de même expert en manipulation, il lui apprendrait la bonne parole et les hommes ne manqueraient pas de se charger de sa personne.
Pour jouer, il décida de compter encore jusqu’à cent, s’il était toujours là…
Diégo se retourna, quand son suiveur lui dit :
- Je m’appelle Juhib Dullah, mais on me surnomme souvent Judas..
***
La procession de Sainte Sara peut être qualifiée de folklore par les estivants, mais un folklore inoubliable...
Mais c'est oublier que cette foule prie, à sa manière.
C’est aussi ne pas vouloir comprendre que ce peuple derrière Sara,
en marchant vers la mer,
marche aussi vers Dieu.
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