Chapitre 9
Je suis réveillée en pleine nuit par des cris. Il y a un moment de silence et je me demande si je n'ai pas rêvé. Mais les hurlements reviennent, glaçants, en provenance de la rue. Je me glisse jusqu'à la fenêtre. À la lumière du lampadaire clignotant, je parviens à distinguer des silhouettes vêtues de blanc encerclant un Déshydraté. La lumière s'éteint. Il vocifère. Lumière. Une lutte féroce fait rage. Puis la rue est à nouveau plongée dans l'obscurité. Il y a un grand bruit, sourd, métallique. Lumière. L'homme en gris tombe à terre.
Et ne bouge plus.
Je tente de respirer, mais l'air semble avoir quitté mes poumons, avoir quitté l'univers tout entier.
Dans le Phare, aucune lumière ne s'allume, aucun bruit ne vient troubler le silence qui s'est installé. Comme si personne n'avait entendu. Comme si ce n'était pas réel. Comme si c'était normal.
Je ne parviens pas à me rendormir.
Le matin, je croise Jenna. Elle a les yeux rougis, comme si elle avait pleuré, mais ne fait aucun commentaire.
— Qui est-ce que c'était ? dis-je lorsque nous entrons au Centre de Distribution. Qu'est-ce qu'ils lui voulaient ? Pourquoi...
Jenna frémit.
— Il devait venir me voir. Sois là ce soir. A vingt heures. C'est important. N'en parle pas à ton Hydraté.
Elle s'enfonce dans la foule pour couper court à mes questions, et je la perds rapidement de vue. Je ne m'attarde pas, me contentant de prendre mes vingt centilitres d'eau et mes deux rations et demi.
Lorsque j'arrive chez Marvyn, il m'attend devant son portail.
— Mon père ne travaille pas aujourd'hui. J'ai jugé préférable de ne pas rester ici.
Il me fait monter dans sa voiture. Je n'ose pas imaginer combien de milliers de litres il a dû payer. En une semaine, j'ai vu plus de choses luxueuses que dans toute ma vie.
Marvyn prend des cours par correspondance. S'il a essayé de travailler le premier jour, il a vite arrêté après avoir décrété que ça ne se faisait pas pour moi et qu'il trouverait un moyen de rattraper plus tard. Je ne comprends pas son attachement à vouloir tout sacrifier pour moi. Ou plutôt, j'ai trop peur de comprendre.
— Où est-ce qu'on va ?
— Surprise.
Pendant quelques minutes, je n'entends plus que le bruit des pneus sur l'asphalte.
— Tu sais, Shimizu, parfois j'ai peur.
Je hausse les sourcils, surprise par sa phrase.
— De quoi ?
Un sourire joue sur mes lèvres. En une semaine, il a passé le plus clair de son temps à me parler, de tout et de rien, de lui, de moi. Comme à une véritable amie.
— J'ai toujours été seul, et j'ai envie de te connaître, de connaître ta vie, ton monde qui est si différent du mien. Seulement, j'ai peur que tu ne réussisses jamais à m'apprécier. J'ai toujours été seul, me fichant totalement de ce qu'on pouvait penser de moi, du regard des inconnus qui me voyaient passer dans des voitures de luxe. Et maintenant, j'ai peur de la réaction des autres, aussi, parce que j'ai peur de la tienne.
— On ne choisit pas sa vie.
— Et puis, il n'y a pas que ça. Je sais qu'on ne se connaît presque pas, mais j'ai déjà peur de ce qui pourrait t'arriver, là-bas.
Mon sourire s'efface.
— Ils ont tué un homme cette nuit.
— Je sais. C'est bien pour ça que j'ai peur.
— Attends, tu sais ? Tu sais ?
— Oui.
Mon ventre se contracte.
— Comment ?
— Mon père a reçu un appel au beau milieu de la nuit pour dire qu'un dissident avait été éliminé.
Il secoue la tête.
— Tu fais attention, Shim, d'accord ?
Il freine brusquement pour éviter de griller un feu rouge et mon souffle se coupe.
— Fais attention toi-même, je grommelle.
Il se gare quelques instants plus tard devant un grand magasin luxueux. Une vague de panique me submerge.
— Et est-ce que le regard des autres te fait peur aussi parce que je suis une Déshydratée ? Est-ce que tu as peur qu'on nous voit ensemble, toi en bleu, et moi en gris ?
Il hausse les épaules et m'entraîne vers le magasin.
— Ce soir, je t'emmène à une soirée, dit-il en entrant.
— Ce... ce soir ?
Les paroles de Jenna me reviennent. Sois là ce soir. A vingt heures. C'est important. N'en parle pas à ton Hydraté.
— Je ne peux pas ce soir.
— Pourquoi ?
J'improvise.
— Je ne suis pas prête. Je suis une Déshydratée. Je n'ai rien à me mettre pour aller à une soirée.
— C'est bien pour ça qu'on va aller t'acheter une tenue.
— Ma chef d'étage voulait me parler ce soir.
— Eh bien elle attendra quelques heures.
Je me fige en apercevant des robes de toutes les couleurs. Du rouge, du noir, du vert, du jaune.
— Je n'ai jamais porté rien d'autre que du bleu. Ou du gris. Je ne savais même pas que c'était possible.
— Ça arrive de temps en temps, dans les hautes sphères de la société. Pour les soirées.
Il me fait essayer une quantité de robes. Tant de couleurs qui défilent sur mon corps. J'en ai le vertige.
Le son siffle à mes oreilles, presque insupportable. Les basses tambourinent au rythme de mon cœur. La lumière m'aveugle, chaque cri me fait sursauter. Je ne me sens pas à ma place, j'ai peur que quelqu'un ne découvre que je ne suis pas comme eux. J'évolue dans la foule en essayant de retrouver Marvyn. L'horloge derrière le bar vient d'indiquer vingt-deux heures. Bientôt l'heure du couvre-feu. Je dois rentrer. Je me fais bousculer par une jeune fille en larmes.
J'ai beau tourner la tête dans tous les sens, aucune présence de Marvyn.
Je fais le tour de la salle, reviens au bar, où un garçon échange de l'eau contre une coupe de champagne. Je trouve ça absurde. Je réalise que je meurs de soif. Mon sac et mes vingt centilitres d'eau sont restés dans la voiture.
Il me faut cinq longues minutes pour me frayer un chemin jusqu'à la sortie. Marvyn est là, visiblement au téléphone. Il raccroche dès qu'il me voit.
— Ça va ?
— Il faut que j'y aille. Le couvre-feu est dans moins d'une heure.
— Le dernier bus pour le quartier des Déshydratés est parti il y a un bon bout de temps. Je te ramène de toute façon, alors ne t'inquiète pas. On me laissera passer même si c'est le couvre-feu.
— Mais...
— Aller. Viens danser.
Il me prend par la main. La musique devient plus calme. Il me fait pivoter vers lui, place mes doigts sur son épaule, sa main sur ma taille. On danse un slow doux, presque agréable. Marvyn ne me lâche pas des yeux, son visage est si près du mien. Il est beau, ainsi, à me sourire, à faire vibrer mon cœur. Je le suis dans ses moindres mouvements, dans cette robe rouge et fluide qu'il a choisi pour moi. Je me laisse guider, et j'ai envie de pleurer.
Je me laisse toujours faire. Toujours manipuler. Toujours à subir, encore et encore. J'en ai assez.
J'en ai assez.
Je me sépare de lui et me rue vers la sortie.
Je m'écroule contre le mur, comme un pantin désarticulé. C'est ce que je suis. Un pantin désarticulé. Une marionnette Déshydratée.
— Shim ? Ça ne va pas ?
— Je veux rentrer. Maintenant.
— Non.
— N... non ?
— Non.
Un rire sans joie sort de ma gorge. Les Hydratés tirent les ficelles du monde, et nous obéissons. Parce que nous voulons une vie au sein de la société. Un travail, des vêtements bleus, de l'eau.
— Je rentre. Tu n'as pas le droit de me retenir. Je ne suis pas ton esclave.
— Ce n'est pas ça le problème, Shimizu.
— Alors c'est quoi ?
Un couple s'embrasse à deux mètres de nous. Il me fait signe d'entrer dans la voiture pour être à l'abri de leurs oreilles indiscrètes.
— Ils vont à ton logement cette nuit. La brigade de traitement.
— Pourquoi ?
— Arrêter ta chef d'étage. Et sûrement quelques autres aussi.
J'ai un coup au cœur.
— Ramène-moi là-bas ! je crie.
Il ouvre la portière pour sortir. Je l'attrape par le bras.
— Je dois les prévenir !
— Shimizu...
J'attrape mon sac. Mes doigts rencontrent le pistolet donné par Jenna. Je le braque sur lui, et il blêmit.
— Shimizu, qu'est-ce que tu fais ? Pose ça !
— Démarre. Dépêche-toi !
Je tremble si fort que je ne parviendrais jamais à tirer, mais il obtempère.
— Cette nuit. Quand ?
— À minuit.
Il est un peu plus de vingt-trois heures. Un filet de sueur coule dans mon dos.
— Pourquoi ?
— Ça a un rapport avec l'homme qu'ils ont tué la nuit dernière. Il leur a dit qu'il y aurait une réunion ce soir.
Une réunion ? Les paroles de Jenna me reviennent en tête.
Durant tout le trajet, Marvyn reste silencieux, me jetant juste des coups d'œil de temps à autre. L'angoisse me serre le ventre.
— Je suis désolé, Shim...
— Roule plus vite.
Lorsque le quartier des Déshydratés se profile, sombre et vide, des larmes inondent mes joues, irrépressibles. On nous laisse passer sans problème, et Marvyn s'arrête devant mon immeuble quelques minutes plus tard.
— Ça va aller ?
J'acquiesce. Sa main presse la mienne.
— Préviens-les et reviens. Il ne faut pas que mon père puisse penser que c'est toi qui le leur as dit. On ira chez moi, comme si de rien n'était, d'accord ? C'est ce que je lui ais dit au téléphone tout à l'heure. C'est ce que j'avais prévu.
Je le fusille du regard. J'en ai assez d'être sans cesse manipulée.
Je montre quatre à quatre les marches, jusqu'au dernier étage. Je frappe à la porte, personne ne m'ouvre. Règle du Phare. Personne n'entre après le couvre-feu.
Des larmes de rage me coulent dans les yeux.
— Jenna ! je hurle.
Au bout d'une éternité, elle m'ouvre.
— Shimizu. Tu sais que dans le règlement du Phare...
— Ils arrivent. Ils viennent pour t'arrêter. Ils seront là à minuit.
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?Comment... Attends, viens.
Elle me mène au salon. Je me fige. Une trentaine de personnes sont présentes.
— Qu'est-ce que...
Je lui explique la situation d'une traite.
— On peut se battre ! lance quelqu'un. Jenna, tu as bien des armes, non ?
— J'en ai, oui. Mais il est hors de question de se battre pour l'instant. Fuyez. Rentrez chez vous.
Tous se précipitent vers la sortie.
— Merci, murmure-t-elle. File, toi aussi. Retourne avec ton Hydraté.
— Et toi ? Et les autres du Phare ?
— Ne t'inquiète pas. On va évacuer aussi. Ils ne nous auront pas.
— Mais ils reviendront. Pourquoi est-ce qu'ils veulent t'arrêter ?
— Je t'expliquerai tout bientôt. Allez, pars.
Dehors, dans le lointain, les premières sirènes se mettent à retentir. Mes yeux s'agrandissent sous la peur.
— File !
Je m'élance vers la porte, dévale les escaliers, cours jusqu'à la voiture, les poumons en feu. Je m'effondre sur le siège passager.
— Merci, je murmure à bout de souffle.
Le moteur rugit, et nous quittons la rue.
Au loin, la lumière bleue des gyrophares illuminent les pierres grises.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro