Chapitre 30
La voiture s'arrête dans un crissement de pneus tandis que l'aube se lève. Nous sommes dans une partie de la ville où je n'ai jamais mis les pieds. De hautes tours vitrées s'élancent vers le ciel, clamant leur richesse.
Jenna tourne discrètement le canon de son arme vers moi.
— Je suis désolée de ne pas t'avoir fait part de cette partie du plan avant. Mais je n'étais pas certaine de pouvoir te faire confiance.
— Je doute que tu me fasses davantage confiance à présent, fais-je en désignant le pistolet qu'elle tient serré dans sa main.
— Ton Hydraté est venu. Je l'ai vu. Il t'a parlé, et il est reparti. Il t'a demandé de partir avec lui, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Et tu ne l'as pas fait ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que... parce que je croyais en cette révolution.
Jenna tressaille. Je croyais. Maintenant, je ne sais plus, je ne sais plus rien. Je me mure dans le silence.
Jenna persiste :
— Pourtant, tu fuyais quand je t'ai attrapée.
— La barricade s'est effondrée. Des Déshydratés sont tombés au sol, probablement morts. J'ai eu envie de vivre. De rejoindre Marvyn, même si...
Des larmes humidifient mes yeux tandis que les images reviennent, tournant en boucle dans mon esprit.
–- ... même si je ne suis plus certaine de l'aimer. Je ne sais pas si je veux de la vie qu'il me propose. Il m'a assuré avoir tout arrangé, il m'a dit que je serais en sécurité. Mais je...
— Shim. Nous allons gagner cette guerre. Et la question de savoir si oui ou non tu aurais dû suivre Marvyn ne se posera plus. Tu seras libre de faire tes propres choix, d'aller où tu voudras, tu seras libre d'aimer ton Hydraté ou de la haïr. C'est aussi simple que ça. D'accord ?
Sa main lâche son arme, se pose sur mon bras.
J'acquiesce. Elle a raison, après tout. Si la révolution aboutie, je serais libre. Un nouveau monde à bâtir. Une nouvelle vie à faire renaître des cendres de la rébellion.
Jenna jette un coup d'oeil au tableau de bord. Il est presque sept heures du matin.
— On doit y aller. Du moins, si tu veux toujours m'accompagner.
Je me garde bien de lui rappeler que je n'ai jamais voulu qu'elle m'amène jusqu'ici. Et, malgré tout, je hoche la tête.
— Ok. Tu vois le bâtiment, là-bas ? On va y entrer. Soleil y travaillait, il se trouve déjà à l'intérieur. Il connaît bien l'endroit et nous emmènera jusqu'à une salle. De là, on va pouvoir diffuser un message. Je ne vais pas te le cacher, tu nous as fait perdre un temps précieux. Nous n'aurons que quelques minutes avant que les premiers employés n'arrivent.
— Et mon rôle, dans tout ça ?
— Tu seras à côté de moi. Et tu parleras. Si tu veux bien.
— Je ne sais pas si...
— Shim. Ton visage a été diffusé sur tous les réseaux. Chacun te connaît, tu dois prendre la parole. J'ai déjà préparé ton texte. Tu n'auras pas à réfléchir à quoi que ce soit.
Jenna ne me laisse pas le temps de répliquer. Elle ouvre la portière, et se glisse à l'extérieur. Pendant une seconde, j'hésite à la suivre. Mes yeux tombent sur le pistolet, qu'elle tient serré dans sa paume. Que se passerait-il, si je m'enfuyais ? Je préfère ne pas avoir la réponse.
Je m'extirpe à mon tour du véhicule. Au loin, de lourds panaches de fumées s'élèvent depuis la zone révoltée du quartier des Déshydratés. Combien de temps encore feront-ils diversion ?
Tout à coup, le poids de ce que je m'apprête à faire m'écrase. En suivant Jenna, j'ai le pouvoir de mener à bien une révolution. Le pouvoir de changer l'ordre du monde.
Les portes de l'édifice coulissent devant nous. Je pénètre à l'intérieur, précédée par Jenna. Une silhouette surgit devant nous, m'arrachant un sursaut de frayeur. Mais ce n'est que Soleil.
Soleil qui nous guide à travers les couloirs aux néons éteints. Soleil qui éclaire notre voie jusqu'à la salle depuis laquelle nous prendrons la parole. Là où tout changera.
Je n'ai guère le temps de poursuivre mes réflexions. Au fur et à mesure que les couloirs se suivent, la peur grimpe dans mon ventre, comprime mes poumons, serre ma gorge.
Nos vêtements gris tranchent nettement avec l'atmosphère bleutée des longs corridors. Nos pas résonnent dans les couloirs déserts.
Je suis intouchable, me dis-je encore et encore. Je suis intouchable.
Soleil finit par s'arrêter devant une porte.
— C'est là.
J'inspire profondément.
Si nous gagnons, je serais libre. Libérée de la malédiction des Déshydratés. Libérée du joug de Marvyn.
Je suis intouchable.
Nous entrons dans une petite pièce. Tandis que Jenna installe en quelques mouvements une caméra, Soleil s'installe devant un écran.
— J'en ai pour quelques minutes.
— Qu'est-ce que tu fais, exactement ? l'interrogé-je.
Un sourire joue un instant sur ses lèvres.
— Je pirate les chaînes de télévision et leurs comptes sur les réseaux sociaux pour qu'elles nous diffusent en direct.
Cette fois, c'est à moi de sourire, une grimace mi-surprise, mi-inquiète.
— C'est possible de faire ça en quelques minutes seulement ?
— Je prépare le terrain depuis des semaines.
Jenna me tend une feuille. Je contemple un instant le bout de papier, avant de le saisir.
— Mon discours ?
Elle hoche la tête. Une boule d'appréhension me saisit le ventre tandis que je déplie le texte. Il est long. L'écriture de Jenna est large et serrée. Les phrases,écrites au crayon à papier, semblent avoir été maintes fois retouchées.
Nous attendons en silence. Le bruissement des touches du clavier effleuré par Soleil emplit l'espace. Jenna ferme la porte à double tour, avant de se mettre à faire les cent pas dans la salle.
— Ce sera bon dans deux minutes, nous informe Soleil.
Je prends une grande inspiration. Deux minutes.
Soudain, je ne suis plus certaine de vouloir faire ça. Que se passerait-il si je refusais, là, tout de suite ? Si je m'enfuyais en courant ? Trouver un téléphone, appeler Marvyn, lui dire que je regrette, que je suis prête à l'aimer, prête à survivre.
Non. Je dois continuer. Je ne peux pas revenir en arrière. Gagner cette guerre, et choisir la vie que je veux vivre. Plus d'eau, plus de sensation de soif dans ma gorge. Plus de manipulations.
Je déchiffre les premières lignes de mon monologue.
C'est l'ultime effort que j'aurai à faire. Ensuite... Ensuite, tout sera fini. Plus de soif. Plus d'eau. Plus de clivage entre Hydratés et Déshydratés.
Le nouveau monde va éclore devant mes yeux. Il va éclore au fil de mes mots.
Tout ira bien.
Jenna se positionne face à la caméra, me faisant signe de la rejoindre.
Le nouveau monde.
— Trente secondes.
Je fixe l'oeil de la caméra. Dans quelques instants, des millions de personnes m'observeront. Jenna m'adresse un sourire rassurant, mais son poing est toujours crispé sur la crosse de son arme.
— Vingt secondes.
Un filet de sueur coule dans mon dos, le papier tremble entre mes doigts. Pour me donner du courage, je pense à la barricade, aux Déshydratés qui sont tombés à côté de moi. J'invoque toute ma rage, tout mon espoir.
— Dix secondes.
Quand soudain, des bruits se font entendre dans le couloir. Des pas, des conversations étouffées par les murs. Soleil nous jette un regard inquiet.
— On continue, chuchote Jenna. On continue, jusqu'au bout.
— Cinq secondes.
Je ne suis pas prête.
— Quatre. Trois.
Je ne sais plus, je ne veux plus.
— Deux.
La panique menace de me submerger.
— Un.
Le voyant de la caméra s'allume. Jenna prend la parole.
— Ceci est un message pour vous tous, que vous soyez Déshydratés ou Hydratés. L'aube d'un nouveau jour se lève. Il est temps d'entrer dans le nouveau monde. Je me suis souvent posée une question. Une simple question, sur laquelle beaucoup d'entre vous n'ont jamais eu à s'interroger. Jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour survivre ?
Alors qu'un sourire illumine son visage, je prends conscience du rythme de mon coeur affolé. Je tente de juguler ma peur en prenant de profondes inspirations.
— Vous avez la réponse devant vous, poursuit-elle. Nous sommes à l'aube d'un nouveau monde.
Elle coule un regard vers moi, m'encourageant à parler.
La feuille de papier frémit si fort dans ma main que je peine à la lire. Ma voix est précipitée et tremblotante.
— J'aimerais... j'aimerais vous dire jusqu'où j'ai été pour survivre. Vous connaissez mon visage. Pour protéger notre stupide société, on m'a imputé un crime qui n'était pas le mien. Je n'ai pas tué pour survivre. Je n'ai pas tué. Le gouvernement ne peut pas en dire autant.
Je relève la tête de ma feuille. En croisant les yeux de Soleil, je sens une vague de courage m'envelopper. Parler de cette nuit. Il le faut. Je me détache des phrases de Jenna.
— Il y a quelques heures s'est jouée une bataille. Déshydratés contre brigade de traitement, opprimés contre gouvernement. Feu, contre eau. J'ai vu des corps tomber. J'ai entendu des balles siffler dans l'air. J'ai respiré l'odeur âcre de la fumée. Nous étions des milliers, une seule masse. Voilà ce que nous avons fait pour survivre. Nous avons mis la rue à feu et à sang. Nous avons fait rempart de nos corps. J'ignore combien d'entre nous sont morts, mais leur sacrifice n'aura pas été vain.
Mes yeux tombent à nouveau sur le discours préparé par Jenna. La gorge sèche, je me raccroche aux mots.
— L'eau ne brûle pas. Mais elle peut s'évaporer. A l'heure où je vous parle, les restes du système que vous avez connu s'effacent. Et, il y a quelques mois encore, j'aurais ressenti de la haine à l'égard des insurgés qui auraient bousculé ainsi ma vie, comme nous sommes en train de le faire. Mais maintenant, je sais que leur combat est juste. Car, voyez-vous, je n'ai rien demandé de tout ça. Je n'ai pas demandé à devenir une Déshydratée. Je n'ai pas demandé à connaître la soif. Je n'ai jamais rien voulu que de vivre. Vous tous qui nous regardez, sachez que nous n'ignorons pas que la plupart d'entre vous n'ont pas désiré cette rébellion. C'est pourquoi nous souhaitons une société plus juste, où chacun aura droit à la parole. Vous nous aiderez à rebâtir notre monde, que vous ayez été contre nous ou avec nous. Nous reconstruirons notre système. Un système où chacun pourra avoir autant d'eau qu'il le veut, un système où nous serons...
Des cris en provenance du couloir m'interrompent. Mon sang se glace. Hors-champ, la main de Jenna se pose sur mon coude, m'encourageant à reprendre. Puis des coups portés sur le simple panneau de bois qui nous isole du monde extérieur scandent mon discours.
— Un système où nous serons tous égaux. Le monde n'a pas à être codifié en fonction de l'eau, d'un liquide qui nous est vital. Nous n'avons pas à être classés par notre possibilité d'accéder à des conditions de vie optimales. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous pu décider que l'eau deviendrait le cœur de notre société ? Et à qui la donner, à qui la refuser ? À qui offrir la vie, à qui l'ôter ?
La porte tressaute sous les assauts. Des sommations me parviennent, réussissant à franchir la barrière sonore du sang qui bat avec fureur à mes tempes.
–- Nous n'avons pas à être séparés entre Hydratés et Déshydratés. Parce que nous sommes tous humains. Parce que nos larmes ont la même valeur. Parce que...
La porte vole en éclat, tandis qu'une nuée de silhouettes blanches pénètrent dans la salle, armes aux poings.
Puis c'est le chaos.
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J'ai mis excessivement longtemps à écrire ce chapitre - et même là je n'en suis pas encore pleinement satisfaite, je pense que je le retravaillerai. N'hésitez pas à donner votre avis. :)
Je ne sais pas trop comment le couper, je verrais dès que j'aurai écrit le prochain segment (que j'essaie de poster vite cette fois !).
Je ne sais pas encore combien de chapitres il me reste à écrire, mais Déshydratée sera bientôt fini.
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