
Chapitre 3
Dans ma tête, je fais des listes de choses. Ça m'aide à tenir le coup. Je crois que j'aime bien faire des listes. Même simplement des enchaînements de phrases sans rapport les unes avec autres. Trois jours, et toujours rien. Peut-être qu'Everest ne m'a pas dénoncée finalement. Mon téléphone m'a lâchement abandonné. J'ai mentalement dit au revoir à Saturne. Je ne suis pas retournée en cours. Il me reste un litre d'eau. Je vis dans l'obscurité la plus totale, pour pouvoir économiser la batterie de ma lampe torche, pour le jour où j'en aurais vraiment besoin. J'ai peur. Du noir. De l'inconnu. De la déshydratation. Je suppose que je peux encore tenir trois jours. Et après ?
Et après. Plus que tout autre chose, c'est cet après qui me terrifie.
À force de tourner en rond – comme Saturne –, les minutes finissent par s'étirer à l'infini. Je lis des manuels de cours, même s'ils ne me serviront à rien. Si l'on devient Déshydraté, en étant mineur ou non, on échoue dans un quartier périphérique de la ville. Le gouvernement le ravitaille, mais ce là-bas m'horrifie. Ensuite, à partir de ce moment, on a un an pour trouver un travail sans perdre nos effets personnels. Au-delà de ces douze mois, il faut tout recommencer à zéro. Nouveau départ. La plupart changent même d'identités.
Je ne me fais plus aucune illusion. Il me reste plus de quinze jours à tenir. Je n'y arriverai pas avec le litre qu'il me reste.
J'ai envie de pleurer, mais je ne dois pas. J'ai assez perdu d'eau comme cela.
Je fais des listes de ce que je vais devoir emporter pour survivre, là-bas, après.
On me donnera des vêtements gris de Déshydratée. Je dois prendre de la nourriture avec moi, au cas où. J'emporterai mon bracelet, celui avec une goutte d'eau, celui qui devait me protéger. Le collier qui m'a fait dépenser trois litres ce week-end. Ma lampe torche. Mon téléphone. Des bouteilles, si jamais je trouve de l'eau. Et il me faudrait une arme. Une arme facilement dissimulable. Mes yeux se posent sur le tiroir dans lequel je range mes couverts. J'attrape un couteau. Trop grand, pas assez pointu. Je fonce jusqu'à ma chambre, jusqu'à mon placard. Je vide le contenu de plusieurs compartiments jusqu'à le trouver. Un couteau suisse qu'Eve m'avait offert après y être parti en vacances.
Je me répète à voix basse ma liste tout en fourrant les objets dans mon sac à dos. J'y rajoute ma trousse de toilettes, un roman qui prenait la poussière dans un coin, un briquet que j'ignorais même posséder, une couverture, je glisse ma carte bancaire dans une poche latérale. Voilà.
Voilà.
Maintenant, je suis prête. Lorsqu'ils viendront, je serais là.
Cinq autres jours passent. Toujours aucune nouvelle d'une possible arrestation. J'envisage même de me dénoncer moi-même, avant de rejeter l'idée. Il fait chaud. Je sors, en début d'après-midi, pour aller acheter des paquets de barre de céréales. Je m'en sors pour vingt-cinq centilitres. Un jour, avant de partir pour Paris, mon père, ou ma mère, je ne sais plus, m'a recommandé de manger du junk food si j'étais en difficulté. Pas chère, calorique. Je pense sans cesse à Eve. Je vide ma dernière bouteille. Vingt-quatre heures plus tard, j'ai terriblement soif, mais je suis heureuse. J'ai survécu presque dix jours.
Voilà.
On y est. Cette terrible vision, cette bouteille vide. Cette sensation de soif dans ma gorge. Cet après.
Comme personne ne se décide à m'embarquer, je sors dans la rue. Je réalise que personne ne fera attention à moi tant que je porterai des vêtements bleus. Personne ne se doute que je suis une Déshydratée. Personne ne saura tant que la police ne sera pas venue. Et la police, je suppose, ne saura pas tant que je ne me serais pas effondrée dans la rue, évanouie. Ou tant qu'Eve ne m'aura pas dénoncée. Ou, si j'ai une chance incroyable, jusqu'à ce que je ne puisse plus payer mon loyer à la fin du mois.
Je vagabonde dans la ville comme une étrangère. Je suis devenue étrangère à ce monde où l'eau coule à flots. Le soleil tape sur les rues blanchâtres de Paris. Le monde vacille pendant une poignée de secondes, et je me rattrape au mur pour ne pas tomber.
— Vous devriez boire, mademoiselle, ricane quelqu'un à côté de moi.
Je m'écarte d'un bond en apercevant un Déshydraté. Réaction stupide. Je suis une des leurs, à présent.
— D'ailleurs, vous n'auriez pas un peu d'eau pour moi ?
— Impossible, je murmure. Je suis presque une des vôtres.
Je ne regarde pas son visage. Je ne veux pas voir le reflet de ce que je vais devenir.
— Ah.
Je m'éloigne précipitamment, mais il me suit.
— Hé, petite ! me hèle-t-il.
— Ne m'approchez pas, dis-je en fixant le bitume à mes pieds.
— Attends. Je veux juste t'aider.
Je lève les yeux. Qu'est-ce que je risque ? Je suis dans une rue pleine de monde. S'il m'attaque, s'il fait quoi que ce soit, on me défendra. Je suis habillée en bleu.
Il se plante devant moi.
— Tu vois, les riches ? Ils ont des piscines.
— Sans doute. Et ?
— Et c'est vrai qu'ils ajoutent des produits chimiques dans l'eau, tout ça. Mais c'est pas dangereux, en comparaison avec toute la merde que le gouvernement fout dans l'eau qui coule de ta douche ou de ton évier. Ça doit pas être très bon pour ta santé si tu en prends à longueur de journée, hein, mais juste de temps en temps, pour étancher ta soif, c'est buvable.
— Pourquoi est-ce que je vous croirais ?
— Je suis toujours en vie.
— Ça ne veut rien dire.
— Tu as déjà été à la piscine avec ton école, petite ? Je suis sûr que oui. Et je suis même prêt à parier que tu as déjà bu la tasse. Et regarde, il ne s'est rien passé. Alors pense à une piscine privée...
Je hausse les épaules. Le monde tangue encore plus fort.
— OK. J'y réfléchirai. Merci. Au revoir.
Je me laisse happer par la foule. Je cligne des yeux pour chasser les points argentés qui volent devant mes yeux, mais rien n'y fais. Il fait tellement chaud. Devant moi, un petit garçon mord dans une glace. Il fait chaud.
Chaud, soif.
Le jour commence à décliner. Je m'écroule dans le tram. Je retourne en boucle les paroles du Déshydraté dans ma tête. Ça m'a l'air faisable. J'ai une bouteille vide d'un litre dans mon sac.
Je descends un arrêt avant le terminus. Il fait un peu moins chaud et la sensation de malaise se dissipe. Il y a une odeur de viande grillée dans l'air qui me fait saliver. Je regarde la rue bordée de riches villas. J'arpente la rue comme une âme en peine. Les murs d'enceintes sont trop hauts pour que je voie s'il y a oui ou non des piscines, et je commence à désespérer lorsque j'entends un bruit d'éclaboussure à travers une haie clairsemée.
Mon cœur rate un battement. Je distingue d'abord une véranda, puis la margelle d'une piscine en dessous, puis une silhouette sous l'eau. Elle refait surface, et je me tapis dans l'ombre. Je ne sais pas combien de temps j'attends, mais, au bout d'une éternité, la personne sort de la piscine. J'ai le temps de noter que c'est un garçon, qui doit plus ou moins avoir mon âge, avant qu'il ne disparaisse dans la maison. Bien. Ça veut dire que si les choses tournent mal, il sera peut-être gentil avec moi. Je pourrais dire que je me suis trompée d'endroit, qu'une amie m'avait invité chez elle, qu'en sais-je.
Je compte jusqu'à dix, prends une grande goulée d'air. Je longe la haie sur quelques mètres, jusqu'à un mur aux blocs disjoints. J'ai fait de l'escalade, lorsque je vivais chez mes parents. Ensuite, c'est devenu trop cher pour moi. Je grimpe et saute de l'autre côté. Je sprinte jusqu'à la verrière, l'adrénaline fait battre le sang à mes oreilles. Heureusement pour moi, il y a une entrée de mon côté et je ne suis pas obligée de faire tout le tour pour y entrer.
Je plonge mes mains dans le liquide. J'en pleurerais presque.
Une peur sourde me broie le ventre tandis que je fais glisser mon sac de mon épaule, que j'extirpe la bouteille, dévisse le bouchon, plonge le récipient dans l'eau. N'y tenant plus, je bois dans mes mains en coupe, m'aspergeant d'eau.
Je me sens revivre tandis qu'elle coule dans ma gorge.
— Dégage !
Je sursaute. Ce qu'il me semble être un pied me cogne dans les côtes, et je tombe lourdement sur le dos.
Je lève les yeux vers le garçon, celui qui était dans l'eau tout à l'heure, penché sur moi.
— Qu'est-ce que tu fous ?
Je n'ai pas le temps de réagir. Je sens quelque chose heurter mon nez. Une myriade d'étoiles explose devant mes yeux. Je recule en serrant mon sac contre moi.
— Je... je...
— Dégage, sale Déshydratée !
— Je...
Du sang coule sur le sol. Mon nez me fait atrocement souffrir. Je me relève, passe mon sac sur mes épaules. Je recule encore.
— Putain fous le camp !
— OK. OK... Je... je m'en vais...
— Attends. Donne ton sac.
— Mon sac ?
— Oui.
Je secoue la tête. Il lève son poing et je me recroqueville.
— D'accord... d'accord. Tiens.
Il me regarde avec une expression de pitié sur le visage. Je serre les dents. Avec des gestes incroyablement doux, il sort le bidon et en vide le contenu par terre. Je ferme les yeux. Toujours aussi délicatement, il remet la bouteille à sa place et me tend ma sacoche.
— Comment tu t'appelles ?
— Shim.
— Ton nom en entier.
C'est fini. Il va me balancer.
— Non... non, je t'en supplie... La police n'est pas encore au courant, je ne veux pas, je t'en supplie...
— Hé, calme-toi. C'est juste pour moi.
— Mon prénom, c'est Shimizu. Tu peux faire ce que tu veux, je ne te donnerai pas mon nom de famille pour que tu ailles tout dire aux flics.
— Écoute...
Je me mets à crier.
— Non ! Je n'ai rien demandé de tout ça ! Je... On m'a volé mon eau ! D'accord ? Je n'y suis pour rien ! J'essaie juste de survivre, je...
— Chut, tais-toi ! J'essayais juste d'être gentil avec toi. Tu sais que mon père est le chef du service de traitement des Déshydratés ?
Mes yeux s'écarquillent. Je recule fébrilement.
— Je t'en prie...
— Boucle-la trente secondes ! Je pourrais te dénoncer. Mais de toute manière, tu vas te faire emmener. Ce n'est qu'une question de jours. Alors si tu y tiens, je ne dirai rien.
J'attends quelques secondes, stupéfaite. Il a l'air parfaitement sérieux.
— OK. Merci, dis-je en essayant de stopper le saignement de mon nez.
— Allez, dégage avant que je ne change d'avis.
Je hoche la tête et m'enfuis en courant, sans un regard en arrière.
Dégage, sale Déshydratée. Cette phrase, combien de fois vais-je encore l'entendre ?
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