Chapitre 24
L'air d'été me paraît glacial sur mes avants-bras nus. Mon cœur tambourine sauvagement dans ma poitrine, sans que je ne sache si cela est dû à notre vitesse ou à la peur.
Le son de notre course folle résonne sur l'asphalte trempée par la pluie. Nos souffles retentissent bruyamment dans la nuit, mes poumons me brûlent. L'aluminium qui entoure mon bras capte la moindre lumière, sous les regards surpris des quelques passants, que j'observe du coin de l'œil.
J'évolue la tête baissée, mes cheveux formant un rideau dérisoire qui me coupe du monde, qui me protège.
Je suis une criminelle, personne ne doit me voir. Dans quelques heures, quelques minutes peut-être, on sonnera l'alerte, on signalera ma disparition. Moi, une Déshydratée qui a osé tuer l'un des siens. Combien de temps encore devrais-je vivre avec l'écrasant poids de cette mascarade ?
Soudainement, le bras de Marvyn me crochète la taille, m'entrainant dans une rue mal éclairée et déserte.
— Qu'est-ce que...
— Il nous faut un plan. On ne peut pas continuer à courir comme ça.
Mon ventre se contracte.
— On va chez Everest. Elle nous aidera.
— Ou pas.
Je lui lance un regard noir.
Je prends d'autorité les devants, sans lui laisser le temps de me contester davantage.
Eve nous aidera, j'en suis convaincue. Je suis certaine qu'elle s'en veut. Je suis certaine que je lui manque, comme elle me manque.
— Shim, elle n'acceptera pas ! Elle va appeler la police et tout ce que j'aurai fait n'aura servi à rien !
Je fais volte-face.
— Ils vont me traquer. Qu'est-ce que tu proposes ? Qu'on recommence, qu'on parte loin d'ici ? Ce n'est pas possible et tu le sais. Il faut diffuser la vidéo, le plus vite possible. On ne peut pas rester exposé dans un endroit public, je n'ai nulle part où me cacher. On va chez Eve. On doit essayer.
— C'est du suicide...
Je continue à marcher, la tête baissée.
— Écoute, Shim... Je ne sais pas si...
Je l'ignore superbement. Nous n'avons plus de temps à perdre en digressions.
Les rues s'enchaînent, mornes et sombres. Je serre la clé USB dans ma main. Ma délivrance, mon salut.
— Rien ne dit qu'ils relaieront le fait que tu t'es enfuie. Je pourrais appeler mon père, Shim. Lui dire que tu es avec moi, lui dire que nous avons cette preuve. Il accepterait peut-être de...
— Il ne s'agit pas que de moi, Marvyn ! Cette vidéo peut nous permettre de faire comprendre à tous ce qu'il se trame. Il ne s'agit pas de moi...
Les larmes me montent aux yeux. J'aimerais tant que ce soit plus simple, j'aimerais tant qu'un banal coup de téléphone entre un père et son fils règle la situation.
Mais c'est la révolution, c'est la guerre.
Il nous faut un coup d'éclat, une étincelle.
Il faut que l'insurrection touche chacun, qu'il soit Déshydraté ou non.
Je n'ai jamais voulu tout cela. On a volé mon eau, on m'a placé chez Jenna contre mon gré. On m'a entrainée dans une rébellion que je n'aurais même pas osé imaginer. On m'a trahie, mentit, manipulée.
Je ne peux plus revenir en arrière. Alors, pour une fois, je voudrais prendre les choses en main. J'aimerais être autre chose qu'un pion, qu'un pantin avec lequel on peut jouer à sa guise.
Et j'ignore comment formuler tout cela à voix haute.
Alors je continue à regarder droit devant moi, comptant mes pas sur le bitume. Un, deux, trois, quatre...
J'ai atteins le nombre deux mille cinq cent quatre-vingt treize lorsque nous arrivons en vue de l'immeuble d'Everest. Marvyn surveille activement les médias depuis son téléphone, vérifiant qu'aucune nouvelle de ma fuite n'ai filtré.
Combien de temps avant que des lumières tournoyantes et bleues n'envahissent la rue ? Combien de temps avant que le son des sirènes ne se propagent contre les façades ?
La nuit est déjà bien avancée. Chaque minute qui passe est une source de danger supplémentaire, et, pourtant, je n'ose pas faire un pas de plus.
— C'est ici, dis-je en désignant le bâtiment haussmannien qui nous fait face.
Cette fois, c'est à lui de prendre les devants. Il m'attrape la main, et l'aluminium qui encercle mon poignet émet un bruissement. J'agrippe son épaule de mes doigts libres.
— Attends...
— C'est toi qui voulait venir ici, que je sache.
— Et si elle refuse de nous aider ?
— Tu as dit que...
— Je sais, mais...
— Écoute, je sonne chez elle, je lui parle. Tu restera dans le couloir , hors de sa vue, le temps que je m'assure qu'elle est disposée à nous aider. Ça te va ?
J'acquiesce fébrilement.
Je compose le code de l'entrée, toujours identique. La lumière crue du hall augmente mon anxiété. L'ascenseur se referme sur nous avec un chuintement crissant tandis que j'appuie sur le bouton du premier étage.
La peur serre mon ventre. Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes, chaque respiration est plus difficile à prendre que la précédente. Marvyn caresse doucement ma joue.
— Ne t'inquiète pas. On trouvera un autre moyen si ça ne marche pas. On trouvera un endroit où te cacher, et je ferai tout ça depuis chez moi. D'accord ?
— Il y aura ton père. Dès qu'il apprendra ma disparition, il fera le lien avec toi. Tu ne pourras pas.
— On trouvera un moyen, répète-il d'une voix douce alors que les portes de l'ascenseur s'ouvre.
Je reste prostrée dans un coin du couloir aux murs blancs et à la lumière agressive, tandis qu'il s'avance vers la porte que je lui indique. Il consulte brièvement son téléphone, geste machinale qui lui permet sans nul doute de se donner l'illusion qu'il gagne un peu de temps. J'en profite pour regarder l'heure. Il est une heure du matin.
Il sonne.
Aucune réponse. Et si elle n'est pas chez elle ?
Dans le silence, je peux entendre la sonnette qui retentit à nouveau, et la porte se déverrouille avec un cliquetis.
Je me tasse un peu plus contre le mur. Puis la voix de Marvyn se fait entendre, et je n'ose plus respirer.
— Bonsoir. Je suis désolé de te déranger... Je peux te tutoyer ?
Je ferme les yeux plus fort. Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est mal partit.
— Ouais. Je te signale qu'il est une heure du matin, alors tu as intérêt à avoir une bonne raison. Tu es de l'immeuble ? Tu me dis quelque chose...
Mon cœur rate un battement. J'avais presque oublié que le visage de Marvyn avait également circulé.
— Je... Non. Mon père est le chef de la brigade de traitement des Déshydratés.
— Et ?
Son ton est tranchant, distant. Si je n'étais pas aussi stressée, je crois qu'un sourire s'esquisse sur mes lèvres. Cette entrée en matière semble l'avoir quelque peu déroutée. Il faut que Marvyn se dépêche avant qu'elle ne lui claque la porte au nez.
— Je voudrais te parler de Shim.
— Shim ?
Elle semble cracher mon prénom, comme on lance une insulte. Un long frisson descend le long de ma colonne vertébrale.
— Les collègues de ton père sont venus me voir. Je n'ai rien à dire sur elle.
Pendant une folle seconde, j'ai l'impression d'entendre sa voix se briser.
— Ce n'est pas ça. Elle a besoin d'aide.
Des points noirs commencent à voler devant mes yeux. Je prends une profonde inspiration. Penser à respirer.
— D'aide ?
— C'est compliqué, je...
— Putain, souffle-t-elle. C'est toi. Tu étais avec elle, cette nuit où elle a tué ce type.
De mon coin de couloir, je distingue le bruit empressé d'une porte qu'on tente de refermer.
— Va-t'en ! crie Everest. Lâche-moi ou j'appelle la police !
— Attends !
Il me faut deux secondes pour réaliser que c'est moi qui ait parlé. Deux secondes de flottement qui semble durer une éternité. Je me dirige vers eux, sous le regard catastrophé de Marvyn.
Elle se fige en m'apercevant. Une multitude d'émotions contradictoires passent sur son visage. Stupeur, dégoût, remords, joie, peur.
— Je n'ai pas tué cet homme. Je te le jure.
Ses yeux parcourent ma silhouette amaigrie, mes vêtements gris, s'arrêtent une seconde sur mon visage, viennent se fixer sur mon poignet entouré d'aluminium.
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Marvyn te l'a dit. J'ai besoin d'aide.
— Et quoi, tu vas me tuer ensuite ? Comme tu as flingué ce Déshydraté ?
— Je ne l'ai pas tué, dis-je lui montrant la clé USB. Ils se sont servis de moi pour couvrir leurs actes. J'ai une preuve, il nous faut simplement un ordinateur pour la diffuser.
Ses yeux papillonnent autour des miens, sans qu'elle n'ose s'y fixer.
— Pourquoi est-ce que je te ferais confiance ?
— Tu me connais. Je serais incapable de tuer quiconque. Pourquoi aurais-je tué un Déshydraté, un des miens ?
— Désolée, Shim, mais il va falloir trouver un truc plus convaincant. Et puis, si tu es là, c'est qu'ils t'ont libéré. On s'en fiche de qui a tué qui et pourquoi. Non ?
— En fait, je... je me suis enfuie.
Ses yeux s'agrandissent. Elle recule, la main sur la poignée de la porte, prête à la refermer.
— Eve, je t'en supplie ! Il y a une vidéo dessus. Regarde-la. S'il te plaît.
Elle prend une inspiration, s'empare de la clé.
— Restez ici, tous les deux.
Et sans plus de cérémonie, elle claque la porte. Nous restons seuls, Marvyn et moi. Je le regarde fixement, sans trop savoir si je dois rire de nervosité et de soulagement, ou bien pleurer de joie et de tristesse mêlés.
Après un combat interne, ce sont les larmes qui l'emportent. Des perles brûlantes et salées roulent sur mes joues.
Je m'accroche au t-shirt de Marvyn, de longs sanglots secouant ma poitrine.
Je ne m'attendais pas à de telles retrouvailles avec Everest. Qu'est-ce que je croyais ? Qu'elle me sauterait au cou, en pleurant de bonheur ?
Oui. C'est ce qui se serait passé en temps normal. C'est ainsi que j'imaginais le moment fatidique où nous nous reverrions à nouveau. Moi, habillée de bleue, Hydratée, saine et sauve. Et Everest aurait versé des larmes, partagée entre la culpabilité des dernières paroles que nous avions échangées et la joie de me revoir. Nous nous serions jetées dans les bras l'une de l'autre. Nous aurions ri en pleurant, pleuré en riant, elle m'aurait murmuré que je lui avais manqué et qu'elle était désolée.
Mais rien ne se passe jamais comme prévu.
De longues minutes plus tard, la porte s'ouvre. Everest apparaît sur le seuil, et m'adresse un sourire timide. Ses yeux sont rougis.
— OK. Je te crois. Mais il va falloir tout m'expliquer, depuis le début.
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