
Chapitre 2
Le réveil censé diffuser une douce mélodie n'a pas sonné, privé d'électricité comme on peut être privé d'oxygène.
D'après mon téléphone, je me suis réveillé cinq minutes avant le passage du tramway. J'ai rassemblé mes affaires de cours, versé mes deux litres dans des bouteilles et ai couru dehors, en notant mentalement qu'il allait falloir que je remette en état mon appartement saccagé.
Tandis que mes pas martèlent l'asphalte trempé, un élan de panique surgit au fond de mon être. Vingt jours avec deux litres. Je sais que c'est stupide d'espérer. Je sais que je vais mourir. Je serre mon sac contre moi, comme on s'accroche à une bouée en pleine mer. Je dois parler à Eve. Elle acceptera de m'aider. Je ferais la même chose à sa place. C'est mon amie.
Le tramway me dépose juste devant le lycée. Je suis le flot d'élèves. Quelqu'un me tire par le bras, et je me retrouve avec un sourire d'un blanc éclatant et une lourde masse de cheveux noirs devant moi.
Pendant que l'on se dirige vers notre salle de classe, Everest s'extasie devant le vernis bleu à paillettes qu'elle a acheté hier. Je l'écoute d'une oreille distraite, trop occupée à vérifier toutes les dix secondes que ma précieuse eau est toujours dans mon sac.
— Shim !
— Quoi ? fais-je en touchant les bouteilles à travers la toile de mon sac.
— Tu as franchement l'air bizarre.
— Je n'ai pas beaucoup dormi.
— Oui, je suis au courant. Je te rappelle que j'étais au téléphone avec toi à une heure du matin.
J'acquiesce mollement et entre dans la salle en tâtant mon sac. Je pousse un soupir de soulagement en sentant la forme carrée des bouteilles sous mes doigts.
Le cours commence. Un exposé sur une vieille sculpture. Je n'écoute rien. À côté de moi, Eve fait semblant d'être captivée par le bavardage du professeur, tout en pianotant sur son téléphone. J'ai une petite pensée pour le mien qui ne va pas tarder à être à court de batterie.
Je jette de fréquents coups d'œil à mon sac. Je sais qu'il ne va pas se volatiliser, mais c'est plus fort que moi.
Je remarque à peine qu'un autre enseignant, professeur de physique, a fait irruption dans la salle.
— Aujourd'hui, nous allons regarder une vidéo, annonce-t-il.
Des murmures de satisfaction s'élèvent dans la salle. Le film commence. Je pousse un grognement.
— L'eau, fait une voix masculine et douce. Cette fabuleuse ressource qui nous sert à acheter tout ce dont nous avons besoin. L'eau, enchaîne une voix de femme. Ce formidable liquide qui nous permet de vivre.
En fond sonore, j'entends des bruits de gouttes d'eau qui s'écrasent au sol. Ploc, ploc. J'ai horriblement envie de boire tout à coup. J'avale ma salive pour tenter de faire passer la sensation de soif qui me prend la gorge.
— L'eau, chuchote une voix de petit enfant. Mais pourquoi elle est sur Terre, l'eau ?
— Personne ne sait vraiment. Il y a plusieurs hypothèses. Tu veux les entendre ?
Non, je pense. C'est à cause de ça que je vais mourir.
— Oui ! s'exclame le petit garçon.
— Le système solaire existe depuis quatre virgule six milliards d'années. La première hypothèse...
La suite est trop confuse pour que je comprenne quoi que ce soit, et je me demande comment l'enfant pourrait y comprendre quoi que ce soit lui aussi.
Au bout de dix minutes, je manque de devenir folle à cause des bruitages d'eau. D'ailleurs, je ne suis pas la seule. Un garçon au premier rang sort même une bouteille d'eau et remplit son gobelet avant d'en boire une longue gorgée. Une pointe de haine et de peur me traverse.
Le reste de la matinée passe dans un flou total. Vers onze heures, je m'accorde quelques centilitres. J'ai l'impression que ma soif redouble en intensité.
J'ai faim, aussi. Je n'ai pas mangé le matin, en partie parce que j'allais être en retard, mais aussi parce que je ne peux pas prendre le risque de gaspiller quoi que ce soit. L'avantage, c'est que le restaurant scolaire est gratuit pour les élèves qui sont dans les dix premiers de leur classe. Coup de chance, je suis neuvième aujourd'hui.
Je rejoins Everest à une table.
— Tu viens faire du shopping avec moi ce soir ?
— Encore ?
— Ben... mes parents m'ont donnée dix litres, alors... Oh, tu as pris des ramens.
Elle part dans un éclat de rire et je lui décoche un bref sourire. Je contemple le bol de ramens sur mon plateau. En temps normal, j'adore les ramens, ce qui fait toujours rire Everest à cause de mon fichu prénom japonais. Mais là, j'avoue que j'ai plutôt pensé au fait qu'il s'agit d'un bouillon, donc d'eau. Gratuitement.
— C'était chiant cette vidéo, lance-t-elle. L'eau, blablabla.
Je hoche la tête et avale une gorgée de bouillon.Le liquide dans ma gorge me fait du bien. On mange en silence, jusqu'à ce qu'Everest le brise :
— Alors, tu m'accompagnes ?
Je prends le temps de réfléchir. Si je viens, je vais devoir acheter quelque chose, juste question de faire comme elle, pour éloigner les soupçons. Je ne peux pas.
— Non. Désolée, j'ai un truc à faire.
— Quel genre de truc ?
Je prends une grande respiration.
— Du genre nettoyer mon appartement.
Elle se met à rigoler doucement.
— Désolée. Je m'attendais à tout, à tout... sauf à ça. D'ailleurs, tu peux faire ça plus tard, non ?
Elle glousse, elle m'exaspère.
— Je ne peux pas, il y a des éclats de verre partout, dis-je sèchement. Je vais finir par me couper.
Elle s'arrête de rire.
— Euh... pourquoi y a du verre partout ?
— Non, pour rien.
— C'est Saturne qui a réussi à casser son bocal ?
Elle repart dans un fou rire. Saturne, c'est mon poisson rouge virtuel, sur mon téléphone portable. C'est Everest qui l'a nommé ainsi. Parce qu'un poisson rouge, Saturne en rond. Elle avait trouvé ça très drôle, à l'époque.
— Eve...
— Ouais. Pardon.
— Quelqu'un est venu chez moi. Un voleur.
Ses yeux s'écarquillent.
— Il a tout cassé, il cherchait de l'eau.
Ses épaules tressautent et elle étouffe un rire.
— Pardon. J'étais encore sur Saturne. Il cherchait de l'eau. OK. Et il a trouvé ?
— Oui, je souffle en contemplant le fond de mon bol désormais vide.
— Merde. Désolée pour toi. Enfin, au pire, c'est juste quelques litres de perdus.
Je secoue la tête.
— Je ne sais pas comment il a fait, Eve, mais il a... il a...
— Il a quoi ?
— Il a vidé mon compte en banque, je murmure.
Elle se lève d'un bond, indignée.
— Combien est-ce qu'il te reste ?
Je lève mes yeux vers elle, et j'ai un coup au cœur. Alors que je m'attendais à voir de l'empathie dans son regard, je ne vois que deux iris brûlant de haine.
— Deux litres en liquide.
Sa bouche se déforme en une grimace. Elle ramasse son sac et quitte la salle en faisant claquer ses talons sur le lino bleu.
— Eve !
Tout le monde me regarde, mais je m'en fiche. La seule chose qui compte, là, en ce moment, c'est de ne pas perdre Eve.
J'attrape à mon tour mes affaires et me rue dehors, à sa suite.
— Eve...
Je m'élance vers elle, le bruissement de mes bouteilles d'eau rythmant ma course.
— Everest ! je hurle.
Au moment où mes doigts agrippent son épaule, elle se retourne vivement et son poing percute ma mâchoire. Je titube, sonnée.
— Ne me touche pas, sale Déshydratée !
— Eve... dis-je en faisant un pas en avant.
— Ne m'approche pas !
Ses mains me repoussent.
— Eve, je t'en supplie, tu ne peux pas...
Elle pointe son doigt vers moi.
— Si tu... si tu m'adresses encore une fois la parole, j'appelle la police.
— Mais...
Sa poitrine se soulève furieusement.
— Dégage !
De nombreux visages se tournent vers nous. Je reste devant elle, interdite.
— Barre-toi ! s'époumone-t-elle en me poussant. Dégage ! Merde, merde, merde, comment j'ai pu être amie avec toi ? Putain, quand les gens sauront ça...
— Eve, je ne...
— Bordel de merde, est-ce que tu te rends compte de la situation dans laquelle tu me mets ? Je vais perdre toute crédibilité, espèce d'idiote ! Putain mais tout le monde va se foutre de ma gueule lorsqu'ils apprendront que mon amie est devenue une Déshydratée !
— Je t'en prie, Eve...
— Mais dégage ! Dégage, je t'ai dis !
Je ne parviens pas à m'empêcher de pleurer. L'eau ne se gaspille pas, l'eau ne se gaspille pas...
— Ce n'est pas ma faute, Eve. Je n'y suis pour rien... Je te jure que je n'y suis pour rien.
— Pars. Tu n'as rien à faire ici.
Je recule, en serrant mon sac contre mon cœur. Je tremble de rage, de tristesse, de haine, de désespoir. Elle veut que je parte ? Très bien. Je m'en vais.
Je passe le portail du lycée sans me retourner. Elle a raison, je n'ai plus rien à faire ici. Ma prof de dessin me regarde passer devant elle avec une mine surprise.
— Shimizu ? Ça ne va pas ?
— Vous ne devriez pas adresser la parole à quelqu'un comme moi.
Je l'entends bafouiller quelque chose, mais je suis déjà loin.
Je ne sais pas trop ce que je fais ensuite. J'erre dans les rues agitées de la capitale. Je croise un groupe de Déshydratés qui rôde près d'une station de métro, fantomatiques dans leurs vêtements gris et sales. Je croise une horde de petits enfants qui les observe d'un air méfiant, dans leurs habits bleus d'Hydratés.
J'imagine qu'ils me regarderont de la même manière, très bientôt. Peut-être que le lycée à déjà appelé la police pour signaler une Déshydratée.
Je me traîne dans la rue, incapable de faire autre chose que de regarder le monde autour de moi, et d'admirer combien il est injuste et stupide.
Je n'en ai plus rien à faire, je vais devenir une Déshydratée. Je n'ai plus qu'à attendre que le service de traitement des Déshydratés arrive chez moi et m'emmène. La nuit tombe plus vite que ce à quoi je m'attendais. Je me glisse dans le tramway. Je cours dans les ténèbres froides. Je pousse la porte de chez moi. Le tag sur le mur m'accueille comme un sourire cynique. Je ne lui accorde pas un regard. Mon regard qui est brouillé par les larmes.
Je ne nettoie pas non plus mon appartement. Si le service de traitement des Déshydratés vient, peut-être que je pourrais m'en sortir s'il voit que je n'y suis pour rien là-dedans.
Dans un placard, je trouve une boite de céréales. J'en mange la moitié, avec une folle envie d'avaler quelque chose de chaud. Le problème, lorsque l'on a pas d'électricité, c'est qu'on ne peut rien faire chauffer. Pendant une folle seconde, je m'imagine en train de faire un feu, mais je renonce parce que je vais faire cramer tout l'immeuble. Heureusement, en mai, il fait assez chaud pour ne pas avoir besoin de chauffage. Et assez chaud pour avoir besoin de s'hydrater.
Je vais me coucher, avec un regard vers l'écran de la télévision. Qu'est-ce que je donnerais, à cet instant, pour pouvoir m'abrutir devant une émission débile et oublier mes problèmes.
Dans mon rêve, je cours sur l'eau. Puis, brusquement, le lac cerné de montagnes sur lequel je me trouve perd sa consistance, et je m'effondre dans ses abysses noirs. L'eau entre dans mes poumons, je suffoque, et à côté de moi, Everest me hurle que c'est de ma faute. Je voudrais lui crier que je sais, mais l'eau qui glace mes poumons m'en empêche, et je continue d'étouffer.
— Sale Déshydratée, lance-t-elle.
Je tente de me justifier, mais je ne parviens qu'à avaler de l'eau.
C'est injuste. Pourquoi peut-elle parler et pas moi ?
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