sept
À la fin de cette nouvelle journée de travail, la dernière avant que les spectacles ne commencent, Émilie avait pris une décision. Elle allait essayer. Essayer d'ouvrir cette boîte, essayer de tenir ce violon dans ses mains, essayer de saisir cet archet, essayer de jouer une note, peut-être deux.
Lorsque tous les techniciens furent partis, elle alla voir Lilly qui bouclait la salle.
"Je vais finir de fermer, tu peux rentrer chez toi, dit Émilie.
— Tu es sûre ?
— Oui."
Le ton presque ferme d'Émilie la surprit autant que son amie. Cette dernière eut un léger sourire et d'un air entendu, dit :
"D'accord, à demain alors. Bonne soirée."
Puis elle s'en alla. Émilie soupira. Lilly lisait en elle comme dans un livre ouvert. Elle avait immédiatement compris qu'Émilie avait besoin de la salle, et d'y être seule.
*
Lorsqu'Émilie fut assurée que tout le monde avait bien quitté les lieux, elle saisit l'étui de violon qu'elle avait caché dans une loge et se dirigea sur la scène encore éclairée par un projecteur. Elle s'assit par terre dans un coin et déposa la boîte devant elle. Elle resta ainsi, immobile, à contempler l'étui clos pendant quelques instants, puis elle prit une profonde inspiration et déverrouilla le loquet. Les mains tremblantes, elle souleva le couvercle.
Émilie se surprit à être déçue, comme si elle s'était attendue à ce que l'instrument ait disparu depuis la dernière fois.
" Tu ne peux plus reculer maintenant Émilie, songea-t-elle."
Elle prit l'instrument dans ses mains et des larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait oublié à quel point il était fin et léger. Puis elle s'empara de l'archet, dont les crins avaient été jaunis par le temps. Elle se releva lentement et fit quelques pas vers le centre de la scène. Elle contempla un moment les gradins vides face à elle, ne parvenant à distinguer que les premiers rangs de fauteuils rouges, les autres étant dissimulés par la pénombre.
Elle se sentit alors redevenir petite fille, lors de sa première audition de violon. Elle était seule au milieu d'une scène semblable à celle-ci, ce même instrument dans les mains. Submergée par le trac, elle avait cru ne jamais réussir à jouer son morceau devant tous les spectateurs qui se trouvaient là, leurs yeux rivés sur elle. Elle avait alors fermé les siens, fait le vide dans sa tête, et commencé à jouer.
Et c'est ce qu'elle fit. Les paupières closes, elle porta le violon sur son épaule et calla son menton dessus. Ses mains retrouvèrent naturellement leurs positons sur le manche et l'archet. Elle déposa celui-ci sur les cordes de l'instrument et sortit un "ré", sa première note depuis des années. À peine avait-elle fini de résonner dans la salle vide, qu'une nouvelle sortit de l'instrument. Puis une autre. Et encore une autre. Et ce fut tout un concerto qu'Émilie fit jaillir des ouïes de l'instrument. Tandis qu'elle jouait, elle oubliait tout ce qui l'avait poussée à arrêter sa musique, et tout ce qui l'avait menée à la retrouver. Tout ce qui comptait, c'était elle et son violon.
Elle ne remarqua même pas la justesse de l'instrument qui aurait dû être désaccordé, ni la virtuosité de ses gestes, qui aurait dû être désarticulés. Tout lui parut naturel et spontané.
Lorsqu'elle acheva son morceau, le bruit grinçant d'un siège se rabattant, signe que quelqu'un s'était levé dans la salle, la fit sursauter et ouvrir les yeux. Elle eut juste le temps de voir la porte, tout en haut des gradins, se refermer sur une silhouette masculine et élancée.
"Merci..., dit Émilie dans un souffle lorsque la porte claqua."
*
Ce fut pleine d'une énergie nouvelle qu'Émilie arriva au théâtre ce matin-là. Ce soir avait lieu la première représentation de Frédéric sur cette scène et il allait falloir absorber l'anxiété grimpante de ses collègues. D'ailleurs, c'était là son rôle le plus important.
À mesure que l'heure de l'ouverture des portes approchait, le temps semblait s'accélérer, et les techniciens s'emballaient. Alors que tout semblait bien calé et dans les temps ces derniers jours, une multitude de problèmes et de non-faits surgissaient. Heureusement, Émilie n'en était pas à son coup d'essai et elle avait appris, avec les années, à gérer ce genre de choses. Elle pouvait aussi compter sur le calme impassible d'Alex et l'énergie inépuisable de Lilly.
En passant devant les loges, elle entendit Frédéric qui s'échauffait.
"J'aurais aimé vous aider à gérer tous ces imprévus, lui avait-il dit en arrivant quelques heures plus tôt, mais mon manager est capable de m'enfermer à clef dans ma loge s'il a l'impression que je ne me concentre pas assez sur le concert."
"Frédéric est toujours si attentionné et respectueux, songea Émilie en s'approchant de la porte entrouverte de la loge pour observer le jeune homme jouer. Si seulement je pouvais lui rendre tout ce qu'il a fait pour moi."
Ellel'observa encore un moment, comme hypnotisée. Puis elle entendit une portes'ouvrir derrière elle et s'en alla rapidement, avant que quelqu'un ne ladécouvre dans un tel état de contemplation.
Le concert n'allait pas tarder à commencer et il était impératif qu'elle resteconcentrée, elle aussi. Hors de question de gâcher tout le travail de sonéquipe parce que Frédéric envahissait son cœur.
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