dix
L'histoire aurait pu s'arrêter là. Un moment suspendu dans le temps. Mais le fait est qu'elle n'était pas finie. Il restait un concert à assurer et des questions à poser.
Après ce moment passé ensemble au bord de l'eau, les deux jeunes musiciens s'étaient séparés, sans rien ajouter de plus que ce que la musique leur avait dit.
Ils s'étaient retrouvés le lendemain matin, prêts à affronter ce dernier jour de course contre la montre.
Chacun s'était concentré sur ce qu'il avait à faire, sans pour autant que l'autre n'ait quitté ses pensées.
"Tu as parlé à Frédéric ?"
Lilly et Émilie se retrouvaient pour leur seul moment de répit de la journée : leur pause déjeuner. Émilie n'avait pas eu le temps de parler de quoi que ce soit que la question avait fusé de la bouche de son amie.
"Oui, répondit-elle simplement, en esquissant malgré elle un sourire."
Les yeux de Lilly s'illuminèrent. Piquée par la curiosité, elle continua de questionner :
"Et alors ? Comment ça s'est passé ? Vous vous êtes dit... ce que vous aviez à vous dire ? Tu as pu répondre à tes questions ?"
Émilie regarda un moment Lilly. Les questions de son amie étaient à la fois très vagues et très précises. Émilie savait exactement ce qu'elle voulait savoir mais elle n'était pas bien sûre de pouvoir lui répondre. Les choses étaient encore un peu flous. Au fond que s'était-il passé ce dimanche-là ? Elle et Frédéric ne s'étaient pratiquement rien dit. Et pourtant, elle avait le sentiment de lui avoir exprimé tout ce qu'elle ressentait, et qu'il l'avait écoutée avant de lui répondre.
"Je... Je l'aime, finit-elle par dire."
C'était bien là la seule chose dont elle ne doutait plus à présent. Lilly lâcha un petit cri strident. Elle posa son sandwich et prit les mains de Émilie.
"Je suis si heureuse pour toi Émilie !
— Merci... Mais tu sais, entre Frédéric et moi...
— Pas la peine, la coupa Lilly. Je te connais Émilie. Si tu me dis que tu l'aimes, c'est qu'il a dû se passer quelque chose de particulier entre vous deux. Alors je suis heureuse pour toi. J'espère seulement que les deux timides sentimentaux que vous êtes ne vont pas gâcher tout ça par peur de je ne sais trop quoi. Alors promets-moi une chose. Parle-lui au moins une fois d'ici ce soir. D'accord ?
Émilie acquiesça d'un hochement de tête, tout en pensant que cette tâche serait peut-être plus difficile qu'elle n'en avait l'air. Parler avec des mots, voilà ce qui lui avait toujours fait défaut dans sa relation avec Frédéric.
*
L'après-midi s'écoula à une vitesse folle. Mais Émilie, bien que plus occupée que jamais, n'oubliait pas son objectif.
Une heure avant l'ouverture des portes, alors que la salle était en pleine effervescence et que chacun s'affairait à sa tâche, Frédéric monta sur scène et demanda un instant d'attention générale. Tout le monde s'arrêta alors pour se regrouper autour de l'artiste. Émilie en fit de même.
Bien que moins à l'aise pour s'exprimer à l'oral qu'à travers sa trompette, le jeune homme commença à parler d'une voix posée.
"Avant que ce dernier concert ne commence enfin, je tenais à tous vous remercier pour le travail incroyable que vous avez effectué. Et je remercie tout particulièrement l'équipe du théâtre pour leur accueil, leur volonté, leur énergie, leur gentillesse, et leur bonne humeur. Ce n'est pas la plus grande salle que j'ai faite, loin de là. Mais je suis sincère, et je pense que mon équipe sera d'accord, si je dis que c'est l'une de nos plus belles expériences. Le lien que j'ai avec la ville de Misora n'y est sûrement pas pour rien, mais cette salle de spectacle a vraiment quelque chose d'incroyable, artistiquement parlant."
Et bien que son regard balayait l'ensemble de l'assistance lors de son discours, ses yeux s'attardaient toujours un peu plus longtemps sur la jeune fille aux cheveux caramel.
Lilly s'approcha de cette dernière et lui murmura à l'oreille.
" Sacrée déclaration, tu ne trouves pas ?"
Émilie hocha la tête. Puis, d'un air décidé, elle monta à son tour sur scène au côté de Frédéric. Elle lui fit face un instant avant de se tourner vers l'assemblée.
"Je crois qu'en tant que gérante de ce théâtre, je dois moi aussi vous féliciter et vous remercier pour le travail accompli. Frédéric, ce fut un réel plaisir pour nous de t'accueillir, toi et ta troupe, pour ces spectacles mémorables. Tu es un artiste immense et très humain. Tout le monde ici gardera un merveilleux souvenir de ton passage. Maintenant, il ne faut rien lâcher pour cette dernière représentation. Encore merci et bon courage à tous pour ces derniers instants ! Soyons fiers de notre travail ensemble !"
Tout le monde applaudit avec ferveur. Remotivé, chacun se remit à sa tâche avec entrain.
Émilie, un large sourire sur les lèvres, se tourna vers Frédéric qui la dévisageait.
"Ton discours était superbe, dit-il. Te voir ainsi, si forte et motivée, ça m'impressionne. Tout le monde t'admire et te respecte Émilie.
— Merci Frédéric. Ton discours était très beau aussi, j'en suis vraiment touchée. On forme une bonne équipe, tu ne trouves pas ?
— Si."
Ils restèrent ainsi un moment, les yeux dans les yeux. Une petite voix dans la tête d'Émilie ne cessait de lui injonctioner : "fais quelque chose ! ".
"Frédéric, dit-elle alors en retrouvant soudain toute sa timidité, comment as-tu retrouvé mon vieux violon ?
— Qui te dit que c'est moi ?
— Tu es le seul dans mon entourage actuel à qui j'ai raconté cette histoire.
— D'accord... Je ne garderais pas le mystère sur ce point-là alors !"
Il esquissa un sourire gêné et Émilie jura le voir rougir.
" Lorsque tu m'en as parlé, je me suis tout de suite mis en tête de le retrouver. J'ai cherché dans un annuaire et ai retrouvé la fille que j'ai contactée immédiatement. Ça n'a pas été très compliqué. Misora, c'est le genre de petite ville que les gens ne quittent jamais vraiment. Même si des fois on en part, ce n'est toujours que provisoire.
— Tu es donc l'exception qui confirme la règle, murmura Émilie avec un petit sourire triste. "
Frédéric eut un tressautement.
"Pas tant que ça tu sais... Ça fait un moment que je tourne. Je crois que ça fait des années que je ne me suis pas posé. J'ai voyagé dans le monde entier et joué mes morceaux devant des milliers, peut-être des millions de gens. Mais je suis un être humain. J'ai besoin de faire une pause. Revenir ici, ça m'a fait un bien fou. Grâce à toi, j'ai retrouvé l'envie et l'inspiration pour composer. En ce moment, c'est tout ce dont j'ai envie. Je pensais... M'installer ici pour un petit moment. Et j'aimerais te voir plus souvent... Pour écrire."
Émilie resta sans voix. Elle avait rarement entendu Frédéric lui parler aussi longtemps et son cerveau avait du mal à tout intégrer. Le temps qu'elle se remette de son étonnement, le jeune homme s'était déjà éloigné et elle n'avait plus le temps de réfléchir à ses paroles car le concert allait bientôt commencer...
*
Ce fut avec une émotion toute particulière que les portes du théâtre s'ouvrirent en cette douce soirée d'automne. Le concert débuta et le public applaudit. Chaque concert était à la fois très similaire aux autres et parfaitement unique.
Dans la salle ce soir-là, des gens de tous âges, dont certains venaient admirer l'artiste pour la seconde fois, s'étaient installés dans les confortables fauteuils rouges du théâtre. Frédéric exécuta son récital jusqu'à la dernière note et comme à chaque fin de spectacle, après avoir salué, il quitta la scène avant le rappel. Alors qu'il commençait à s'éloigner, un technicien l'interpela :
"Hep, Frédéric, qu'est-ce que tu fais ? Ton public t'attend encore !
— Oui je sais, répliqua l'artiste en balayant le commentaire d'un geste de la main."
Il aperçut alors Émilie dans un coin des coulisses et se dirigea vers elle avec empressement.
"Émilie ! Tu as ton violon ?
— Euh... Oui ?
— Alors sors-le vite. "
Sans réfléchir, Émilie alla chercher dans les loges le petit objet en bois d'érable. Puis Frédéric la saisit fermement par la main et l'emmena sur la scène avec lui.
Le public applaudit plus fort, heureux de voir le musicien réapparaître.
Émilie était pétrifiée. Que faisait-elle là, avec ce bout de bois dans les mains ?
"Tu es prête à jouer notre morceau pour le grand final ? lui murmura doucement Frédéric à l'oreille."
Émilie cligna des yeux dans sa direction. Le jeune homme avait plongé ses yeux verts dans les siens. Il porta sa vieille trompette à ses lèvres et Émilie, instinctivement, positionna son instrument sur son épaule. Les yeux dans les yeux, ils jouèrent leur création devant un public conquis.
Une salve d'applaudissements, de cris de joies et de sifflements enjoués envahit la salle tandis que les deux jeunes musiciens saluaient leur public.
Mais en cet instant précis, Émilie entendait à peine le bourdonnement enthousiaste. Elle ne sentait plus que la main de Frédéric tenant la sienne et le profond sentiment que leurs notes résonneraient encore longtemps ensemble, dans cette ville.
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