Nature morte 1 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Une pomme. Une poire. Fond noir.

Nature morte 2 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Une prune. Une poire. Fond noir.

Nature morte 3 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Une prune. Une grappe de raisin. Fond blanc.

Nature morte 5 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Une prune. Une pêche. Fond noir.

Nature morte 47 de Suzanne Derié. Une table. Une pêche. Une prune. Une pomme. Fond jaune.

Suzanne peint.

Suzanne peint des natures mortes.

Avec joie, avec peine, avec ardeur, avec passion, toujours avec plaisir.

Suzanne peint.

Suzanne cherche.

Elle cherche à retranscrire dans ses peintures la sensation de ne faire qu'un avec le monde. Ressentir le monde. Ressentir l'entièreté du monde dans sa vanité, son inutilité. C'est un sentiment de communion générale avec le monde qui la pousse à peindre. Sentiment méditatif. C'est la raison pour laquelle elle peint. C'est la raison pour laquelle elle peint des natures mortes. C'est la raison pour laquelle elle peint en suivant la doctrine de Charles DesBois :

« Pas de répétition. Que des fruits et légumes. Fonds unis.»

Suzanne peint.

Nature morte 64 de Suzanne Derié. Une table. Une prune. Un oignon. Une poire. Fond rouge.

Nature morte 108 de Suzanne Derié. Une table. Une courgette. Un poivron. Un oignon. Fond vert.

Nature morte 743 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Une carotte. Une grappe de raisin. Fond jaune.

Suzanne peint.

Une journée ordinaire de Suzanne.

Elle se lève une heure avant le soleil. Un verre d'absinthe. Elle salue Biquet, lui donne quelques graines. Le canari chante. Elle l'écoute longuement. Méditation. Salade de fruits. Elle lit Bouddha. Installée à son bureau elle dessine des esquisses. Elle corrige, griffonne, change et reprends. Elle lit, elle réfléchit. Ouvrage de jardinage, texte philosophique ou manifeste de peintres, elle travaille. Il est midi. Elle sort. Rendez-vous au bar de Douai. Charles est là. Sophie et Paul aussi. Déjeuner, alcool, discussions. Ces quatre la représentent le courant dit « des arts morts ». Paul dessine les plus grandes natures mortes de l'histoire : 50 m sur 50, les pommes et les poires les plus grandes jamais dessinées. Sophie est connue pour soigner ses fonds. Au premier plan un réalisme incroyable, et derrière, mille et une couleurs, des formes et des textures extraordinaires. Charles est l'initiateur du mouvement. Il a rédigé leur manifeste. Ses toiles sont réalistes. Il défend corps et âmes le réalisme ainsi que l'unicité de chaque fruits. Il ne peut y avoir deux fois le même fruit sur une toile. Suzanne, elle, se cherche. Elle court après une sensation qu 'elle ne trouve pas. Peindre la méditation au travers d'une nature morte, tel est son but inaccessible. Fin du repas. Suzanne marche. Elle se promène dans les jardins de Paris avant de retourner chez elle, dans son atelier. Elle peint alors. Jusque tard dans la nuit. Parfois elle retourne au Douai. Ses amis sont la. Ils parlent de leurs travaux en cours, se montrent leurs derniers croquis, s'invitent dans leurs ateliers pour voir leurs peintures. Alcool. Quand Suzanne rentre chez elle, elle peint de nouveau. Elle ne s'arrête jamais, souvent en transe. Elle s'endormira sur son pinceau. Le lendemain à la première heure elle se réveillera. Absinthe. Biquet. Méditation. Peinture.

Encore.

Suzanne peint.

Nature morte 773 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Un oignon. Une courgette. Fond rouge.

Nature morte 774 de Suzanne Derié. Une table. Une banane. Une pèche. Une courgette. Fond blanc.

Nature morte 834 de Suzanne Derié. Une table. Un poivron. Un oignon. Un citron. Fond vert.

Suzanne peint.

Réveil. Canari. Absinthe. Méditation. Salade de fruits. Bouddha. Dessin. Déjeuner. Promenade. Peinture.

Encore.

Suzanne peint.

Un jour. Une esquisse étrange.

Nature morte 840, esquisse : Une table. Une pomme. Une pèche. Un citron. Fond blanc.

La pèche et la pomme se ressemblent trop. Mal dessinées. Charles le lui fait remarqué :

« Mais pourquoi prépares tu deux pommes ? »

Non Elle ne prépare pas deux pommes.

«Ne fais jamais deux fois le même fruits. Cela ruinerait l'harmonie de mon projet pictural. »

Non. Elle ne prépare pas deux pommes. L'une est une pèche, mal esquissée.

Suzanne peint.

Nature morte 840.

Elle est dans son atelier, devant la peinture déjà commencée. Elle n'y arrive pas. Elle bloque. Page blanche.

Suzanne ne peint plus. Elle rêve.

Ses rêves sont peuplés d'étranges créatures bicéphales.

Des tableaux à deux pommes.

Des Charles à deux têtes.

Nature morte 64 mais avec deux oignons.

Nature morte 743 mais avec deux bananes.

Brusque retour à la réalité.

Suzanne est troublée. Suzanne se cherche. Suzanne se perd. Suzanne ne peint plus.

4 Octobre 1883.

Galerie AMS. Vernissage de l'exposition « Des Bois et des morts » par Charles Desbois et ses amis.

Les critiques s'ennuient. Toujours les mêmes peintres. Toujours les mêmes natures mortes. Ultra grandes ou ultra réalistes, avec des fonds plus ou moins travaillées. Le groupe se perd dans des règles rigides. Une seule toile attire l'attention :

Nature morte 840 de Suzanne Derié. Une table. Une pomme. Une pomme. Un citron. Fond blanc.

Deux pommes.

Deux pommes !?

Charles ne l'avait pas encore vu. Suzanne la lui avait cachée avant l'exposition.

Fureur. Rage. Colère.

Effondrement.

5 Octobre 1883.

Les peintures de Suzanne ont été retirées de l'exposition. Charles refuse de lui parler.

Suzanne ne peint plus. Suzanne boit. L'absinthe et Biquet sont les seuls amis qui lui reste, elle qui s'était consacrée toute entière à la peinture, sa raison de vivre. Maintenant qu'elle ne peint plus, elle ne sait plus que faire. Elle ne sait plus comment faire.

Elle médite en pleurant. Elle souffre. Le jaune de Biquet s'atténue.

Suzanne peint ?

Non.

Puisque Suzanne ne peint plus, Suzanne hésite.

...

Suzanne se pend.

5 Janvier 1885.

Suzanne réintègre son petit appartement après deux ans d'hospitalisation. Biquet est mort. Elle voit son cadavre. Elle décide de lui rendre hommage. Elle peint son portrait. Premier retour à la peinture depuis si longtemps. Elle le peint une fois. Deux fois. Trois fois.

Elle le peint de multiples fois sur la même toile. Une armée de Biquet qui s'apprêtent à vous envahir.

Elle décide de reprendre les natures mortes. Plus de Table. Un seul fruit et un fond uni. 42 fois le même fruit, répété inlassablement.

Parfois une pomme, parfois une poire, parfois un oignon.

De nouveau Suzanne peint.

28 Mars 1885.

Suzanne expose. Suzanne intrigue. Suzanne plaît. Suzanne vend.

Suzanne contemple« Répétition 245 » de Suzanne Derié.

La même pomme rouge des centaines de fois . A l'identique. Sur fond bleu.

Suzanne voit le monde, le comprend, le pénètre. Suzanne ressent.

Suzanne Voit...

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Voila pour cette nouvelle! C'est la première que j'ai écrit en 2021. Avec quelques amis on s'est donné des défis d'écriture. Celui la c'était le défi de février. Il fallait écrire sur le thème "l'égarement".

Dites moi ce que vous en pensez. Comme d'habitude toutes vos remarques, avis, conseils, etc sont les bienvenue. C'est pour ca que je publie mes textes ici!