Chapitre 5
Depuis combien de temps sommes-nous là, immobiles, sans que rien ne se passe ?
Je ne peux le dire. Je voudrais qu'il me lâche, qu'il me laisse les rejoindre mais aucun son ne franchit le seuil de mes lèvres. Comme si ma voix s'était éteinte au moment où je les ai aperçues.
Le silence règne en maître autour de nous. Il est assourdissant. Il l'est tant qu'il renforce ma douleur. Je la sens envahir chacune de mes cellules. Elle se répand, insidieuse, sournoise, victorieuse.
Je préférerais qu'il y ait du bruit, des éclats de voix ou de belles paroles. Le bruit serait synonyme d'échanges, de normalité. De vie. Mais la mort règne. Glaciale. Impitoyable.
Finalement, le vieil homme enlève sa main de mon épaule. Sa voix brise le silence.
— Tu devrais me suivre maintenant, mon garçon.
Mon garçon. Mon garçon ? Il aurait voulu me faire réagir qu'il n'aurait pas pu faire mieux. J'ai beau être plus jeune que lui, cela fait bien longtemps que je ne suis plus un gamin. Et je n'ai envie de le suivre nulle part. Je veux rester là, avec elles. Là où sont ma raison et mon cœur. Ma vie.
— Je n'irai nulle part. Je reste là.
— Ça ne sert plus à rien. Tu le sais très bien.
— Peut-être. Mais ça ne changera rien.
— Joran, sois raisonnable. Ne me force pas à...
Il ne devrait pas me parler sur son ton condescendant. Je ne suis pas un idiot. Ses manigances marchent peut-être sur les autres mais pas sur moi. Je lui coupe la parole.
— Vous suivre ? Allez-vous faire voir. Je ne sais rien de vous en dehors de vos élucubrations. Et je n'y crois pas. Ce que je crois, c'est que vous n'êtes qu'un vieux fou et...
C'est à son tour de me couper.
— Arrête !
Ses yeux... Ses yeux me rappellent soudain ceux de Marley quand je ne voulais pas accepter que Soraya était partie. J'ai l'impression que c'était il y a une éternité alors que cela ne fait que quelques heures.
Il veut m'imposer le silence, me faire plier. Mais il n'y arrivera pas. Je ne partirai pas d'ici. C'est absolument hors de question. De toutes les forces qu'il me reste, je le défie du regard. Je le défie d'essayer de me faire changer d'avis. De me faire bouger. De les abandonner.
Nos yeux s'affrontent. Le gris des siens contre le bleu des miens.
Et petit à petit, je sens que son attitude change. Il a l'air moins sûr de lui. J'ai l'impression qu'il a peur. Oui, c'est cela. La peur apparaît dans son regard sans âge. Il baisse les yeux, n'essaie plus de me convaincre de quoi que ce soit. Il se détourne et va pour partir. Il fait un pas, puis deux et s'arrête.
Il ne se retourne pas. Il n'a pas besoin de me regarder pour me parler.
— Quand tu seras prêt, nous serons là. Nous aurons les réponses à tes questions.
Je ne rétorque pas. Je n'en ai pas envie. Un instant, je me demande ce qu'il s'est passé pour qu'il réagisse ainsi et s'en aille. Celui d'après, je conclus que je me moque de la réponse.
Je voulais être seul. Et je le suis enfin. Je ne souhaitais que cela.
À pas lents, je m'approche de mes deux amours. Une fois à côté d'elles, je m'effondre à genoux.
Mes doigts caressent leurs cheveux, leurs beaux visages. Leurs traits calmes et reposés. En paix. Alors que je ne le suis pas, que je ne le serai plus jamais. Plus jamais.
Il me faut faire un effort surhumain pour les attirer à moi. Mon corps me fait mal. Chaque mouvement me déchire. Pourtant, ils sont nécessaires. Je suis obligé de les prendre sur mes genoux et de les serrer contre moi. J'en ai besoin. Besoin de les sentir. De me réchauffer contre leurs corps avant que la mort n'étende son emprise sur elles.
Je les berce. Je les berce des heures durant.
Et le ciel pleure les larmes qui n'arrivent pas à couler sur mes joues.
Il pleure pour moi.
Il crie ma douleur, ma peine et ma colère en s'embrasant et en grondant sans interruption.
Le déluge qui fait rage autour de moi devrait m'atteindre, me pousser à fuir. Je ne devrais pas rester là. Je devrais craindre la foudre ou je ne sais quoi encore.
Mais plus rien n'a d'importance. Parce qu'en étant là dans mes bras, à entendre les mots d'amour que je leur répète, elles devraient me sourire.
Elles se moqueraient de moi, me diraient que j'en rajoute, qu'elles savent. Que les mots ne valent pas grand chose, que seuls les actes comptent.
Elles devraient me sourire alors que leurs visages restent de marbre.
Seul ce point compte.
Que la fin du monde arrive, que la grande faucheuse m'emporte, qu'elle me donne son baiser mortel. Je serai content pour une fois d'être infidèle si c'est pour retrouver Abby et Ada.
Mais elle ne vient pas. Et le ciel pleure. Le ciel pleure.
Il s'éclaircit progressivement. La nuit tire sa révérence. L'aube naît.
J'ai toujours aimé ce moment. Ce moment où les ténèbres reculent et où le jour encore timide hésite à pointer le bout de son nez. Mais aujourd'hui, je voudrais que la nuit soit sans fin. Je ne veux pas voir de vie.
Un instant, mes yeux se portent un peu plus loin que sur Abby et Ada.
Ils captent l'agitation autour de nous. Les pleurs, la peur, l'horreur. Les volontaires qui sont prêts à se mettre en danger pour dégager les rues. Pour que la vie reprenne.
Leurs voix me parviennent comme dans un brouillard.
Elle parlent de brûler les corps pour éviter les épidémies, de la pluie torrentielle qui va compliquer les choses. De notre ennemi qui a perdu la guerre et qui, avec cette attaque surprise coordonnée dans tout le pays, a voulu nous détruire. Il paraît qu'il a été aidé.
Et tout le monde crie que personne n'arrivera à nous faire plier. Que nous nous battrons. Que nous protégerons notre liberté coûte que coûte. Que la vie est la plus forte.
Mais ce n'est pas vrai.
J'ai envie de leur dire mais mes mots restent encore une fois coincés dans ma gorge. Comme s'ils étaient réservés uniquement pour ma femme et ma fille, toujours là dans mes bras.
Comme ils ne se taisent pas, comme ils n'ont pas l'air de se rendre compte de l'impact de leurs paroles, je décide de partir. Je sais où trouver un endroit au calme. Personne ne pensera à aller au bord du lac maintenant. Personne.
Mes muscles ankylosés empêchent mes articulations de se déployer facilement. Ils me rappellent la nuit que je viens de passer. Ils me rappellent ma nouvelle réalité. Je pose délicatement Ada sur le ventre d'Abby. Comme quand elle était bébé et qu'elle ne se calmait qu'en entendant les battements de cœur de sa mère.
Avec une infinie douceur, je soulève ma femme et entame mon chemin. L'un après l'autre, mes pas me portent loin des voix et des corps qui jonchent le sol.
L'un après l'autre, ils m'amènent vers cet endroit que j'aime tant. Qu'Abby aimait tant.
Sous le déluge qui fait rage, je me dirige vers le lieu de notre rencontre. Vers cet endroit qui a marqué à notre histoire et qui la marquera à tout jamais.
Il n'y a pas de meilleur endroit pour qu'elles puissent s'y reposer.
Je traverse des ruines, des rues bordées d'immeubles en feu que même le ciel qui continue de pleurer ne parvient pas à éteindre.
Et enfin, la nature reprend ses droits. Mon cœur s'apaise un instant devant la beauté hors du temps des rives du lac et la pluie me semble soudain moins violente. Un tout petit peu. Juste le temps que mes plus beaux souvenirs refassent surface, que le beau revive. Abby qui dessine, Ada qui court pieds nus à mes côtés. Les histoires de rois et de reines. Mes kilomètres de nage. Des bouts de fromage. Leurs rires.
Leurs rires qui se sont éteints. Et la pluie qui redouble.
Je m'effondre au pied d'un arbre. Non à cause de leur poids mais de la peine qui fait trembler tous mes membres.
Je les allonge, là, à l'abri des feuilles le temps de reprendre mon souffle. Et même si je peine à le retrouver, je ne tarde pas à les attirer de nouveau sur mes genoux. Je les berce. Je me berce. Encore et encore.
Je recule volontairement ce que je devrais faire ensuite. Je ne suis pas prêt.
Alors j'attends. J'attends.
Peut-être que j'espère encore que tout cela ne soit qu'un cauchemar.
Peut-être que j'espère un miracle de la part d'un dieu auquel je ne crois pas.
Peut-être que j'attends qu'elles se réveillent, que le froid qui s'empare petit à petit de leurs corps ne soit pas réel.
J'attends.
J'attends. Qu'Abby m'aide à prendre cette décision que, seul, je ne pourrai accepter. Mais son aide ne vient pas.
La guerre qui fait rage dans ma tête est pire que celle que nous avons connue.
Ici, il n'y a pas de bien, ni de mal. Pas de noir, de blanc ou de gris. L'amour se dresse contre la raison. Il est fort. Il est le plus fort.
Mais les plus forts ne gagnent pas toujours. Parfois, il suffit d'une petite chose, d'un rien pour qu'une guerre bascule. Pour que le camp qu'on croyait perdu devienne victorieux.
Et alors, alors, le plus faible gagne. Ma raison l'emporte.
Ces mots d'un autre temps m'envahissent.
« Un dernier regard mes yeux, une dernière étreinte mes bras »
Je dépose un baiser sur le front de ma fille, ma princesse, mon rayon de soleil. Ada. Je serre son corps frêle contre le mien. Et la pluie redouble, le tonnerre gronde. Les éclairs zèbrent le ciel.
Je voudrais hurler et pleurer mais je ne peux que la serrer tout contre moi, encore et encore.
Mon ventre se déchire quand je l'éloigne de moi et l'allonge sur l'herbe verte. Son ours dans les bras.
— Je t'aime, Ada. Je t'aimerai toujours.
Mon âme se déchire une fois de plus quand Abby se retrouve à côté d'Ada. Mes mots, mes idées, ma raison se délitent sous la peine.
Elle était mon tout. Ma moitié. La meilleure partie de moi-même. La mère de mon enfant. Ma lumière dans la nuit.
— Il fait noir maintenant que tu pars, Abby. Sans vous, je ne suis rien. Pourquoi ? Pourquoi tu me fais ça ? Que vais-je devenir ? Quel sens peut avoir une vie sans vous ? Quel sens ? Abby, réponds-moi. Réponds-moi. S'il te plaît. Dis-moi que vous n'avez pas eu mal. Dis-moi que vous ne vous êtes rendu compte de rien. Dis-moi quelque chose. Guide-moi.
« Une dernière étreinte mes bras. »
— Je t'aime, mon amour. Jusqu'à mon dernier souffle. Et même après. Je suis à toi.
Un dernier baiser mes lèvres.
Je me recule, me lève et fais quelques pas en arrière.
Mon regard fouille les alentours à la recherche d'un bout de bois ou de toute chose qui pourrait m'aider à creuser la terre.
Par chance, si c'en est seulement, je n'ai pas besoin de fouiller longtemps.
Je m'attèle à la tâche.
Sans relâche.
Combien de temps cela me prend-il ? Je n'en sais rien. Je sais juste que la lumière du jour est moins forte. Mais y en a-t-il eu seulement ? Les nuages chargés de pluie ont obscurci le ciel autant que ma peine l'a fait avec mon cœur.
Doucement, je couche mes amours l'une à côté de l'autre. Il me faut un moment pour arriver à jeter sur leurs corps la première poignée de terre. Les suivantes ne sont pas plus faciles.
Et petit à petit, elles disparaissent.
Elles me quittent.
Et j'ai mal. J'ai mal. Mais je ne m'arrête pas. Elles seront bien ici. Nous serons bien ici. Loin des gens. Juste nous trois.
Nous serons bien ici.
Tout à coup, la fatigue me saisit. Mes jambes ne portent plus. Je me laisse glisser contre l'arbre qui protège leur tombe. Je ferme les yeux.
Des images d'elles dansent devant moi. Elles jouent, elles rient, m'appellent. Elles me disent qu'elles m'aiment. Elles m'en font voir de toutes les couleurs.
Elles vivent. Et c'est trop dur pour moi. C'est trop dur après ce que je viens de faire. Je rouvre les yeux, tente de lutter contre le sommeil pour ne pas risquer de me perdre.
Je tente quelques pas mais la pesanteur est trop forte.
Je sais ce qu'il me faut.
J'enlève un à un mes vêtements maculés de sang et de terre.
J'entre dans l'eau et m'allonge à proximité de la rive. Je regarde la tempête qui se déroule au-dessus de moi. Elle fait écho à celle qui ravage mon âme, mon corps, mon cœur et ma raison.
Je supplie le ciel de faire tomber la foudre juste là mais il n'en fait rien.
Alors je nage. Je nage. Je ne sais pas où je trouve la force d'effectuer mes mouvements mais chacun libère un peu ma peine.
Bientôt l'eau ne me porte plus. Et j'accueille avec soulagement la mort qui arrive.
Je me noie.
Mon corps s'enfonce dans les profondeurs du lac.
La paix m'envahit.
Je les rejoins.
Je vous rejoins. À jamais, nous serons ensemble.
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