Chapitre 4
Aujourd'hui n'est pas une bonne journée.
Pour commencer, Ada a pleuré toute la nuit. Elle était inconsolable et nous n'avons jamais su pourquoi.
Sur mon trajet quotidien m'amenant à l'hôpital, le vieux fou m'a suivi en me répétant toujours les mêmes idioties. Je n'en peux plus. On dirait qu'il ne se rend pas compte que la guerre est finie. Ses paroles raisonnent encore derrière moi.
Tout naît dans la douleur. Un autre monde existe. Il faut protéger l'enfant.
Il m'a enfin quitté à l'entrée des urgences.
Desquelles je n'avais qu'à peine passer la porte que déjà, j'étais demandé de toutes parts.
Ma nuit blanche m'a donné l'impression de faire n'importe quoi et pour couronner le tout, j'ai perdu une patiente. La malnutrition, les maladies apportées par la pluie qui ne cesse pas depuis quelques jours. J'ai beau essayer de trouver toutes les causes possibles et imaginables, elles n'ôteront pas la culpabilité que je ressens.
Je donnerais cher pour avoir une cigarette alors que je n'en ai plus touché une depuis presque quinze ans. Elle m'empêcherait peut-être de tourner en rond et de donner des coups dans tout ce que je trouve.
— Joran...
Marley...
Pourquoi l'ont-ils envoyée, elle ?
Je ne veux pas discuter avec ma collègue et amie alors je reste les yeux perdus dans le vide. Dos à elle.
— Rentre. Ça ne sert à rien de t'énerver contre ce pauvre mur et tu risques de te faire mal. Et au cas tu ne le saurais pas, on a besoin de toi. Alors maintenant, tu arrêtes de t'apitoyer sur ton pauvre sort. Ta crise a assez duré.
— Ta gueule, Marley.
— Non.
Qu'est-ce qu'elle peut m'énerver parfois !
Surtout qu'elle vient se planter devant moi et qu'elle me fusille du regard. Je finis par céder. Personne n'aime la contredire quand elle nous regarde comme cela. Elle a une autorité naturelle indéniable. À moins qu'elle ne soit habituée à se faire obéir de ses enfants au doigt et à l'œil. Être mère célibataire ne doit pas être facile.
— Il y a eu un accident en ville. Plusieurs voitures se sont percutées. On vient de nous envoyer tous les blessés.
Le médecin que je suis refait immédiatement surface. Il relègue d'un coup de pied au loin l'adolescent qui faisait sa crise.
— Et tu ne pouvais pas commencer par ça ?
Elle ne répond pas. Elle se contente de hausser les épaules et je me rends compte que j'avais besoin d'entendre mes quatre vérités. Je la suis dans les escaliers qui nous ramènent aux urgences puis jusqu'au box où mon patient m'attend. C'est un enfant. Un jeune garçon qui ne doit pas avoir plus de dix ans.
Heureusement, ses blessures ne sont que superficielles. Marley nettoie ses plaies et j'effectue les points de suture. Je suis devenu expert en la matière. L'enfant bronche à peine. Ils ont tellement appris à ne pas faire de bruit ces dernières années.
Je lui donne quelques recommandations d'usage puis sors du box, Marley sur mes talons. Quand nous sommes suffisamment éloignés, je lui demande.
— Ses parents sont où ?
— Son père est en train d'être opéré. Sa mère est morte au début de la guerre.
— Bordel...
— Oui, c'est le mot.
— Tu devrais rester avec lui le temps qu'on en sache plus pour son père.
— Tu as raison.
Elle fait demi-tour et, en la regardant retourner au chevet de ce petit garçon, je me dis que ses enfants ont de la chance d'avoir une mère comme elle.
Je me rends vers l'accueil pour voir quel est mon prochain patient quand mon regard est attiré vers l'entrée du service.
Je me fige.
Non. Non. Non.
Pas ça. Pas. Ça.
Je cours vers la silhouette diaphane qui vient de passer la porte et la cueille dans mes bras juste avant qu'elle s'effondre.
Je voudrais que cette journée s'arrête. Que tout cela ne soit qu'un cauchemar mais ce n'en est pas un. Ce n'en est pas un.
Je voudrais que mes yeux se détournent de ses vêtements tâchés de sang tandis que je la porte jusqu'au premier box libre et l'allonge délicatement sur le lit d'examen.
— Bonjour Soraya.
— Docteur.
— Ça fait combien de temps ?
— Je... Je ne sais pas trop. Depuis hier je crois. Peut-être avant-hier.
Merde.
Je lui fais un sourire encourageant alors que je suis en alerte. Pendant que je prends ses constantes, je lui demande où est Elma.
— Chez une amie.
Elle dit cela d'un ton tellement détaché que j'en ai mal au cœur.
Je feins d'être serein et de parler d'un ton convaincant quand elle me demande si tout va bien.
Non, ça ne va pas. Sa tension est basse. Un peu trop basse. Sa température est quant à elle trop haute.
— Oui, ça va. Votre tension est un peu basse mais on va arranger ça. Vous vous souvenez de Marley ?
Elle acquiesce d'un signe de tête.
— Elle va venir vous poser une perfusion. Je vais la chercher, d'accord ?
Je ne lui laisse pas le temps de répondre, nous n'en avons pas. Je retourne dans le box où était le jeune garçon mais il est vide. Où est-elle ? J'ouvre les autres un à un. Jusqu'à la trouver enfin.
— J'ai besoin de toi, Marley.
— Docteur Meyer, je suis occupée.
Le ton de sa voix est sans appel. Sauf que je n'ai pas le temps de m'en préoccuper tout comme du fait que je lui ai déjà dit mille fois de toujours m'appeler par mon prénom et qu'elle ne l'a encore pas fait parce qu'elle est avec un patient.
— Je n'en ai rien à foutre. C'est Soraya. Elle fait une hémorragie.
Je n'ai rien besoin de dire d'autre. Elle prévient calmement son patient que quelqu'un d'autre va venir s'occuper de lui et après lui avoir dit une parole rassurante, me suit.
Les yeux de Soraya sont encore plus rouges qu'il y a quelques minutes, sa peau plus blanche. Elle devient transparente alors que les draps, eux, rougissent de plus en plus.
Marley reprend sa tension et me fais signe qu'elle a baissé par rapport à celle que j'ai notée.
— Soraya, Marley va vous poser la perfusion pendant que je vais essayer de stopper l'hémorragie.
Elle acquiesce à peine.
Je n'ai rien besoin de dire à Marley. Elle sait ce qu'elle a à faire. La prise de sang qui est envoyée au laboratoire à peine faite, la pose de la perfusion de soluté à grosses molécules.
Si seulement nous avions du sang. Si seulement.
Si seulement cette putain de guerre ne nous avait pas privés de nos ressources les plus banales avant elle. Les poches de sang. Les antibiotiques. L'ocytocine. L'hygiène.
Pendant que Marley s'affaire, je ne m'arrête pas non plus. Mes gestes d'obstétricien sont précis et efficaces. Après la révision manuelle, je lui masse l'utérus. Je retrouve ces gestes oubliés. Ces gestes rarement mis en pratique quand la paix régnait.
Mais rien n'y fait. Ses constantes baissent.
Je sais ce que cela présage. J'ai beau y être préparé, voir son rythme cardiaque s'affoler m'ébranle.
J'aboie des consignes dans tous les sens. Pendant que Marley me lit les résultats de la prise de sang qui ne me sont d'aucune utilité, j'installe les compresses pour tenter d'endiguer l'hémorragie. Je perds la notion du temps. Mais pourtant, je sais que chaque minute compte.
Son rythme cardiaque baisse à son tour.
Marley appelle du renfort même si je sens bien qu'elle a perdu espoir. Je n'en ai plus non plus. Mais je ne lâcherai pas. Je resterai là des heures à me battre s'il le faut pour tenter de la sauver. Elle ne peut pas mourir. Elle ne doit pas. Pas aujourd'hui. Pas demain. Ni aucun autre jour. Pour Elma.
— Bordel, trouvez-moi du sang ! S'il vous plaît...
Ma supplique reste en suspend. Nous savons tous que nous n'en avons plus depuis longtemps. La fin de la guerre n'a pas décidé les gens à revenir le donner comme ils le faisaient avant. De toute manière, toutes les machines pour le traiter ne fonctionnent plus. Personne n'a su comment les réparer. Nous ne sommes que du personnel médical après tout. Pas des techniciens spécialisés.
— Doc... Docteur...
Je lève mes yeux vers ceux de ma patiente et ce que j'y vois me fait peur. Elle a renoncé. Comment puis-je la sauver si elle ne veut pas se battre ?
— Docteur, laissez-moi partir. C'est mieux après. Je le vois. Il n'y a plus de douleur, ni de peine...
Je lui coupe la parole quand son nez se met à saigner.
— Mais Elma...
— Elle sera mieux sans moi.
Elle ne peut pas penser cela. Un enfant a besoin de ses parents. Je m'apprête à répliquer quand son cœur s'arrête. Le chariot de réanimation est déjà là et en attendant que tout soit prêt, je commence le massage cardiaque.
On la choque une fois, deux fois. Dix peut-être parce que je l'ordonne et que je ne veux pas la laisser partir. C'est moi le médecin ici.
— Ça suffit, Joran.
La voix de Marley me parvient à travers un voile. La seule chose qui m'atteint est qu'elle ne m'appelle jamais par mon prénom devant un patient. Je lève les yeux vers elle un instant pour lui répondre.
— On recommence.
Je la sens s'approcher de moi et me tirer en arrière. Je ne la laisserai pas faire.
— Joran, elle est morte.
— Tais-toi, Marley. Laisse-moi faire mon travail.
— Tu l'as fait. Tu as fait tout ce que tu as pu. Mais maintenant c'est fini. Recule-toi.
— Non.
— Alors, tu ne me laisses pas le choix.
Elle m'attrape le bras et m'arrache du chevet de Soraya. J'essaie de lutter mais ses yeux m'en empêchent. Je ne leur connais pas cette lueur ni ce pouvoir qu'ils ont tout à coup sûr moi. Je ne comprends pas.
Je la vois s'approcher de Soraya, lui fermer les paupières d'un geste doux puis s'incliner devant elle. Un murmure s'élève. On dirait qu'elle récite une prière. Si c'en est une, je ne la reconnais pas.
L'intonation de sa voix est étrange.
Puis soudain, tout revient à la normale. J'ai dû halluciner. Ça ne peut être que cela.
Marley se redresse et prononce ces mots que je ne voulais pas entendre.
— Heure du décès : 21 h 54.
Je quitte le box sans un regard vers l'infirmière.
La douleur me cueille dans les vestiaires quand je vais me changer. Je peine à me débarrasser de mes vêtements tâchés de sang. J'ai mal. Tout mon corps me fait souffrir. J'ai failli. J'ai failli par deux fois aujourd'hui.
Je remets mes vêtements de ville. Je quitte l'hôpital sans un mot. Je devrais être parti depuis longtemps de toute façon.
Des larmes de rage et d'impuissance coulent sur mes joues. Elles me brouillent la vue, brouillent mes sens.
J'ai l'impression de ne pas reconnaître le chemin qui me ramène chez moi. Suis-je allé trop loin ? Ai-je oublié de tourner à droite au premier carrefour tant j'étais perdu dans mes pensées ?
Je m'arrête un instant et observe les alentours. Et reconnais enfin ma rue.
Un long soupir s'échappe de mes lèvres.
Ma journée m'a perturbé au-delà de ce que je pensais possible. Il faut que je me reprenne maintenant, je ne peux pas paraître faible devant Abby. Devant Ada. Elles ne doivent pas savoir. Pas savoir que j'ai failli, que je n'ai pas réussi à améliorer la vie de quelqu'un aujourd'hui. Je n'ai fait que la gâcher. Et ça fait mal.
Un pâle sourire étire les commissures de ma bouche quand je remarque que les affiches montrant nos soldats fiers dans leurs uniformes ont été changées.
« Un autre chemin » scandent les nouvelles.
Quel chemin ?
Il ne me reste normalement que quelques dizaines de mètres pour arriver devant mon immeuble. Et il faut évidemment que le vieil homme soit là.
— Je t'avais dit de protéger l'enfant. Tu as failli.
— Quel enfant ?
— Tout naît dans la douleur, Joran.
— Quel enfant ? Comment connaissez-vous mon nom ? Et cette putain de phrase, elle veut dire quoi ?
— Ouvre les yeux.
J'en ai assez. Assez pour aujourd'hui. Pour demain et encore je ne sais combien de jours à venir. Je ne retournerai pas travailler. On va partir. Partir loin. Loin de tout ça, de mes patients qui meurent, des résidus de la guerre, des ruines, de cet homme et de ce monde que je n'ai plus envie de soutenir. Je vais emmener ma femme et ma fille loin de tout cela. Et nous vivrons heureux.
Je me détourne de ses yeux bien trop inquisiteurs. Bien trop lucides.
Je reprends ma route, lève la tête vers le bruit qui me vrille les tympans tout à coup. Un avion. Un avion militaire.
Je suis sa course et me fige d'effroi quand il largue ses bombes sur les immeubles. La guerre est finie.
Les gens dans la rue ont l'air aussi perdus que moi.
Et soudain, quand les flammes commencent à lécher les murs des habitations, c'est la panique.
Ils fuient. Et je m'élance vers eux. Il faut que je les trouve. Que je trouve Abby et Ada. Que je m'assure qu'elles vont bien.
Je dévisage chaque femme, chaque enfant. Elles ne sont pas là. Elles ne sont pas là.
Les gens crient, me crient de partir, que des militaires arrivent mais je les ignore. Ils essaient de me tirer vers l'arrière en vain. Je dois trouver ma femme et ma fille. Mes raisons de vivre.
Je ne suis plus qu'à quelques mètres de l'entrée de mon immeuble. C'est là que je les vois.
Là, étalées sur le sol. Se tenant la main. Le vieil ours d'Ada posé à côté d'elles.
Les bruits explosent autour de moi. Les coups de feu. Les hurlements de terreur. Les rires carnassiers. Celui de l'homme qui se tient en face de moi.
Dans un autre temps, dans un autre monde, je le défierais. Je me ruerais sur lui et l'abattrais à mains nues.
Dans celui-ci, je le supplie du regard de me tuer à mon tour. Que je les rejoigne. Que nous soyons ensemble pour l'éternité. Mais lentement, beaucoup trop lentement, il se détourne. Avant de l'être tout à fait, il lance d'une voix mauvaise.
— Je ne te ferai pas ce plaisir.
Il a compris.
Il part et je voudrais le poursuivre. Il part et je voudrais le tuer.
Mais une main à la poigne implacable m'en empêche. Une voix me murmure quelques mots. Je la reconnais immédiatement. Même si pour la première fois, elle est triste.
— Tout naît dans la douleur. Nous prendrons soin de toi.
*****
Vous allez certainement me détester. J'assume. Moi, je vous aime.
Biz
Poledra
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