Chapitre 3
La folie des hommes est sans limite. À faire le même trajet chaque jour, je ne me suis pas rendu compte à quel point la ville était dévastée. Il n'y a que des ruines et la désolation. Beaucoup de gens sont dehors. Certains errent le regard perdu dans le vide, ne sachant plus quoi faire. D'autres, par petits groupes, tentent de déblayer les rues. Ils enlèvent les barbelés, poussent les gravats. Ils veulent que la vie reprenne ses droits.
Nous marchons au milieu d'eux, Ada sur mes épaules. Ses yeux sont cachés par un bandeau. Elle nous a cru quand nous lui avons dit que c'était pour que la surprise soit totale. Pourquoi douterait-elle de nous ?
Plus nous approchons du lac, plus les traces de cette guerre immonde se font épars.
Ici, elle n'a pas eu de prise.
Je souris.
La nature a tenu l'horreur loin d'elle. Elle ne lui a pas permis de s'en prendre à cet endroit.
— Tu es prête, Ada ?
— Oh oui papa.
— Alors enlève ton bandeau.
Elle se tortille sur mes épaules, râle un peu que le noeud est trop serré alors que ce n'est pas vrai et se fige tout à coup. Je donnerais cher pour voir son regard à cet instant. Il doit être éloquent si j'en juge par les larmes qui viennent d'emplir les yeux d'Abby.
— Je peux descendre ?
— Bien sûr ma chérie.
Je la dépose au sol et la vois enfin. Avec sa petite robe verte, ses boucles blondes et ses yeux bleus qui n'arrêtent pas de scruter les alentours. Elle est belle. Je m'agenouille devant elle.
— Si tu veux, tu peux poser tes chaussures et courir dans l'herbe.
— Comme dans les histoires de maman ?
— Oui.
— Ça va me chatouiller ?
— Essaie, tu verras bien.
— Je sais pas.
— Tu veux que je le fasse aussi ?
Je n'ai pas besoin de ses mots pour savoir qu'il faut que je lui montre la voie. L'appréhension est bien trop présente sur son visage.
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je me retrouve pieds nus dans l'herbe. J'avais oublié l'effet que ça faisait. Cette impression d'être en connexion avec la terre. La douceur et la fraîcheur.
La petite voix d'Ada me sort de mes pensées.
— Ça chatouille.
Je souris. Elle a raison. Nos peaux ne sont plus habituées à ce genre de contact. Depuis bien trop longtemps.
Abby se déchausse à son tour et je l'observe en douce. Elle est figée, là, les bras écartés vers le ciel. Elle respire. Lentement. Profondément.
Et tout à coup, elle s'écrie.
— Le premier qui arrive au bord de l'eau gagne...
Gagne quoi ? Je n'en sais rien. Je fonce quand même attrapant Ada au passage pour ne pas la laisser en arrière. À nous voir courir comme des enfants, elle doit penser que ses parents sont fous. Elle ne nous a jamais vu comme cela. Mais aujourd'hui nous sommes heureux. Le reste ne compte pas.
Évidemment, nous gagnons haut la main, Ada et moi.
— C'est quoi notre prix ?
— Mon amour éternel.
— C'est de la triche. On l'a déjà...
Elle hausse les épaules, un petit air innocent au visage.
— Vous devriez aller vous baigner. Je vais écrire un peu en attendant.
— À vos ordres.
Je devrais peut-être essayer de la faire changer d'avis mais je sais que cette bataille serait perdue d'avance. Négocier avec Abby quand elle est inspirée ne sert à rien.
J'enlève sa petite robe à Ada. Me dévêts à mon tour et lui prends la main pour l'entraîner dans l'eau avec moi.
Nous avançons petit à petit. Je ne veux pas lui faire peur. Je veux qu'elle profite de sa baignade. Qu'elle s'en souvienne comme d'un beau moment. Peut-être l'un des plus beaux de sa courte vie. Pendant qu'elle apprivoise les eaux turquoises du lac, je m'éloigne un peu.
Mon corps se retrouve vite immergé. J'avais oublié la sensation que cela me procurait. Flotter. Nager. C'était ma passion. Quotidiennement, je venais ici. Quotidiennement, l'eau me permettait d'oublier. La vie aurait-elle été moins rude ces dernières années si j'avais pu venir ici ? Je ne le saurai jamais.
Je nage sans jamais quitter Ada des yeux. Elle s'est assise au bord de la plage et joue avec des cailloux. Elle les lance dans l'eau et observe chaque vaguelette qu'ils créent en touchant la surface.
Un peu plus loin derrière, Abby remet distraitement une mèche de cheveux derrière son oreille. Ses yeux sont perdus dans son monde peuplé d'histoires d'enfants.
Je ne sais combien de temps je reste là à faire des ronds dans l'eau.
Je ne sors que quand j'aperçois Marley et sa famille qui s'approchent.
— Mon infirmière préférée !
— Docteur Meyer...
Sa voix est froide. Contrôlée.
Elle me toise de ses grands yeux aussi noirs que sa peau, même si je fais plus d'une tête qu'elle.
J'ai envie de rire. Jamais Marley n'est comme cela. Essayer d'être une autre ne lui ressemble vraiment pas.
Je soutiens son regard. Il ne lui fait pas longtemps pour craquer. À peine une minute.
— Je te déteste. Je n'arriverai jamais à rien avec toi.
— C'est mon charme légendaire ça...
J'entends Abby rire à côté de moi. Et entendre son rire me retourne le ventre. Il me fait mal autant qu'il me fait du bien. Chaque note me rappelle toutes celles que j'ai perdues ces dernières années. Celles que je n'ai pas réussies à faire rester. La voix de Marley me ramène avec elles.
— Oh Abby si tu savais comme je suis contente de te voir.
— Moi aussi. Mais ça va changer. Tu vas bientôt en avoir assez de nous voir.
— Jamais.
J'aime Marley. Je l'aime depuis le premier jour où l'on s'est rencontrés. J'ai tout de suite vu que c'était quelqu'un de bien. Une personne entière et sûre d'elle. Une personne droite. Efficace. Courageuse. Elle n'a pas une vie facile. Mais son sourire est toujours présent.
Je les laisse parler entre elles et les enfants jouer ensemble et retourne nager. Nager vraiment cette fois-ci.
J'enchaîne les mouvements les uns après les autres. Encore et encore. J'ai l'impression que l'eau me purifie. Qu'elle enlève toute les peines et les souffrances de ces dernières années. Elle me lave.
Si la faim ne me tiraillait pas, je resterai ici. Dans mon élément.
Malheureusement les besoins primaires sont plus importants.
Comme l'opulence ne va pas revenir du jour au lendemain, notre repas est frugal. Nous le remarquons à peine. Seuls comptent les rires, le partage. Notre amitié.
— J'ai une surprise...
Nous regardons tous Marley fouiller son sac et en sortir un petit paquet en papier journal.
— Il n'y en a pas beaucoup. Ne cherchez pas à savoir comment je l'ai eu. Je ne peux pas le dire.
Elle défait la ficelle qui retient le papier avec précaution. Et nous sommes tous suspendus à ses gestes.
De l'extérieur, nous devons sembler ridicules. Nous le sommes certainement.
J'essaie de voir ce qu'il est écrit sur le papier. En vain. Les tâches qui le maculent m'en empêchent. Ce qu'il contient m'en empêche.
Nos yeux ébahis quand nous découvrons un morceau de fromage nous ôtent le peu de crédibilité que nous devions encore avoir.
Depuis quand n'en avons-nous pas mangé ?
Ce devait être dans les premiers temps de la guerre, quand les restrictions n'étaient pas encore au goût du jour.
Elle prend le couteau que je lui tends, partage le morceau en six et nous distribue notre part à chacun.
Je ne sais pas ce que ressentent les autres mais de mon côté, je ne me souviens pas d'avoir mangé quelque chose d'aussi bon depuis longtemps. Tout me semble étrange. La texture. Le goût. Le plaisir. Le souvenir. Il arrive. Lentement. Il prend son temps. Me laisse le temps de me faire à l'idée. Puis explose.
Je me souviens de plats entièrement constitués de fromages. Je me souviens que, quotidiennement, j'en mangeais. Avec du pain. Du pain frais. Croustillant. Qui sortait souvent du four de la boulangerie en bas de chez nous. Existe-t-elle encore ?
Je me souviens d'Ada qui en voulait même pour son petit déjeuner. Elle était si petite.
Et j'avale le dernier morceau.
Tout disparaît avec lui. C'est mieux ainsi.
La voix d'Ada à mon oreille finit de me faire redescendre sur terre.
— Papa, j'aime pas. Et je veux pas que Marley soit fâchée après moi. Tu veux bien le manger ?
J'acquiesce sans un mot.
Il n'a plus le même goût.
Les enfants jouent ensemble. Ils courent, ils rient. Ils peuplent de vie les abords du lac. Nous les regardons sans parler, nous imprégnant de la joie qu'ils déversent, profitant du chant des oiseaux et du bourdonnement des insectes.
La fin de la journée arrive bien trop vite. Il est temps de rentrer. De retourner à notre quotidien. Il faut quitter cette parenthèse parce que même si la guerre est terminée, tout ne va pas changer du jour au lendemain.
Pour le moment, j'essaie de trouver un moyen pour qu'Ada ne s'aperçoive de rien en rentrant et je sèche. Les yeux d'Abby me crient qu'elle n'est pas plus inspirée que moi.
Je cherche, ne trouve pas et finit par abandonner. Je ferai à l'instinct.
Nous rangeons les affaires et partons. Nous ne sommes qu'à une dizaine de mètres du lac quand Ada m'arrête.
— Papa, tu veux bien me porter. Je suis fatiguée.
— Bien sûr princesse.
Je la prends dans mes bras et sa petite tête se pose instantanément contre mon épaule. J'aime quand elle fait ça.
Il ne faut que quelques minutes pour que son souffle dans mon cou devienne régulier et que son corps pèse plus lourd contre moi. Elle s'est endormie. Elle s'est endormie et je suis soulagé de ne pas avoir à lui mentir pour ce soir.
Marley et ses enfants partent de leur côté et nous du notre. Nous nous disons à demain. Peut-être qu'un jour nous aurons droit à plus d'un jour de repos.
Après avoir couché Ada, je rejoins Abby. Je la trouve assise sur le canapé.
— C'est bizarre d'entendre du bruit.
Nos voisins n'en ont jamais fait jusqu'à présent.
— Il va falloir nous y faire.
— Ça devrait être possible.
Elle sourit.
— C'était une bonne journée.
— La meilleure depuis longtemps.
Je m'assois à côté d'elle et elle vient appuyer sa tête contre mon épaule. Comme Ada l'a fait un peu plus tôt. Elle me parle mais je ne l'écoute pas. Je suis hypnotisé par ses doigts qui jouent avec les miens. Par sa peau contre la mienne. Par la mélodie qui s'échappe d'un piano quelque part dans l'immeuble. Comment ont-ils fait pour le garder ? Pour qu'il ne soit pas détruit ?
Elle me parle mais je n'entends rien.
Je me demande comment vont se passer les prochains jours. Comment la vie va reprendre ses droits. Il y a tellement longtemps qu'il n'y avait pas eu de guerre. Les livres d'histoire n'ont jamais raconté les suites immédiates pour le peuple. Comment allons-nous faire ?
La voix d'Abby n'envahit plus la pièce.
Mes yeux se posent sur elle, croisent les siens.
— Tu n'as pas écouté un traître mot de ce que j'ai dit ?
Je n'ai pas besoin de répondre. Elle connaît déjà la réponse. Peut-être que je devrais m'en vouloir mais ce n'est pas le cas. Elle est habituée. Elle connaît le vagabondage de mes pensées.
— Tu es impossible Joran. Si tu savais comme tu es impossible...
— Oui. Mais tu m'aimes.
— Ça n'excuse pas tout.
— C'était important ?
— Pas vraiment.
— Tu vois...
Je ne devrais pas retourner la situation à mon avantage. Je devrais faire profil bas. Mais sa mine boudeuse vaut trop le coup pour que je m'excuse.
Nous parlons encore un moment et j'apprends ce que j'avais loupé un peu plus tôt. Ce n'était vraiment pas important.
Nous allons enfin nous coucher.
L'aube grise vient me tirer du sommeil. La nuit a été calme. Aucun bruit n'a troublé notre repos. Je me lève en évitant de réveiller Abby et Ada.
Je maudis le filet d'eau froide avec lequel je me lave puis le vent froid qui s'est abattu sur la ville.
Je cours pour me réchauffer et reste aveugle à tout ce qui m'entoure. Le vieil homme que je sens là sur ma droite, les affiches que personne n'a enlevées, les visages fermés comme s'ils étaient devenus une seconde nature.
Sourire aux lèvres, je pénètre dans l'enceinte de l'hôpital, pars me changer. Je rejoins les urgences où je retrouve mes collègues de nuit qui sont déjà en train d'expliquer le déroulement de la nuit à la relève de jour. Marley est déjà là.
— J'ai manqué quelque chose ?
— Si le calme plat t'intéresse oui. Sinon, pas le moins du monde.
— Parfait.
Dans la bonne humeur, nous nous mettons au travail. Bien sûr, il y en a. Mais il ne ressemble plus à celui des derniers mois. Plus de blessures graves, d'hémorragie, plus d'amputations à cause de la guerre. Juste des problèmes « normaux». Nous avons le temps de faire des pauses. Je ne sais plus la dernière fois que cela m'est arrivé.
Et la journée touche à sa fin.
Les jours passent. Petit à petit, la vie reprend ses droits. Les rues ont été nettoyées. Les couleurs refleurissent aux fenêtres, les cris des enfants envahissent l'espace.
Les boutiques rouvrent leurs portes. Les boulangers sont les premiers. L'odeur du pain chaud est un supplice auquel je ne résiste pas. Tous les jours, je ramène du pain frais à Abby et Ada.
Les jours passent et petit à petit, notre appréhension s'envole. Nos existences deviennent plus légères. Les sourires apparaissent à nouveau sur les visages.
Les gens se parlent. Rient ensemble. Envisagent l'avenir. Un avenir différent de notre vie passée.
Peut-être que les espoirs se réaliseront. Nous en avons tous besoin.
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