Chapitre 25
Et voilà...
On y est arrivé. C'est le dernier chapitre.
J'espère que vous aurez aimé Joran. Ses amis aussi. Que vous aurez détesté autant que moi Aaron et ses acolytes. Que vous serez partagé entre détester ou aimer Eolas.
J'ai mis du temps à l'écrire. Il y aura une suite (c'était prévu dès le départ). Elle est commencé mais je n'ai que très peu avancé. D'abord parce que je change de narrateur. Et c'est difficile de s'habituer aux autres. Mais aussi parce qu'un nouveau personnage (et donc une nouvelle histoire) est venu me titiller et me dire qu'il fallait que je lui donne vie.
D'ailleurs, dites-moi si vous voudrez le connaître ou non?
Bref, je vous laisse avec Joran. Si certaines d'entre vous veulent savoir comment je l'imagine, il est un peu comme Charlie Hunnam.
Bises
Poledra
Le jour qui nous accueille est un jour gris et lugubre. De lourds nuages noirs assombrissent le ciel. Nous prenons en vitesse le petit déjeuner que Ruth nous a apporté et nous préparons pour les heures à venir.
Snow et Uhane vont demander à sortir pendant que Marley va s'occuper d'Aset. De mon côté, je dois me rendre à la salle d'entraînement pour tenter d'y récupérer des armes.
Je m'apprête à sortir quand je tombe nez à nez avec Tahar. C'est étrange qu'il se déplace jusqu'ici. Étrange et inquiétant.
Il ne prend pas la peine de me saluer. Cela m'arrange. Je n'aurais pas apprécié lui souhaiter le bonjour.
— Le général Göth vous demande.
— Maintenant ?
— Oui.
La voix de Tahar a attiré Snow et Uhane dans l'entrée. Les anciens amis se dévisagent méchamment.
Snow l'ignore et s'adresse à moi comme s'il n'était pas là.
— Qu'est-ce qu'il fait là ?
— Aaron me demande.
Les yeux de la Dissidente s'écarquillent. Elle a peur. J'essaie de la rassurer du regard. En vain. Je me demande tellement ce qui m'attend que je n'arrive pas à être convaincant.
Snow ne laisse rien paraître. Je sens cependant à quelle vitesse il est en train de réfléchir. Il essaie de deviner ce que mon ennemi juré me veut. Après ce qu'il s'est passé hier soir, je m'attends au pire. J'imagine que mon ami aussi. Mais il ne peut rien faire pour m'aider devant Tahar. Je leur dis à plus tard du ton le plus calme qu'il m'est possible et j'emboîte le pas au colonel.
Nous sommes en bas des escaliers quand j'entends la voix de Snow à mon oreille.
— Ne parais pas surpris. Je me suis dit que si je pouvais amener le son à moi, je pouvais tout aussi bien faire le contraire. Je vais rester avec toi. Uhane sortira seule. Ne t'inquiètes pas pour elle. Par contre de ton côté, il faut t'attendre au pire. Je devrais tout faire pour te rassurer mais ce que tu as fait hier soir, il va vouloir te le faire payer.
Je m'en doutais mais l'entendre rend les choses concrètes. Heureusement qu'il continue son monologue. Pour une fois, son débit de parole me fait du bien. Il me détend.
Je suis Tahar dans des parties du château où je ne suis jamais allé. Des couloirs sombres et froids, éclairés par de faibles lanternes, font résonner nos pas. Bruit sourd seulement coupé par la voix de mon ami.
Tahar s'arrête enfin devant une porte semblable à toutes celles que nous avons croisées sur notre chemin. Il y entre sans frapper.
Aaron est là. Planté au milieu de la pièce. Dans sa combinaison rouge sang. Son visage est souriant.
— Bonjour Joran.
— Aaron.
— Je vous remercie d'être venu.
— Nous savions tous les deux que je n'avais pas le choix. Personne n'est censé vous dire non.
À mon oreille, Snow me supplie de la jouer fine, de ne pas l'énerver plus que nécessaire. Je ne suis pas certain d'y arriver.
— En effet. Je déteste ça. Mais asseyez-vous donc.
Je prends place sur le fauteuil qu'il me montre. Il s'assoit à côté de moi et congédie Tahar. Celui-ci semble vexé mais sort sans épiloguer. Lui sait que cela ne sert à rien.
Je reste là, sans rien dire, à écouter la Main Armée. J'attends qu'il se décide.
— Vous m'avez déçu, Joran. Je pensais que ces quelques semaines passées avec moi vous auraient fait changer d'avis sur mon compte.
Le pire est qu'il semble sincère.
— Oh mais j'ai changé d'avis. J'avais une piètre opinion de vous et il y a quelque chose auquel je ne m'attendais pas. C'est que vous me surpreniez. Et je vous arrête tout de suite avant que vous vous mépreniez. Ça n'a pas été en bien. J'ai eu la bêtise de croire qu'il y avait du bon en vous. Ce doit être mon côté utopiste. Celui qui croit encore que l'homme peut être bon.
« Ada, tu devrais le protéger ».
La sphère ne se matérialise pas à côté de moi. Invisible, elle se fond dans la combinaison. Créant une protection presque inviolable sur mon corps.
— Vous m'en voyez désolé.
— Ne le soyez pas. Nous ne partions pas sur de bonnes bases. D'abord, il y a eu Soraya. Puis ma femme et ma fille. Et ce que vous avez fait subir à Snow. Peut-être qu'en d'autres temps, nous aurions pu être amis. Vous êtes un homme cultivé et je mentirais si je disais ne pas avoir apprécié certaines de nos conversations. Mais il faut malheureusement plus que quelques mots.
— Vous savez, quand j'ai appuyé sur la détente, elles vous ont appelé.
« Ne fais rien. Ne fais rien. Je t'en supplie ».
Je me concentre sur la voix de Snow.
« Ne l'écoute pas, Joran ».
— J'ai tiré d'abord sur votre fille. Je n'aime pas les enfants mais je dois avouer qu'elle était jolie. Elle vous ressemblait beaucoup. Votre femme a essayé de s'interposer. J'ai trouvé admirable cet instinct protecteur. Même s'il était ridicule.
« Ne l'écoute pas. Il ment. »
Comment pourrait-il le savoir ? Mon ami n'y était pas.
« Ça ne s'est pas passé comme ça. Crois-moi... Si seulement... Attends. Attends. Ne fais rien avant que je revienne. »
Je l'entends marcher et s'adresser à quelqu'un d'autre.
« Joran »
Marley ? Comment est-ce possible ?
« Joran. Je dois t'expliquer quelque chose. Mon pouvoir me permet de communiquer avec les animaux. Les oiseaux sont mes préférés. À chaque fois que tu n'étais pas avec Abby et Ada, je les surveillais. Je les surveillais par l'intermédiaire d'un moineau. »
— Vous auriez dû la voir penchée sur le corps de votre fille. Je me suis approché et ai pointé mon revolver sur son front quand elle a levé la tête vers moi. Vous aviez vraiment une femme magnifique. Pas assez de formes pour moi mais je m'en serais contenté si vous n'étiez pas arrivé à ce moment-là.
La voix de mon amie tente de me détourner du discours du général.
« L'oiseau... Il était là quand Aaron les a tuées. Et tout ce qu'il te dit est faux. Il a tiré sur elles sans qu'elles ne voient rien venir. Elles sont mortes sur le coup.
Et avant que tu me le demandes, oui, dans la forêt, l'oiseau, je l'avais envoyé. Je ne t'ai jamais laissé tomber. Je ne l'aurais fait ni avec toi, ni avec elles. Il te ment. Ne te laisse pas aveugler par la haine. Il n'attend que ça ».
— Je me serais délecté de sa peur. J'aurais pris son corps et je l'aurais brisée. Elle n'aurait plus jamais été à vous. Mais ce que je n'ai pas pu faire avec votre femme, je peux le faire maintenant avec Uhane.
Un rideau qui cachait un miroir sans tain s'ouvre sous l'effet de la magie. Ce que je découvre derrière me glace jusqu'à la moelle. Nous avons perdu. Il est évident que nous avons perdu. Uhane est attachée par les poignets avec des menottes qui descendent du plafond. Ses pieds pendent dans le vide. Ses yeux sont bandés.
Elle ne bouge pas.
— Qu'est-ce que vos hommes lui ont fait ?
— Oh, trois fois rien. Juste un petit coup derrière la tête. Elle devrait se réveiller d'ici peu. C'est là que ça va devenir intéressant. Nous allons voir si vous l'aimez vraiment.
— Vous êtes un monstre... Un...
— Assez, Joran. N'aggravez pas son cas... Et le vôtre. Vous savez, je n'ai jamais voulu vous tuer. Seulement vous rendre fou pour que jamais vous ne deveniez le Protecteur. Je pensais que la douleur devait être physique comme ça avait été le cas pour moi. Et donc je ne suis pas arrivé à vous faire perdre la tête en tuant votre femme et votre fille. Je pense y parvenir maintenant.
« Tue-le ».
— Vous devriez dire à Snow que c'est mal d'écouter aux portes.
Je sursaute. Snow aussi à l'autre bout du château.
— Vous êtes ici chez moi. Je sais exactement ce qu'il s'y passe. Il n'y a que les sorts de protection du prophète que je n'ai pas pu franchir. Elle paiera pour ça. Mais Snow aurait dû penser qu'en dehors de vos appartements vous seriez vulnérables et à ma merci. Je pensais l'avoir mieux formé que ça.
D'un geste, il déchaîne son pouvoir et coupe le lien qui m'unissait avec la Main Armée. Retrouver le silence absolu me perturbe plus que je ne l'aurais pensé. Je prends sur moi pour ne pas le montrer.
Dans la pièce d'à côté, Uhane se met à bouger. Mon sang bout dans mes veines. J'essaie de me lever mais une force invisible me plaque au fauteuil. Aaron, un sourire sournois aux lèvres, se met debout et change de salle.
J'entends la porte s'ouvrir, je le vois s'approcher d'Uhane. Du bout des doigts, en me regardant droit dans les yeux, il lui caresse le visage. J'ai envie de lui sauter à la gorge. De mettre mes mains autour de son cou et de serrer jusqu'à son dernier souffle. Mais je ne peux pas. Je ne peux rien faire.
— Bonjour ma chère.
Uhane se réveille et, en apercevant le général devant elle, tire sur ses liens. Elle essaie de se dégager mais ne fait que s'épuiser.
— Vous comprendrez aisément pourquoi vous avez les yeux bandés. Je sais le rôle primordial qu'ils ont dans votre magie.
Sait-il que ce n'est pas son seul moyen de prendre le contrôle sur les autres ? Peut-être que non. Pour la première fois depuis que je suis dans cette pièce, je me prends à espérer. Uhane ne réagit pas. Elle baisse les épaules, en signe de défaite. C'est exactement ce qu'il attendait.
— Comme vous ne pouvez pas le voir, je vous signale que Joran va assister à tout ce qui va se passer ici, sans pouvoir intervenir. Je veux voir la peur, la douleur et enfin la folie dans ses yeux pendant que je m'occuperai de vous.
— Les prophètes vous en empêcheront.
— Fadaises. Vous vous êtes vous-même détachée d'eux. Vous les avez reniés. Ils ne vous viendront pas en aide.
Le corps de la Dissidente se crispe.
Aaron reprend ses caresses. À nouveau, il fait glisser ses doigts sur la peau pâle d'Uhane, puis sur son cou qu'il serre pendant qu'il l'embrasse. Elle se débat et se débat encore mais la poigne du Père est trop forte.
Ses mains descendent vers sa poitrine. Il déchire son haut et se met à la toucher. Uhane ne bouge plus. Elle le laisse faire. Et plus les minutes passent, plus ma respiration se fait courte. Plus mes pensées deviennent incohérentes.
Je fais tout, tout ce que je peux pour me dégager du fauteuil mais je n'y arrive pas. La douleur me submerge. Elle m'avale et explose dans chacune de mes cellules, m'empêchant de parler. De le supplier d'arrêter.
Ada devrait m'aider mais elle ne fait rien et je crois que son abandon est l'une des pires choses que j'ai connues.
Les mains de mon ennemi défait avec une lenteur incroyable la fermeture éclair du bas de sa proie. Enfin, je hurle. Je lui hurle de ne pas la toucher plus. Je lui assène que je vais le tuer, quitte à perdre tout ceux à qui je tiens et tout ce à quoi je crois. Qu'il souffrira. Comme il n'a jamais souffert. Je lui dis que s'il arrête, je ferai ce qu'il veut. Qu'il tiendra ma vie entre ses mains. Mes propos deviennent tous plus incohérents les uns que les autres.
Il ne s'arrête évidemment pas. Pourtant je sais qu'il m'a entendu, son sourire s'est agrandi, ses odieuses caresses se font plus appuyées pendant qu'il enlève le pantalon de mon fantôme. Il lui lèche les jambes.
Comme parler à mon ennemi ne sert à rien, je m'adresse à cette femme qui m'a sauvé et qui ne ressemble plus qu'à une coquille vide. Comme je le suis de l'autre côté du miroir. Je lui donne ma dernière déclaration avant de sombrer.
— Je t'aime, Uhane. Je t'aime et je t'aimerai toujours. Tu es la plus belle chose qui me soit arrivé depuis ce jour où j'ai tout perdu. Et je t'en remercie. Je te remercie.
Aaron éclate d'un rire sardonique. Il gagne et il le sait. Je ne veux pas qu'il gagne.
— Résiste s'il te plaît. Si tu le peux encore, résiste. Ne le laisse pas gagner facilement. Si tu le fais, je le ferai aussi.
La tête d'Uhane se relève imperceptiblement. Ce n'est presque rien. Mais cela me redonne un tout petit peu d'espoir.
— On est plus forts que lui, mon fantôme. C'est toi qui me l'a dit. Que l'amour pouvait tout changer. Je sais que tu y crois autant que moi. Alors battons-nous. Battons-nous pour notre vision du monde. Pour Aset, pour Snow, pour Marley, pour tes parents. Pour Abby et Ada. Pour que leur mort n'ait pas été vaine. Et aussi pour tous ces gens qu'on ne connaît pas et qui méritent de vivre libres.
Si mes mots ne la galvanisent pas, ils y parviennent avec moi.
— Bats-toi mon amour.
Les mains du général remontent vers son entrejambe. Je me débats. Je me débats et petit à petit, je sens que je parviens à me décoller du siège. Cela me demande un effort si important que je peine à respirer. Tant pis. Il ne la touchera pas plus. C'est hors de question.
Enfin, je suis debout. Libre.
La puissance d'Ada déferle en moi. Je la laisse sortir et se déchaîner. Une lame gigantesque s'élance vers le miroir sans tain, le faisant exploser en milliers de cristaux. Je les envoie vers Aaron en prenant soin de protéger Uhane.
Ils n'atteignent jamais leur cible. Mon ennemi a lui aussi lâché son pouvoir. Du feu a jailli de nulle part et a fait fondre les petits bouts de miroir.
Nous nous lançons des sorts qui ne nous atteignent que rarement. Notre rage est trop grande pour être précis. Je parviens à l'éloigner d'Uhane et à jeter un sort qui coupe ses liens.
Elle s'affale à terre, se rhabille comme elle peut. Et la voir dans une tenue décente apaise un peu ma colère. Elle ôte son bandeau et ses yeux verts me crient son amour.
Attirés par le bruit, des hommes viennent prêter main forte à leur chef.
Toujours concentré sur moi, ce dernier n'a pas remarqué qu'Uhane était libre et qu'elle faisait appel à son pouvoir.
Ses yeux changent de couleur, sa voix de timbre.
Ada crée une bulle autour de moi, pour m'en protéger.
— Cela suffit. Arrêtez-vous.
Aaron et ses soldats se figent. Ils tentent de lutter contre la puissance de la Dissidente mais son pouvoir est trop grand.
— Vous allez nous laisser partir. Que les portes du château soient ouvertes, que personne ne se mette en travers de notre chemin. Si quiconque essaie, qu'il soit tué sur le champ, sans sommation. Exécution.
Je signale à Uhane que je ne saurai pas me retrouver mon chemin et qu'il nous faut un guide. Elle désigne un soldat au hasard et lui ordonne de nous ramener à nos appartements.
Nous quittons la pièce sans rencontrer aucune résistance. En courant.
À chaque fois que nous croisons quelqu'un, notre guide tue son camarade. Il n'a même pas l'air de s'en rendre compte.
Nous arrivons sans heurts à nos quartiers. Marley nous saute dans les bras dès qu'elle nous aperçoit.
— Je me suis fait tellement de souci.
Sentir la chaleur de son corps contre le mien enlève un peu de l'impression de froid qui me tenaille encore.
— Où est Snow ?
— À votre recherche. Vous ne l'avez pas vu ?
L'angoisse s'entend dans sa voix.
— Non.
Silencieusement, je m'adresse à Ada.
« Trouve-le ».
Elle obéit.
Uhane explique à Marley que nous devons partir sur-le-champ. À la hâte, nous rassemblons nos affaires et celles de Snow. Nous en prenons pour Aset.
Je me rends dans les cuisines et demande à Ruth de nous préparer des provisions.
Je m'adresse à la brigade.
— Si vous voulez quitter cet endroit, c'est le moment. Vous n'aurez peut-être pas d'autres chances.
Ils me regardent, interloqués. Il ne leur faut que quelques secondes pour se décider. Ils abandonnent leur poste et fourrent tout ce qu'ils trouvent dans des sacs.
Nous nous rendons dans le hall où nous retrouvons Marley et Uhane quand la voix d'Ada retentit dans ma tête.
« Il est dans la cour, il se bat contre Tahar ».
Pas ça.
Nous sortons par la grande porte sans heurts.
Le combat qui fait rage dans la cour n'a rien de loyal ni de naturel.Les sorts mêlés aux coups pleuvent. Ils se déplacent si rapidement que nous les voyons à peine. Des bourrasques balaient la cour, manquant de nous faire tomber à chaque pas.
C'est là que je comprends. Ils contrôlent le vent tous les deux.
La rage déforme les traits de Tahar et rend ses attaques sournoises mais peu construites alors que celles de Snow sont toutes pensées et ciblées.
Je me rends compte aussi que c'est la première que je le vois vraiment à l'œuvre et il est impressionnant. Déroutant même.
Il nous aperçoit enfin et fait tout pour que Tahar ne porte pas son attention sur nous.
Pas à pas, notre groupe descend les escaliers. Marley est en arrière avec Aset et Ruth. Elles pressent la brigade vers les portes tandis qu'Uhane les guide et que je protège les flancs.
De toutes parts, les hommes du général nous attaquent. Nous sommes presque arrivés près des portes grandes ouvertes quand il apparaît à l'entrée de son royaume. Je croise les doigts pour que tout se passe bien. Il le faut.
Je surveille toujours du coin de l'œil le combat entre la Main Armée et son ancien ami.
Apercevoir son chef fait perdre une seconde d'attention à Tahar. Une seconde qu'il n'aurait pas dû laisser passer. Une seconde pendant laquelle la voix de Snow résonne. Impitoyable. Il prononce le sort de mort. Je l'avais juste lu dans l'un des ouvrages qu'Eolas m'avait prêté. L'entendre dire glace mon sang dans mes veines.
— Siz olmēk die.
Tahar s'effondre. Poupée de chiffon désarticulée qui tombe au sol dans un bruit sourd. J'ai beau savoir que c'est ça la guerre, j'ai beau savoir que c'était lui ou mon ami et qu'il le méritait, sa mort me dégoûte.
Le général hurle des ordres pour qu'on se saisisse de Snow mais personne n'arrive à l'arrêter. Il vient protéger l'autre flanc de notre groupe.
Soudain, à l'arrière, Ruth trébuche. Elle tombe à genoux par terre et Marley, ma Marley, si humaine, s'arrête pour la relever. Parce qu'on ne laisse personne en arrière. Personne.
C'est à ce moment-là que le maître des lieux frappe. Un écran de feu les sépare de nous. Un feu impénétrable. Un feu magique sur lequel Ada ne peut rien. J'essaie pourtant. Quelque part dans mon champ de vision, Snow tente de le faire mourir en le mettant sous cloche. Mais rien ne l'étouffe et le sourire victorieux de cet homme honni quand il relève ma meilleure amie et lui met un couteau sous la gorge ne nous échappe ni à l'un ni à l'autre.
Snow se rue sur le feu mais la chaleur qui en émane le fait reculer.
— Joran, viens m'aider.
Je m'exécute et tous les deux, côte à côte, nous évertuons à trouver une solution. J'interroge Ada, lui demande si je pourrais franchir la barrière de flammes en étant entouré entièrement d'eau. Elle ne me répond pas. Je la presse encore et encore, mais elle reste muette. J'en conclue qu'elle peut mais ne veut pas.
— Noie-moi. Recouvre-moi entièrement d'eau. Juste le temps de traverser. C'est un ordre.
— Non.
— C'est un ordre. Il faut que je l'aide.
— Je risque de te tuer, c'est non.
— Je te fais confiance. S'il te plaît.
La supplication dans ma voix la décide. Je la sens sortir de la combinaison et remonter vers mon cou, mes oreilles, mes cheveux. Elle passe devant mes yeux et enfin descend vers mon nez et ma bouche. Elle y entre et tout explose. Je voudrais respirer mais je ne peux pas. Je fais tout pour me retenir et lutte contre la douleur en m'avançant vers le feu.
La chaleur ne m'atteint presque pas. Un pas après l'autre, je me rapproche de Marley, Ruth et Aset. Je commence à traverser quand soudain, une force me repousse en arrière. Ada se retire aussitôt, me laissant reprendre mon souffle. Tout brûle en moi. Mes poumons, ma gorge, chacun de mes muscles.
Snow vient me prêter main forte et me tire loin des flammes.
— C'était stupide mais je t'en serai éternellement reconnaissant.
— Qui m'a repoussé ?
— Marley.
Je dévisage mon amie et cherche une explication dans ses grands yeux noirs. Sa voix qui m'accompagne depuis tant d'années me traverse de part en part.
— Tu dois vivre, Joran. Tu n'aurais jamais pu nous ramener toutes les trois.
Mon ennemi, le couteau toujours posé sur la gorge de mon amie, se met à parler haut et fort pour que tout le monde l'entende.
— Sages paroles, Marley. Maintenant, que tous mes soldats repassent derrière le mur de flammes. Pour les autres, je vous laisse partir. De toute manière, sans la Mère et l'élue, vous n'êtes plus rien.
Il se tait un instant avant de s'adresser à Ruth.
— Femme, tu peux rejoindre la lie de l'humanité que tu côtoies chaque jour. Considère que je te fais un cadeau.
— Non. Je reste. Pas pour vous. Mais pour elles.
Elle se tourne vers moi.
— Joran, vous m'avez rappelé qu'il y a des gens bien en ce bas monde. Je prendrai soin d'elles. Je vous le promets.
Ma gorge se serre. Des larmes me montent aux yeux.
— Vous êtes une femme extraordinaire, Ruth. Ne l'oubliez jamais. Je vous remercie. Et je vous rendrai votre geste au centuple.
— Vous l'avez déjà fait.
Le général nous coupe.
— Comme c'est touchant. Quel sacrifice... Quelle bêtise surtout. Vous auriez mieux fait de les suivre.
Il lève la main vers elle. Il lève la main et son geste est stoppé pour une force plus grande que lui. Uhane fend le groupe que nous composons.
Ses yeux ne sont plus les siens. La Dissidente est là. L'air crépite autour d'elle. Elle vient se poster entre Snow et moi et mêle ses doigts aux nôtres.
Un silence assourdissant s'abat sur la cour, le temps que chaque être présent se rende compte que ce qui se passe. Puis sa voix désincarnée emplit l'espace.
— Que chaque personne de l'autre côté du mur de feu entende mon message. Qu'il l'intègre et le fasse sien. Comme aucune magie n'est assez forte pour briser le mur de feu, comme il a sa vie propre et que rien ne l'éteindra, je vous somme de m'écouter. Vous ne toucherez ni à ces femmes, ni à cette enfant. Vous n'y toucherez pas et leur témoignerez la plus grande déférence. Aaron, vous serez le seul à pouvoir approcher Aset en dehors de Marley et Ruth. Si l'un de vous n'obéit pas, il mourra. S'il tente quoi que ce soit pour contrer la magie d'un prophète, il mourra.
Tous les soldats se regardent ne sachant pas s'ils doivent la croire ou non. Leurs yeux se portent vers leur chef, attendant qu'il fasse un geste, un seul qui montrerait qu'elle les fourvoie. Mais le geste escompté n'est pas celui qu'ils rêvaient de voir. La main qui tenait le couteau contre la gorge de Marley s'abaisse d'elle-même. Le général recule d'un pas. Puis de deux. Je vois la lutte qui se joue en lui. Mais le message d'Uhane est trop fort, il perd.
— Renvoyez vos hommes, Général. Ce qui va se passer maintenant ne les regarde pas.
D'une voix crispée, notre ennemi ordonne à ses soldats de rompre les rangs et de rentrer au château. Ils ne se font pas prier.
Uhane reprend.
— Pour ce que vous avez fait à Joran et à Snow, pour ce que vous m'avez fait, au contraire de vos troupes qui mourront sur le champ s'ils désobéissent à mes ordres, vous mourrez dans une lente et pénible agonie. Snow et Joran, par l'intermédiaire de leurs pouvoirs, en seront les exécuteurs. L'un vous privera de l'air que vous respirez tandis que l'autre vous noiera de l'intérieur. Ils sauront en permanence où vous êtes et ce que vous faites parce qu'une partie de votre magie va se mêler à la leur. Bien sûr, cela ne marchera que dans un sens. Ils ne vous donnent rien. Ils ne vous doivent rien. Ne cherchez pas à contrer mon pouvoir et tout se passera bien pour vous. Maintenant, fermez les yeux tous les trois.
Une litanie dans la langue magique s'échappe de ses lèvres. Au commencement, elle n'est que murmure. Petit à petit, elle prend de l'ampleur. À chaque nouveau refrain, je sens que le lien qu'elle crée entre nous est de plus en plus fort jusqu'à devenir indestructible. Immuable.
Une flammèche magique vient s'incliner devant Ada tandis qu'une autre le fait devant le vent. J'aime cette sensation. C'est presque aussi jubilatoire que si le général le faisait lui-même.
Tout à coup, la magie de la Dissidente s'évapore.
Nous comprenons ce que cela signifie. Nous n'avons plus qu'à partir. Partir sans Ruth. Sans Aset. Sans Marley.
Nous le savons tous et pourtant aucun de nous ne bouge.
Uhane est la première à se ressaisir. Elle adresse quelques mots à Ruth et à l'élue. Ses yeux se remplissent de larmes pendant qu'elle dit au revoir à notre amie. Elle lui parle dans la langue magique pour que nous ne comprenions rien. Ses mots portent. À travers ses larmes, Marley sourit. De ce sourire que j'aime tant.
Uhane tourne les talons et reprend la tête de notre groupe. Je l'entends emmener les autres à l'extérieur.
Marley, Snow et moi nous dévisageons en silence. Aucun de nous n'ose parler. Aucun de nous n'ose mettre des mots sur ce qui va se passer dans quelques instants.
C'est Marley qui trouve finalement la force de prendre la parole. Pour se donner du courage, elle serre la main de Ruth dans la sienne.
— Vous devriez y aller maintenant. Tout se passera bien. Entre le sort d'Uhane et le fait que je sais me défendre, je ne risque rien. Avec Ruth, nous aurons de quoi nous occuper. Ne tardez pas quand même pas trop pour venir nous chercher. J'en ai marre des châteaux. Et surtout, n'oubliez pas deux choses. La première est que nous avons et nous aurons toujours un endroit pour nous retrouver. La deuxième, c'est que je vous aime. Toi, Joran, depuis le premier jour où je t'ai connu. Et toi, Snow, seulement parce que c'est toi et qu'il n'y aura jamais plus quelqu'un d'autre.
Les larmes qui coulent sur son beau visage me lacèrent le cœur.
— Je t'aime aussi, Marley. Ruth, je vous les confie.
Je m'incline devant elles et tire Snow vers l'arrière parce que je sais qu'il ne bougera pas. Il n'a d'ailleurs toujours rien dit et je doute de plus en plus qu'il soit capable de le faire. Il lutte un peu contre moi au début puis se résigne.
Arrivés aux portes du château, je le supplie de lui parler. Il le faut.
Finalement, il ouvre la bouche.
— Il n'y aura que toi aussi. Pour toujours. Je reviendrai te chercher.
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