Chapitre 18
Nous marchons depuis plusieurs heures.
Il fait nuit maintenant et si la lune n'éclairait pas un peu notre chemin, nous serions dans le noir total. Nous longeons l'océan. Je le sais uniquement au bruit des vagues qui viennent s'écraser sur la plage et au parfum des embruns. Et j'en crève. Ne pas sentir l'appel de l'eau est une torture. Tout ne me semble que néant.
Il en est de même pour Snow. Chacun de ses gestes trahit ses tentatives pour appeler le vent. Ils sont tous vains. Pas un brin d'air ne vient troubler notre marche.
Uhane guide Marley. Elle lui indique les obstacles, mais malgré cela, le pas de mon amie n'est pas sûr. Plusieurs fois, elle trébuche. Plusieurs fois, les soldats la relève sans ménagement, l'invectivant de faire attention, de se presser. Et je ne comprends pas pourquoi. Marley a toujours été celle qui voyait le mieux, qui savait se repérer dans n'importe quelle situation, de nuit comme de jour. À chaque fois, Uhane tente de s'interposer, elle répète inlassablement que nous sommes fatigués et que faire une pause ne changerait rien.
Ils ne l'écoutent pas.
Moi si, je me concentre sur sa voix et elle est l'unique chose qui me permet d'avancer.
Un pas après l'autre.
Au détour d'un virage, enfin, une maison apparaît. Les lumières qui filtrent des fenêtres m'éblouissent.
Après une tentative infructueuse pour essayer de deviner où nous sommes, je détaille les abords de la maison dans l'espoir d'une évasion. Celle-ci est étouffée avant même qu'un plan puisse germer dans mon esprit.
La bâtisse est cernée. Je n'ai plus vu autant d'hommes et de femmes réunis depuis que nous sommes partis du sanctuaire.
Ils sont tous armés jusqu'aux dents. Peut-être que ce ne sont pas tous des sorciers. Mais quelle différence cela fait-il étant donné que nous sommes menottés ?
Quand nous passons à leur hauteur, ils rient. Se moquent de Snow. Les regards qu'il leur lance me crient qu'il les connaît. Qu'ils ont été ses camarades, peut-être même ses amis à une époque. Une époque révolue. À chacune de leurs insultes, il se redresse un peu plus. Il les toise comme si les rôles étaient inversés. Je ne veux pas savoir ce qu'il se passerait si c'était le cas. Il y a eu suffisamment de souffrances pour aujourd'hui.
Les soldats qui nous escortent nous abandonnent aux mains de nouveaux tortionnaires. Ceux-ci, frais et dispos, nous ôtant ainsi toute envie de rébellion, nous mènent au sous-sol de la maison. L'escalier que nous devons descendre est raide et étroit. Chaque pas me coûte, mon corps me fait mal. Il en est de même pour mes amis. Marley est même obligée de se tenir comme elle peut à la rambarde pour ne pas tomber.
Une fois en bas, j'ai l'espoir qu'ils nous enlèvent nos menottes mais il est vite anéanti.
Grands seigneurs, ils nous laissent nos sacs qu'ils jettent à terre, sans prendre la moindre précaution, la lumière, à manger et à boire avant de ressortir et de nous enfermer. À double tour. Au vu des incantations qu'ils prononcent derrière le battant, la porte fermée à clé n'est pas la seule chose qui nous empêchera de sortir.
Pendant quelques minutes, nous guettons tous les bruits alentour, debout les uns à côté des autres. Attendant peut-être qu'on revienne nous chercher. Mais rien ne se passe. Pour combien de temps sommes-nous tranquilles ?
Je fais rapidement le tour de la pièce du regard. Des lits de camp, sur lesquels sont disposées de vieilles couvertures et des serviettes, sont installés les uns à côté des autres dans un coin. Une table, des chaises et des étagères vides complètent ce mobilier plus que sommaire. Une porte se trouve à l'opposé du dortoir improvisé, nous séparant d'une salle d'eau pleine de crasse.
Une fois de plus, Uhane guide Marley vers la table. La lassitude, la tristesse sur les traits de mon amie me tord le ventre.
Je m'affale sur ma chaise à la suite de mes compagnons d'infortune. Nous mangeons sans échanger un seul mot, encombrés par les menottes que les gardes nous ont laissées. Seul le cliquetis des couverts troublent le silence. Tout à coup, un bruit de verre cassé résonne entre les quatre murs.
Marley jure et les larmes aux yeux, se confond en excuses.
Je ne comprends ni cette réaction démesurée ni le regard triste que lui lance Uhane en disant qu'elle va nettoyer. Après avoir ramassé tous les débris, elle se rassoie avec nous. Elle joue avec sa nourriture, sans pouvoir en avaler une seule bouchée et repose finalement sa fourchette.
— Nous devons parler.
Le ton de sa voix est sans appel et j'ai peur un instant, étant donné qu'elle est la seule de nous quatre à ne pas avoir ses mouvements entravés, que le prophète prenne possession d'elle.
C'est Snow qui lui répond en premier. J'avoue que cela m'arrange.
— C'est évident. Des questions, j'en ai des tonnes. Voilà les premières. Qui es-tu ? Pourquoi tu sembles nous connaître ? Pourquoi n'es-tu pas menottée ? Tu es avec eux, c'est ça ?
Le ton agressif de la Main Armée ne me plaît pas. Je n'apprécie pas qu'il doute d'elle. Mais j'avoue qu'à sa place, j'agirais certainement de la même manière. Il l'a oubliée.
Pas le moins du monde troublée par ses questions, Uhane répond de sa voix douce et cassée.
— Je m'appelle Uhane. Je suis un prophète. Je ne suis pas menottée car ma magie est différente de la vôtre. Elle ne peut pas être bloquée par ces bracelets. Je ne suis pas avec eux. Ils ont assassiné sous mes yeux la personne avec qui vous aviez rendez-vous, avant de m'enlever. Pour faire pression.
— Sur nous ?
— Sur vous, sur les autres prophètes et toutes personnes qu'ils jugeront utiles.
Snow rumine sa réponse sans savoir quoi dire. Je décide de prendre la parole.
— Tu peux leur rendre leurs souvenirs de toi ?
La Main Armée me dévisage sans comprendre avant de m'invectiver à mon tour.
— De quoi tu parles, Joran ? Pourquoi nos souvenirs et pas les tiens ? Comment tu peux la connaître ?
— Quand nous étions à la maison près des bois, Uhane est venue. Pour nous transmettre à chacun un message. Une fois sa mission réalisée, elle a effacé nos mémoires. Mais ça n'a pas marché sur moi. Uhane, peut-on inverser le processus ?
— Oui.
— Tu peux le faire ?
— Oui.
— Fais-le.
Mon ton trop autoritaire ne lui plaît pas. Ses si beaux yeux verts virent au noir. Sa voix n'est plus la sienne quand elle répond.
— Je n'ai d'ordres à recevoir de personne.
— Excuse-moi, Uhane ou qui que soit la personne à laquelle je m'adresse. Si nous voulons sortir d'ici, nous avons besoin de tous nos moyens et de ne pas nous méfier les uns des autres. Sans leurs souvenirs, on n'y arrivera pas. S'il te plaît.
La colère du prophète retombe.
— D'accord.
Elle se lève, se place devant Snow et Marley et place ses mains sur leurs fronts. La Mère sursaute à son contact. Elle jette des regards inquiets tout autour d'elle, comme si elle cherchait quelque chose qu'elle ne trouve pas. Avec une infinie douceur, Uhane murmure une litanie dans cette langue aussi vieille que le monde. Elle chante. Et sa voix transperce le voile d'amnésie qu'elle avait posé sur nous.
Avant même qu'elle se taise, je sais que ça a fonctionné. L'expression de mes amis a changé.
— Tu as utilisé les fleurs, les Gaalanta, c'est ça ? Ça a marché alors ?
— Oui. Au début, j'avais des sensations étranges, je faisais des rêves mais je ne les expliquais pas. Quand nos yeux se sont croisés, tout m'est revenu.
— C'est pour ça que tu m'as appelé l'homme à l'espoir.
— Oui. Je ne savais pas d'où je le sortais.
Pendant un moment, nous discutons de tout ce que cela implique. Du fait qu'Uhane, en inversant le processus, a trahi les siens. Du lien que j'ai avec elle. Et Snow en profite pour ponctuer ses phrases de remarques plus ou moins fines. Même les rictus de dégoût des filles ne l'arrêtent pas. Finalement, nous finissons tous par en rire. Mais ce rire sonne creux. Nous sentir amputés d'une partie de nous-mêmes est beaucoup trop difficile à supporter. Surtout pour Marley, on dirait. D'autant plus qu'elle vient à nouveau de renverser son verre. Plus le temps passe, plus je pense aux dernières et plus je me dis que quelque chose cloche et que je dois tirer ça au clair. Tirer les vers du nez de mon amie.
— Marley, quelque chose ne va pas ?
— Plus que la situation dans laquelle nous sommes ? Non.
Elle ment. Je le sais. Je le sens. Normalement habile pour ces choses-là, elle échoue lamentablement aujourd'hui.
— À d'autres, Marley. Pas à moi.
Ses yeux se remplissent de larmes. Je commence à me lever pour aller la réconforter quand le regard d'Uhane m'en empêche. Je retombe sur ma chaise. Elle lui prend la main, la caresse jusqu'à ce que ses pleurs se tarissent et de sa voix douce lui dit.
— Tu dois leur dire...
— Non.
— Si Marley. C'est important.
— Tu l'as vu, c'est ça ?
— Non. Je n'ai plus aucune vision depuis que Joran a choisi... la voie non validée. Mais il le faut. On ne peut pas se permettre de se cacher quoi que ce soit.
Avec Snow, nous nous regardons sans comprendre de quoi elles parlent. Et même si tout ce qu'elles disent m'échappe, dans le fond, je suis d'accord avec Uhane. Pour avoir des chances de nous en sortir, il ne doit y avoir aucun non-dit entre nous.
Je sens que, malgré le lieu, malgré les circonstances, cette soirée va être intéressante... Extrêmement difficile aussi pour chacun de nous, au vu de nos visages sur lesquels transparaissent de multiples émotions. La peur, le doute, la méfiance, la culpabilité, la rancœur.
Uhane caresse toujours la main de Marley. Elle la couve de ses yeux vert émeraude comme si elles étaient seules dans cette pièce mal éclairée.
Marley reprend.
— Tu nous diras tout, toi aussi ?
— Oui...
Un silence de mort accueille sa réponse tandis que la portée de ce minuscule petit mot nous apparaît. Elle va trahir définitivement les siens. Sa famille, les autres prophètes. Pour nous donner une chance de nous en sortir. Et ses yeux qui croisent les miens me supplient de l'aider à le faire. Ils m'avouent qu'elle n'y arrivera pas seule et qu'elle a peur. Que ce sera douloureux.
D'un mouvement de la tête, j'accepte sa demande silencieuse.
Marley reprend.
— Je suis aveugle. Depuis le soir où j'ai failli mourir. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. D'abord parce que la magie me permet de voir. Ensuite parce que je pensais que mon pouvoir changeait la façon dont je voyais les choses. Et puis, un jour, je me suis rendue compte que quelque chose n'allait pas.
C'était moi qui lui avais mis la première fois la puce à l'oreille. Elle n'avait rien dit, fait comme si de rien n'était mais au fil de mes remarques, elle s'était interrogée. Elle ne voyait pas les gens comme moi. Tous ceux qu'elle connaissait avant l'agression n'avaient pas changé. Ils étaient restés identiques. Et comme nous ne parlions que rarement de l'apparence physique des personnes que nous rencontrions, elle pensait que sa vision était identique à la mienne au-delà des différentes auras qu'elle perçoit entre les êtres vivants.
Un jour, de nouveaux voisins étaient arrivés dans notre quartier et je n'arrêtais pas de répéter que leur fille, qui avait à peu près notre âge, me plaisait. Je lui vantais sa peau caramel de métisse, ses yeux aussi noirs que la nuit. Ses courbes et ses sourires qui faisaient se retourner tous nos camarades sur son passage. Moi y compris. Elle ne la voyait pas comme cela. Elle voyait une fille aux yeux toujours plein de larmes, maigre et au visage fermé et terne. Elle voyait les bleus qu'elle prenait soin de cacher. Elle voyait ce qu'elle était vraiment alors que nous n'avions droit qu'à un masque, une façade.
C'est là qu'elle avait compris. Avec notre voisine et quelques autres personnes après elle. Eolas le lui avait confirmé.
Parfois les descriptions collaient à la réalité mais c'était rare. Abby et Ada, son mari et ses enfants correspondaient à ce que je lui en disais.
C'est étrange de se replonger dans ces souvenirs d'un autre temps. Un temps où nous étions jeunes et innocents. De revoir les choses sous un prisme différent. Je comprends maintenant mieux certaines de ses réflexions qui me semblaient parfois si éloignées de ce que me dictaient mes sens.
Je vois bien qu'Uhane et Snow se posent des questions. Marley aussi s'en rend compte, elle n'a pas besoin de voir pour entendre leur question muette.
— Vous vous demandez comment je vous vois, n'est-ce pas ?
Ils acquiescent en silence et bien sûr, elle ne voit pas leur geste. S'en souvenant soudain, ils murmurent un oui à peine audible.
Un sourire naît sur les lèvres de Marley. Et je ne peux pas m'empêcher de penser à quel point elle est belle et que la voir nous chercher des yeux et se repérer à nos voix me peine pour elle.
D'une voix douce, elle les décrit l'un après l'autre. Uhane d'abord. Et à l'exception de la couleur de ses yeux qu'elle voit d'un noir profond, elle ne se trompe pas.
Vient ensuite le tour de Snow et je sens le corps de mon ami se tendre à côté de moi.
— Tu es grand mais un peu moins que Joran. Souvent, tes épaules s'affaissent et tu te voûtes comme si tu ne voulais pas croire que tu vaux quelque chose. Tu l'as fait tout à l'heure devant Tahar. Ta peau est claire et lumineuse. Elle attrape les rayons du soleil pour les redistribuer autour d'elle. Ton corps est mince, tout en muscles affûtés mais souple. Comme celui d'un fauve prêt à bondir. Tes yeux scrutent partout, tout le temps et leur gris acier fonce encore plus quand tu es en colère. Et tu l'es trop souvent si tu veux mon avis. Ton visage est le plus souvent impénétrable, pour cacher tous les plans que tu élabores. Ou te cacher toi. Tu ne donnes que rarement ton sourire. Le vrai. Pas celui avec lequel tu plaisantes. Pourtant c'est le plus beau que j'ai jamais vu même s'il est plus souvent pour les autres que pour moi.
Elle se tait. Et Snow détourne son regard d'elle. Il recompose son masque qui s'était fendillé pendant que Marley parlait. Pendant qu'elle mettait des mots exacts sur lui.
Elle semble attendre une confirmation de ses descriptions mais ni Uhane ni Snow ne sont à même de lui répondre, trop perturbés par ce qu'ils viennent d'entendre. Alors, je lui donne ce qu'elle veut.
— C'est tout eux, Marley. Sauf que les yeux d'Uhane sont aussi verts que des émeraudes. Ils ne sont noirs que quand le prophète prend possession de son corps.
Soulagée de ne pas s'être trompée, elle laisse échapper un profond soupir qui nous fait tous rire. Nous parlons de choses et d'autres et petit à petit la fatigue nous rattrape et nous décidons d'aller nous reposer. Nous ne savons pas ce qui nous attend et nous préférons être prudents remettant à plus tard les révélations qu'Uhane doit nous faire.
Une fois la lumière éteinte, les respirations de mes compagnons se font rapidement régulières alors que je tourne et me retourne, incapable de trouver le sommeil. Avoir les mains menottées me gêne. Je ne sais pas comment me mettre pour être le moins mal possible. J'ai l'impression que quelque soit la position dans laquelle, je me mets, mes mains s'engourdissent. Des fourmis les parcourent. C'est insupportable. Et il y a tous les événements de la journée qui me hantent. Sans compter la présence d'Uhane à quelques pas qui me perturbe et m'empêche de me laisser aller.
Allongé sur le dos, les mains calées sous la tête, c'est encore comme ça que je suis le mieux, j'essaie d'imaginer ce qui nous attend demain. Ce qu'ils seront capables de faire.
Soudain, une main vient effleurer mon corps. Je sursaute, pensant que tout le monde dormait. La main ne bouge pas, elle hésite, attendant mon invitation. Je lui donne. Uhane vient se blottir contre moi. Je me sens tout de suite moins mal. Comme si on me rendait l'une des parts de moi-même que j'avais perdue. Celle qui me permet d'aimer. Je la serre contre moi.
Et c'est comme si son corps venait se fondre dans le mien. Pas un mot ne franchit le seuil de nos lèvres. Je dépose les miennes sur son front et ferme les yeux, me laissant bercer par son souffle contre ma peau.
Je dors mal. À de nombreuses reprises, je me réveille. Je redoute d'entendre la porte s'ouvrir. Tant qu'elle est condamnée, nous sommes enfermés bien sûr, mais ensemble et dans une relative sécurité. Ayant trop peur qu'on nous surprenne dans le même lit, Uhane et moi, et qu'ils s'en servent contre nous, je change de couchage.
J'ai froid sans elle. Froid sans pouvoir atteindre mon pouvoir. Froid.
Je suis vide. Et pourtant, la douleur déborde. Au fur et à mesure que les minutes passent, elle reprend possession de mon corps, se creuse un chemin vers mon cœur. Elle, qui m'avait laissé tranquille ces derniers temps.
Comme je n'arrive pas à trouver à nouveau le sommeil, je me lève sans bruit et entreprends de méditer. Je plante mes pieds dans le sol, joins mes mains sur mon torse. Respire. Respire lentement. En sentant chacune des phases du cycle qui me permet de vivre. J'inspire d'abord. Longuement. Mon ventre se gonfle, mes côtes semblent s'écarter les unes des autres. Puis le silence. Cet instant de pause juste avant l'expiration et l'air qui reflue en dehors de mon corps. Un nouveau silence avant que de nouveaux cyclesse succèdent les uns aux autres. Semblables à des vagues. Qui vont et viennent sans jamais s'arrêter.
Je voudrais arrêter de penser mais je n'y arrive pas. Alors j'enchaîne les mouvements comme je peux avec mes mains menottées. Sans faire de bruit. Chacune des postures que je prends repousse au loin mon trouble. Ma peine. La douleur. L'absence.
Une fois parfaitement détendu, je me rallonge et ferme les yeux.
Le bruit d'une porte qui s'ouvre me réveille en sursaut. Ce son que je redoutais tant cette nuit.
— Vous avez quinze minutes pour vous préparer.
Les visages de mes compagnons sont fermés. Leurs traits tirés, échos de leur nuit qui a dû être aussi mauvaise que la mienne. Peut-être aurions-nous dû parler. Peut-être aurions-nous dû nous soutenir au lieu de rester centrés sur nous-mêmes. Au lieu de nous cacher.
Les filles utilisent la salle d'eau en premier. Nous ensuite.
Seul un débarbouillage rapide est possible avec nos mains attachées. Mais l'eau sur mon visage me fait du bien. Elle me donne le coup de fouet nécessaire pour sortir de mon état léthargique.
À la fin du temps annoncé, des gardes viennent nous chercher. Ils ramassent nos sacs et nous ordonnent de monter. L'escalier craque sous nos pas. Bruit lugubre. Autant que l'est le temps que j'aperçois à l'extérieur. Le ciel est aussi sombre que mon humeur. La pluie frappe contre les vitres de la maison.
— Tenez, mettez ça.
Ils nous tendent à chacun un par-dessus noir. Comment veulent-ils qu'on les enfile ?
— Et on les met comment ?
Les mots sont sortis tous seuls de ma bouche. Beaucoup trop abruptement. A priori, ils n'espéraient que ça. Ils rient. D'un rire cruel et sardonique. Avant de nous reprendre les vêtements des mains. Même celui d'Uhane.
— Laissez-lui le sien. Et trouvez un moyen de protéger de la pluie mon autre amie ici présente. Ce serait honteux de votre part de ne pas prendre soin des femmes.
— Joran... Ferme-la...
Je sais que Snow a très certainement raison. Que je devrais faire profil bas. Mais pas ce matin. Elles sont plus importantes. Et je ne laisserai pas ces hommes sans âme les traiter comme si elles n'étaient rien. Qu'ils le fassent avec Snow ou avec moi si ça leur chante. Pas avec elles. Et je ne pense pas qu'elles sont moins fortes que nous. C'est même sûrement le contraire. Mais ils doivent les respecter.
Ma voix, un peu trop grave, un peu trop forte, a alerté Tahar. Il se plante devant ses hommes et leur demande ce qu'il se passe.
En quelques mots, ils lui expliquent la situation. Sa réponse nous surprend tous.
— Il a raison. Détachez les mains de la Mère, le temps de lui passer le manteau.
Dès que les poignets de Marley sont libérés de l'emprise des menottes, je la sens respirer à nouveau. Elle scrute les alentours et chaque personne qui nous entoure. Elle grave tous les détails dans sa mémoire. Pour après. Pour pouvoir nous aider si besoin. Bien trop tôt, ils lui rattachent les mains. Bien trop tôt, l'accès à son pouvoir est rompu. Ses yeux cherchent à nouveau autour d'eux. Ne voyant que le vide. Que du noir absolu.
J'esquisse un mouvement pour attraper sa main mais Snow est plus rapide que moi. Les yeux de Marley se remplissent de larmes à son contact. Elle les ravale aussitôt, ne voulant pas que nos ennemis les remarquent. Mais à moi, à moi, cela m'a suffi. Il ne faut pas grand-chose parfois. Un geste, un regard. Une étreinte. Pour combler ce qui nous manque.
— On y va.
J'endosse à nouveau mon rôle de rebelle.
— Où ça ?
— À notre quartier général. Notre chef nous attend.
— Enfin, nous allons le rencontrer. Quel honneur...
— Vous vous inclinerez devant lui.
Mon rire explose dans la pièce. Ils me dévisagent tous comme si j'étais fou. Je le suis peut-être. Peut-être que sans l'accès à mon pouvoir, c'est vraiment le cas. Un coup dans les côtes arrête les salves de rire qui me secouaient. Je reprends mon souffle et me redresse. De toute ma hauteur. Je les dépasse. Tous.
De ma voix la plus glaciale, je réponds au dernier qui a parlé.
— Jamais.
Il détourne la tête. Accepte-t-il aussi facilement ma réponse ? Ou ne veut-il pas envenimer plus les choses ? Je ne le saurai pas.
Ils nous entraînent à l'extérieur et la pluie battante s'abat sur nous.
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je suis trempé. Pourtant je me sens mieux depuis que nous marchons. Comme si j'étais lavé. Purifié. Je n'ai toujours pas accès à mon pouvoir, ça, je le sens mais la sphère a-t-elle vraiment disparu ? Ou est-elle juste là, tout près, me cherchant autant que je voudrais la toucher ?
— Je suis là. Même si nous sommes séparés, je suis là.
Cette voix n'est que pour moi. Un écho sous mon crâne. Un espoir. Un sourire effleure mes lèvres. Je prétexte un besoin urgent pour demander une halte et m'éloigner un tout petit peu du groupe. Je tends les mains, mes paumes accueillant le déluge qui s'échappe du ciel. Avant de toucher ma peau, les gouttes s'écartent, me donnant le signe dont j'avais besoin.
Elle est là. Elle ne m'a pas abandonné.
Je rejoins le groupe. Nous reprenons notre marche. Me rapprochant de mes compagnons, je fais comprendre à Snow de laisser Uhane guider Marley. Il ne l'a pas lâchée depuis que nous sommes partis. Il s'exécute en prétextant d'avoir son lacet à refaire.
Nos geôliers n'y voient que du feu. Quand ils voient que je m'arrête à ses côtés, ils me font signe d'avancer. Je leur obéis. Lançant tout de même à mon ami quelques mots.
— Il te parle ?
Je sais qu'il comprendra le sens de ma question. Je rattrape les autres en à peine quelques pas. Sa réponse m'arrive quand je jette un regard en arrière. Un hochement de tête. Imperceptible pour tous sauf pour moi. Et ses yeux. Ses yeux emprunts de détermination. Nous ne nous laisserons pas faire.
Il nous rejoint vite et se place à mes côtés. Il ne parle pas. Mais l'air crépite autour de lui. Faisant danser les gouttes de pluie que le ciel déverse sur nous.
Tout à coup, le groupe se fige. Un vieux hangar nous fait face. Quelques soldats en ouvrent les portes pendant que d'autres se glissent à l'intérieur. Le ronronnement qui résonne quelques minutes après nous indique que nous ne ferons pas le reste du trajet à pieds.
Deux camions bâchés sortent de l'entrepôt. Tahar attrape sans ménagement par le bras Uhane et Marley et les fait monter dans un des deux véhicules. Quand je fais mine de les suivre, des soldats s'interposent.
— C'est pour vous éviter de tenter quoi que ce soit. Leur survie en dépend.
Le coup est dur. Mais Snow et moi ne laissons rien paraître. Nous montons sagement dans l'autre camion. Être au sec est une bénédiction. J'aime l'eau. Mais avoir froid beaucoup moins.
Les moteurs se mettent en branle.
Nous filons à travers la lande morne et grise. Un paysage désolé défile. Il n'y a rien. Pas âme qui vive. Ni homme, ni animaux. Seules quelques ruines cassent la monotonie. Parois de béton face à l'océan. Un océan déchaîné. Comme s'il voulait souligner mon humeur. Cette colère qui fait rage dans tout mon corps et menace de sortir à chaque minute qui passe. Je dois faire appel à toute ma concentration pour me retenir de m'énerver. Cela ne ferait que me desservir. Que desservir mes amis. Je calme ma respiration, la contrôle petit à petit, poussant la colère à refluer.
Je n'y parviens que quand les camions se stoppent et qu'on nous en fait descendre. Un château se dresse devant nous. De hautes murailles grises servent de remparts pour les intrus. Des tours gigantesques et acérées transpercent le ciel. Flèches noires à la pointe mortelle.
Nous franchissons le porche d'entrée et nous retrouvons dans une cour pavée d'un autre temps. Celui des contes, des princesses et des chevaliers. Comme dans les histoires qu'Ada adorait. Sauf qu'ici, rien n'est beau. Tout est noir, triste. Vide. Il n'y a pas de couleurs pour égayer les murs, pas de rires, pas d'enfants qui jouent. Pas de princes, ni de princesses.
Un escalier immense en pierres sombres mène au château.
Une silhouette aux vêtements d'un rouge aussi profond que la couleur du sang se découpe tout en haut de celui-ci.
Une silhouette arrogante, altière que jamais je n'oublierai.
Celle d'un homme. Un homme honni...
Je comprends qu'il est le Père. Mais pour moi, il ne le sera jamais. Pour moi, il ne sera jamais que le meurtrier de ma femme et ma fille.
La colère que j'avais réussi à chasser prend de nouveau possession de mon être. Rejointe aussitôt par la douleur de la perte de mes amours.
Je tire sur les menottes, essaie de les enlever. J'implore silencieusement l'eau de m'aider. De me libérer de cette entrave. Je suis persuadé qu'elle le peut.
Mais rien ne se passe. Rien.
C'est comme si elle m'avait abandonné.
— Non. Mais le moment n'est pas venu. La vengeance ne te libérera pas. Ce ne sera que pire ensuite.
Je ne veux pas la croire. Pourtant, tout au fond de moi, je sais qu'elle a raison.
La rage me consume encore. Je m'agite un peu plus alors qu'il descend une à une les marches de sa demeure. Parfaitement conscient de qui lui fait face. Sûr de sa suprématie.
Alors qu'il s'avance vers nous, je croise les yeux d'Uhane. Ils s'excusent. S'excusent de ne m'avoir rien dit. De ne pas avoir eu le temps de le faire. De ne pas avoir pu le faire.
Le prophète en elle ne l'aurait pas permis.
Est-ce que les choses auraient été différentes si j'avais su ? Est-ce que nous aurions choisi un autre chemin ?
D'un pâle sourire, je fais comprendre à Uhane que je ne lui en veux pas et reporte mon attention sur mon pire ennemi.
Il s'arrête devant ses hommes, leur glisse quelques mots que je ne comprends pas. Puis se tourne vers nous.
Il s'incline devant Uhane.
— C'est un honneur d'accueillir un prophète dans mon humble demeure.
Elle ne répond pas et se contente de le toiser même s'il est plus grand qu'elle et la force qui émane de sa personne me ferait presque peur. J'ai l'impression de la revoir quand elle a voulu nous annoncer son message et que sa magie avait pris le dessus sur elle.
Il baisse les yeux un instant. Enfin, je crois. Je crois que si c'était vrai, ce petit geste me ferait jubiler.
Il relève aussitôt la tête et se détourne d'elle. Vient se planter devant Marley.
— Ma chère, très chère Marley, je suis heureux de faire votre connaissance. Je suis désolé des traitements que vous ont fait subir mes hommes. Je vais réparer cela sur le champ.
À peine a-t-il dit cela qu'un soldat se matérialise à ses côtés, lui donnant une clé. Celle qui libère mon amie des menottes qui lui emprisonne les mains.
Enfin libre de ses mouvements, elle resserre le manteau qu'ils lui ont donné autour d'elle, nous jette un coup d'œil avant de poser son regard sur le Père.
Elle semble réfléchir à la réponse qu'elle va lui donner et finalement, lui crache au visage.
Un rictus mauvais déforme les traits de cet homme dont nous ne connaissons toujours pas le nom. Puis, petit à petit, il retrouve son flegme et un franc sourire naît sur ses lèvres.
— Je sens que notre cohabitation va être intéressante.
— Si vous le dîtes.
— J'aime les femmes de caractère.
— Tant mieux pour vous.
Devant le peu de coopération de Marley, il se dirige vers Snow et moi.
— C'est un plaisir de vous revoir. Même si je sais qu'il n'est pas partagé. Ni pour l'un. Ni pour l'autre.
Je réalise à ces mots qu'il connaît Snow. Les traits de la Main Armée restent figés, portant son masque d'indifférence alors que j'ai beaucoup plus de mal à rester stoïque. Il le sait et en profite, me jetant un regard suffisant, avant de s'incliner très légèrement.
— Joran, ou devrais-je dire, Docteur Meyer, je me permets de me présenter. Je m'appelle Aaron. Aaron Göth. Je suis le père d'Elma.
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