Chapitre 14
Cela fait maintenant plusieurs jours que nous errons. Marchant la nuit. Dormant le jour dans des abris de fortune que nous construisons ou trouvons sur notre chemin. Mais quel est-il ? Chacun à notre tour, nous avons essayé de le trouver dans les livres. En vain. Il n'y a pas d'indication claire. Aucune information précise. Nous avons repassé toutes les conversations que nous avons eu à propos de tout ça. Mais rien ne semble sortir du lot.
Depuis, nous parlons de moins en moins. Par peur de nous faire surprendre d'abord en faisant trop de bruit. Mais aussi et surtout, parce que le froid pénètre en nous et sape petit à petit notre volonté et notre capacité à échanger les uns avec les autres. Nous nous refermons sur nous-mêmes, sur nos pensées. Mes compagnons, mes amis, me semblent loin alors qu'ils ne sont qu'à quelques pas de moi. Comme s'ils étaient devenus des étrangers.
Notre humeur maussade est de plus en plus palpable. Elle s'en ressent jusque dans le monde autour de nous. Le vent s'est levé. Bise venant du Nord qui nous gèle un peu plus encore. Un fin crachin tombe accentuant encore la sensation de froid. Mais le pire est que la nature s'est tue. Tous les bruits des animaux que nous entendions malgré l'hiver se sont évanouis. Nous sommes parfaitement conscients que ceci est notre fait, mais aucun de nous ne semble vouloir ou seulement pouvoir y remédier.
Nous nous perdons. Dans de petits recoins de nos têtes où la folie n'est jamais loin. Où elle nous flatte avec ses mots. Elle dit qu'elle peut nous guérir, qu'en la suivant tout ira mieux. C'est tentant. Je sais que Marley et Snow hésitent. Je le vois. Leurs traits, j'en suis sûr, sont semblables aux miens. Reflet parfait de peurs et de pensées malsaines. De nos batailles intérieures.
Je prends le premier tour de garde. Nous avons trouvé une maison abandonnée dont le toit protège encore bien les quelques pièces qui la composent. Marley est parvenue à nous faire des lits à peu près convenables. Je les regarde s'allonger sans un mot.
Mon amie a à peine posé la tête sur son oreiller de fortune qu'elle dort déjà. Un sourire effleure mes lèvres. Snow, quant à lui, prend son temps. Il ne sacrifie jamais son rituel.
Il enchaîne des postures visant à le relaxer les unes après les autres. Puis s'assoit en tailleur et ferme les yeux.
— Un jour, tu devrais tout faire avec moi.
Il n'attend pas de réponse et se concentre sur sa respiration. Il a peut-être raison. Mais ce ne sera pas pour aujourd'hui. Je ne dois pas me détendre mais être vigilant. Je le laisse à sa méditation et n'ai plus qu'à m'installer pour mes heures de veille. J'avise un vieux fauteuil poussiéreux et mal en point devant la cheminée que, par prudence, nous n'avons pas allumée. Je déplace sans bruit la bergère près de l'entrée, m'y assois et attends. Mes yeux ne quittent pas la porte et ce qui peut se trouver derrière.
Une heure passe. Puis une autre. Il ne se passe rien. Il ne se passe jamais rien. De temps en temps, un corbeau chante à l'extérieur. Un chant lugubre. Isolé. Qui glace le sang dans les veines. Mais ça s'arrête là.
Je m'apprête à aller réveiller Marley quand un bruit inhabituel me fige sur place. On dirait des pas. Nous avons volontairement mis tout autour de la maison des branches mortes et autres débris pour nous alerter en cas d'intrusion. Entendre les crissements me paralyse. Je dois réagir.
Même si je déteste l'avoir en main, je sors l'arme que Snow m'a donnée. Un pistolet automatique. Facile à manier en comparaison de l'artillerie qu'il trimballe.
Je me cache dans un angle près de l'entrée et attends. La porte s'ouvre presque sans bruit et les pas résonnent maintenant à l'intérieur. Des pas légers. Si le silence ne régnait pas, je serais persuadé que je les entendrais à peine.
Ils se rapprochent petit à petit. L'intrus sera obligé de passer devant moi pour visiter le reste de la maison. Je n'ai pas le droit à l'erreur. Si je n'arrive pas à l'immobiliser, il me repérera forcément.
La respiration bloquée, j'attends. J'ai l'impression que le temps s'étire alors que quelques secondes seulement ont dû s'écouler depuis son entrée dans la maison.
Et finalement, il arrive à ma hauteur. Avant qu'il dépasse le coin où je suis caché, je le saisis sans ménagement, mettant en pratique mes entraînements avec Snow et Oz.
L'intrus se débat dans mes bras sans avoir aucune chance. Je suis bien plus grand. Plus fort aussi. Un de mes bras le ceinture tandis que ma main opposée se pose sur sa bouche pour ne pas qu'il crie. Faisant cela, je m'aperçois que notre visiteur est une femme. Une femme... Jamais, je n'aurais fait de mal à l'une d'entre elles avant.
Reprenant enfin ma respiration, je mets mes pensées de côté et lui murmure.
— Tu es seule ?
Elle acquiesce de la tête. Elle acquiesce de la tête et un tourbillon de parfums m'envahit. Il y a l'odeur de la pluie que j'ai créée au dehors, celle des bois alentours. Celle de sa peur aussi. Et derrière tout cela quelque chose de plus subtil, de plus doux qui me donne envie de ne pas prendre garde. Cependant, je ne me départis pas de ma vigilance.
— Si j'enlève ma main, tu me promets de ne pas crier.
Autre hochement de tête, autre explosion de parfums. Je retire ma main lentement. Aucun son ne sort de la bouche de ma proie. Je me déteste déjà pour ce que je vais lui dire.
— Je vais devoir t'attacher. Par précaution. Tu ne te débattras pas ?
— Non.
Sa voix est douce et un peu cassée. Apaisante. Comme cette effluve qui émane d'elle et sur laquelle je n'arrive pas à mettre de nom.
Elle ne bouge pas pendant que je l'amène dans la cuisine, l'assois sur une chaise et mets des liens autour de ses poignets et ses chevilles. Sa peau est douce sous mes doigts, ses membres sont si fin que j'ai presque peur de les briser. Ce que je fais là me débecte. D'un geste brusque alors que je le voudrais rassurant, j'abaisse la capuche qui cache son visage et ses cheveux. En silence, chacun de mes mouvements couvert par le regard de l'inconnue, je prends un autre siège et m'installe en face d'elle. Je la détaille.
Elle est grande et élancée. Mince, bien trop mince. Depuis quand n'a-t-elle pas mangé à sa faim ?
Son visage creusé lui aussi est mangé par deux grands yeux verts. Deux grands yeux qui me donnent l'impression de me transpercer l'âme. De voir par delà le visage dur que j'affiche. Des tâches de rousseur parsèment sa peau pâle. Des mèches folles noir de jais s'échappent de son chignon.
Son regard qui soutient le mien pendant mon inspection me montre qu'elle n'a pas peur de moi malgré sa position et la mienne. Et j'aime la lueur de défi qu'elle affiche. Je devrais parler mais c'est elle qui prend la parole.
— Qui es-tu ?
— Je crois que c'est plutôt à moi de te poser cette question.
— Oui. Mais tu devras tôt ou tard me dire qui tu es. Autant le faire maintenant.
— Je préfère attendre si tu n'y vois pas d'inconvénients.
— Est-ce que j'ai le choix ?
— Non.
Son aplomb me plaît. Un sourire naît sur mes lèvres.
— Comment t'appelles-tu ?
— Uhane.
— Étrange comme nom...
— Ça veut dire « fantôme ».
— Fantôme... Tu en es un ?
Elle s'apprête à me répondre quand Marley déboule dans la pièce, l'arme au poing. Elle a dû nous entendre parler. Elle me jette un regard interrogateur auquel je ne peux pas répondre puis me fait un signe de tête m'invitant à la rejoindre. Sans quitter des yeux Uhane, je comble la distance qui me sépare de mon amie. Elle murmure à mon oreille.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas encore. Je commençais juste à l'interroger.
— Sans nous ?
Je lui souris. Un petit sourire narquois qu'elle connaît bien et qui fait s'étirer ses lèvres à leur tour.
— Je lui ai juste demandé son nom. J'allais venir vous chercher.
— Je reste avec elle pendant que tu vas réveiller notre marmotte.
Qu'elle décide de me relever auprès de la prisonnière n'est pas anodin. Elle montre qu'elle n'est pas d'accord avec le fait que j'ai commencé à lui parler sans elle et Snow.
Je ne tergiverse pas et lui obéis.
Sans faire de bruit, guettant les voix dans la cuisine, je me rends dans la pièce principale qui servait de chambre à mes amis. Une fois accroupi à côté de lui, je pose ma main sur son épaule pour le secouer. C'est sans compter sur ses réflexes affûtés. Il n'est pas la Main Armée pour rien. Mon bras se retrouve tordu en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
— Putain, Snow. C'est moi.
Il grogne en me lâchant. Se tourne pour se rendormir.
— Tu dois venir. On a une invitée surprise.
Il n'en fallait pas plus pour le réveiller parfaitement. Il se lève après avoir ébouriffé ses cheveux, enfile un t-shirt et remet en place toutes ses armes.
D'abord les couteaux dans ses boots. Puis celui à sa ceinture. Et enfin, ses deux pistolets bien en évidence, l'un dans son holster, l'autre par dessus son haut.
Je sais qu'il les déteste. Mais qu'elles le rassurent aussi.
Il est la Main Armée et le montre. Il l'affiche haut et fort même s'il préférera cent fois se servir de sa magie plutôt que de ses engins de mort.
— Elle est belle ?
Oui.
— Pourquoi ?
— Il faut toujours se méfier des jolies filles.
Il a raison.
— Je dirai ça à Marley.
Il pouffe avant de me suivre. Sa posture change au moment où nous entrons dans la cuisine. Il se redresse. Son visage, il y a quelques secondes si ouvert et avenant, se ferme. Il joue son rôle à la perfection.
Uhane et Marley se jaugent du regard l'une en face de l'autre. Leurs yeux se lançant des éclairs. Ça promet.
Je tire deux chaises et Snow et moi nous asseyons de part et d'autre de notre amie.
— Je vous présente Uhane. Uhane, voici Snow et Marley. Moi, c'est Joran.
Je sais que mes compagnons désapprouvent le fait que j'ai révélé nos vrais noms. Pour moi, cela n'a pas d'importance. Qu'elle soit de notre côté, de l'autre ou bien d'aucun des deux, elle les connaîtra tôt ou tard. Je décide qu'il vaut mieux tôt.
— Que fais-tu ici ?
— Ça fait des jours et des jours que je vous cherche.
Nous nous regardons tous les trois sans comprendre. Et ce que je vois dans les yeux de mes amis me renvoie à ce que je souhaite le plus. Un signe. L'aide de la magie qu'Eolas nous a promise. Serait-ce cette fille ? Cette jeune femme ? Ce fantôme comme elle s'est appelée elle-même ?
Comme mue par une volonté autre que la sienne, Marley se lève et pose sa main sur le front d'Uhane. Elle clôt ses paupières, se concentre. La magie, sa magie inonde la pièce. Elle se répand tout autour de nous, tissant des liens presque visibles. Uhane ne bronche pas. Ne cille pas. Elle laisse Marley faire ce qu'elle a à faire.
Je ne comprends même pas ce que c'est.
Puis soudain, elle ôte ses doigts du visage de notre prisonnière.
Et s'incline devant elle. Elle la salue dans cette langue dont je ne connais que des bribes et Uhane lui répond de la même manière. Bien que pieds et poigne liés, elle s'incline à son tour. Avec grâce. Avec majesté. Tout autant que Marley.
— Vous pouvez la détacher. Elle ne nous fera pas de mal. La magie vit en elle mais elle ne s'en servira pas contre nous.
Je m'exécute en soufflant à l'oreille d'Uhane que je suis désolé. Elle me sourit. Et j'ai l'impression d'entendre sa voix dans ma tête. Qui me dit que j'ai fait ce qu'il fallait. Qu'elle ne m'en veut pas. L'ai-je rêvé ?
Je me rassois et la dévisage.
— Qui es-tu ? D'où viens-tu ?
— Je suis un prophète. Nous pouvons aujourd'hui nous compter sur les doigts d'une seule main alors que nous étions très nombreux avant. Je suis la dernière descendante d'Eli. Je prédis l'avenir, les différentes voies possibles. Je transmets également certains messages directement aux personnes concernées. Et ensuite, quand je suis sûre que mon message est bien intégré, je m'efface. On ne doit pas se souvenir de moi.
— Un fantôme...
— Mes parents n'auraient pas pu choisir mieux mon prénom. Pour répondre à votre deuxième question, je suis née très loin d'ici. Et après nous avons voyagé sans cesse. Révéler le destin du monde ne se fait plus en restant bien à l'abri.
— Tes parents sont comme toi ?
— Ils l'étaient oui. Les prophètes sont tous liés par le sang.
Nous nous regardons, perplexes. Cela est contraire à tout ce que nous a appris Eolas. Que la magie survient au hasard. Qu'elle naît dans la douleur. C'est ce qu'Eli lui-même a écrit.
— Vous êtes en train de vous dire que ça ne colle pas avec le livre de mon aïeul...
— Effectivement.
— Pourtant ses premiers mots sont clairs. « Tout naît dans la douleur ». C'est la douleur ressentie par le bébé lors de l'accouchement qui fait de nous ce que nous sommes. Ma venue au monde s'est très mal passée. Pour ma mère mais surtout pour moi. J'étais morte mais je voyais tout, je sentais tout. J'étais en dehors de mon corps, à regarder la scène comme si elle appartenait à un autre monde. Les médecins ont tout tenté mais la mort, c'était trop pour eux. Au bout d'un moment, ils se sont résignés et ont annoncé la mauvaise nouvelle à mes parents. Leur cri de déchirement a été ma douleur. Elle était l'écho de la leur, en bien plus intense. Tout était exacerbé. Il paraît que le seuil de tolérance à la douleur du bébé est bien plus importante que celle de l'adulte. Le mien était atteint. Je n'avais pas le choix. Soit je restais à regarder la scène et je savais que ce serait pour l'éternité, soit je décidais de vivre.
Vous allez me dire que ce n'est pas possible. Mais pourtant, c'est ce qui s'est passé. J'aurais été un fantôme, une âme perdue et torturée à jamais, restant dans le sillage de ses parents. Les rendant si tristes, car ils auraient senti ma présence, qu'ils en seraient morts. C'était ma première vision. Ce qu'aurait été leur vie sans moi, vivante, à leurs côtés.
Quand j'ai respiré à nouveau, les médecins ont pensé à un miracle. Mes parents, eux, ont compris. Immédiatement. Ils m'ont appelée Uhane parce qu'ils savaient de quoi ma vie serait faite. De voyages, de visions, de révélations et surtout d'oubli. Une ombre qui passe et ne laisse pas de traces.
— Tu nous dis la vérité parce que tu vas effacer nos mémoires après nous avoir transmis ton message, c'est ça ?
— Oui.
Elle dit cela sans hésiter une seconde, mais je ne peux m'empêcher de penser à quel point cela doit lui coûter. Elle est condamnée à être seule. Rencontrer des gens et les perdre. Tout le temps.
Je savais qu'elle allait dire quelque chose dans ce goût-là dès qu'elle m'a révélé son nom. Je la plains.
Et pendant que je me perds dans mes pensées, Marley prend la parole.
— Tu sais donc qui nous sommes.
Ce n'est pas une question. Nous en sommes tous conscients. Son don induit qu'elle sait déjà tout. Tous les possibles. Tous les chemins que nous pouvons être amenés à prendre. Nos vies d'avant. Nos vies jusqu'à cet instant.
— Oui. Toi, Snow, tu es la Main Armée. L'homme qui s'est rebellé contre la cruauté. L'homme à l'espoir. Celui qui n'abandonnera jamais.
Toi, Marley, tu es la Mère. La porteuse de vie. De tes choix dépendront bien des tourments ou des joies pour notre monde. Dans tous les cas, ton destin est grand.
Et toi, Joran, tu es le Protecteur. Pas seulement de l'enfant, de l'élue. Mais de nous tous. Tu ne te rends pas compte de la portée de ces mots et du pouvoir que cela te confère. C'est mieux ainsi. Désolée de t'avoir fait croire que je ne savais pas tout à l'heure...
— Ce n'est rien. Tu savais déjà que nous étions dans la maison ?
— Non. Je venais juste me reposer. J'en avais marre de dormir dehors. Je savais que je ne tarderais pas à vous trouver mais les signes, même pour moi, ne sont pas toujours clairs. Je l'ai par contre su dès que tu m'as touchée. J'ai senti le souffle de la magie. Et tu m'as parlé...
Nos yeux se croisent. Se jaugent. Alors que dans les miens, il n'y a que des questions, les siens reflètent plus que cela. La peur, la douleur aussi. La tristesse. Pourquoi ?
— Ta voix a été gravée dans mon esprit le jour de ma seconde vision.
— Qui était ?
— Je ne peux te la révéler.
— Pourquoi tu nous cherchais ?
— Je dois vous montrer la voie.
— Tu la montreras à notre ennemi aussi ?
— C'est déjà fait.
— Et ?
— Je ne peux pas vous en parler.
— Évidemment. Mais du coup, il a de l'avance sur nous ?
— Non.
Uhane nous explique pourquoi et tout un tas d'autres choses qui me paraissent de plus en plus floues au fur et à mesure que les minutes passent. La fatigue me rattrape, les voix de mes compagnons me bercent. Je décide de les abandonner avant de m'endormir sur place. À peine allongé, mes paupières se ferment toutes seules. Et pourtant le sommeil tarde à m'emporter. Les paroles d'Uhane tournent en boucle dans ma tête.
« Tu m'as touchée... »
« Tu m'as parlé... »
« Ta voix a été gravée dans mon esprit... ».
Et je revois la tristesse dans ses grands yeux verts. La tristesse...
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