Murmures littéraires - 1-2
Épreuve: Écrivez un texte pour illustrer l'image suivante.
Max: 1500 mots
/!\ TW : folie, sang, suicide
(Sans déconner. Si vous êtes sensible, ou si vous vous sentez instable, allez lire autre chose)
L'accroc
J'ignore combien de temps s'est écoulé depuis que tu es partie.
Assise à la minuscule table en formica de mon deux pièces, dans la cuisine où le frigo ronronne un peu trop fort, je tiens ma cuillère à mi-chemin entre ma bouche et le bol de céréales, et je bloque sur cette question.
Est-ce que ça fait longtemps que tu n'es plus là ? Ou bien est-ce que les secondes se sont changées en années ?
J'ai l'impression d'entendre ta voix qui résonne encore entre les murs du couloir. Tu me demandes si j'aurai le temps de faire les courses en sortant du boulot. Comme un courant d'air imaginaire me parvient de la porte de la salle de bain, je crois sentir ton parfum, celui que je t'avais offert pour ton anniversaire, et qui me file la migraine quand tu en mets un peu trop. Quand je tends l'oreille, il me semble entendre ton manteau glisser sur tes épaules, le cliquetis de la poignée de ta malette, et la porte qui claque derrière toi. Tu n'as pas eu le temps de me souhaiter une bonne journée.
Mais ça n'était pas aujourd'hui. Si ?
Les lèvres ouvertes, dix centimètres au-dessus de la cuillère, je fronce les sourcils sous l'effort mental de cette énigme. Une barre de métal en travers de mon crâne commence à chauffer au rouge. Le sang bouillonne entre mes tempes.
Je lâche mon ustensile et serre ma tête entre mes mains. À quoi est-ce que je pensais, déjà ?
C'est alors que je le remarque. L'accroc. Dans le mur tout blanc de la cuisine, couvert d'enduit béton. Oh je pourrais passer la journée à compter les aspérités sur cette surface. La lumière du jour qui se lève pénètre par la fenêtre et éclaire le mur en diagonale. Ce serait amusant, de rester ici un moment pour faire l'inventaire des irrégularités, avec un petit feutre noir. J'imagine le résultat. Ah, je ris toute seule, rien qu'à me représenter le mur constellé de petits ronds noirs, du sol au plafond. J'en ricane pendant au moins une heure.
Mais mon visage se ferme quand je tombe à nouveau dessus.
L'accroc.
Dans le mur.
J'ai beau essayer de l'ignorer, il me fixe comme une obsession. Je me cache derrière la paume de mes mains, mais il refuse de s'en aller.
J'en ai assez. D'un revers de bras rageur, je balaye la table et me lève d'un bond.
« Cling bling ploploplolpl, dit le bol de céréales
- Toi, la ferme, rétorqué-je. C'est entre moi et cette saleté d'accroc dans le mur.
- Plic ploc. » répond le lait sur le sol.
Je m'approche à pas précautionneux en direction du responsable de ma colère. Très lentement, car une mer de lait m'en sépare. Je prends garde à ne pas me faire dévorer par les requins du lait, dont les ailerons affleurent à la surface. Peine perdue, car ils se précipitent pour me croquer les pieds. Des rivières de rubis tracent leur chemin dans les flots, devenus soudain tumultueux. L'horizon tangue et mes appuis se dérobent. Je tends la main à la recherche d'une planche de salut pour me sauver de la noyade, et je rencontre le mur. J'utilise cet appui inespéré pour récupérer de mon naufrage, et mon genou à terre m'empêche de sombrer dans l'océan. Mon avant-bras gauche n'échappe pas à l'attaque des squales blancs, mais cela n'a plus d'importance. Je touche au but de mon périple.
Accroupie au pied du mur, je pose les mains contre le béton rugueux et me lève lentement, comme une aveugle caresserait une amante. Mon mouvement habille le corps de ma maîtresse de larges bandes de tissu cramoisi. Je colle ma poitrine ronde et haletante contre le grain rugueux. J'y pose une joue et souffle une haleine amoureuse.
« Bonjour, mademoiselle. Vous êtes très en beauté, ce matin. »
Mes doigts jouent avec la condensation sur la peinture, avec les bretelles rouges de mon amante froide et imaginaire. Cette douce étreinte ne dure qu'un instant, car une vision brise l'enchantement.
L'accroc.
Toujours là, sur le mur, plus près que jamais. Sa présence me brûle le cœur. Sa vue me carbonise la rétine. Je ne connaîtrai jamais le repos tant qu'il existera.
Je tends une main fébrile. Du bout de l'ongle, j'en gratte le contour.
Une chaleur d'enfer s'en dégage, tel le four d'une forge démoniaque. Je crois sentir ma peau se couvrir de cloques, se boursoufler et fondre, pour dégouliner jusqu'au sol en une flaque de cire humaine. Les flammes ne laissent de moi qu'un squelette grotesque, agrippé par une phalange à la seule chose qui compte vraiment.
J'en pince le coin, et m'apprête à tirer. Une arrière-pensée retient mon poignet.
Le geste est irréversible. Lorsque je saurai, il sera trop tard pour désapprendre. Pour décomprendre. Pour dévoir. Je me contente assez bien de ces images de nous qui me restent, après tout. Pourquoi vouloir à tout prix lever le secret ?
Je t'ai soutenue jusqu'à la salle de bain lorsque nous sommes rentrées ivres. Nous avons ri à cette table. Sur le canapé du salon, tu t'es penchée vers mes lèvres entrouvertes de surprise. Tu m'as poussée par la porte, et fait basculer sur le matelas de la chambre. Nos coeurs ont battu si fort, quand nos peau se sont touchées, que nos poitrines en résonnaient. Les engrenages de notre mécanique de l'amour se sont si bien imbriqués, comme nos deux corps l'un contre l'autre.
Il est trop tard pour faire machine arrière. Je dois savoir comment le train de notre histoire a déraillé. La pellicule se décolle du mur avec une telle facilité que j'en laisse échapper une exclamation d'étonnement. Elle se mue en cri d'horreur quand je contemple l'espace déchiré qu'est devenu l'accroc.
Un vide intersidéral. Un trou dans le monde en forme de toi. Les courbes de ton corps, comme le contour d'un cadavre sur une scène de crime, à l'endroit où tu as heurté le mur. C'est moi qui t'y ai poussée. Avec des paroles blessantes. Meurtrières.
« C'est à cette heure que tu rentres ? »
« Tu crois que j'ai pas compris ton petit manège ? »
« Je vais pas rester à t'attendre comme une bobonne à la maison pendant que tu vas te taper la greluche de la compta sur la table de la salle de conférence. »
« Et moi, je deviens quoi, dans l'histoire ? »
« Plutôt crever que d'accepter ça.
Les mots se sont déversés de moi tel un torrent de rage, et tu as été emportée par la force du courant. Il faut dire que je t'ai un peu poussée, aussi. Quand tu as percuté le mur, les mots ont ricoché tout autour de toi, comme les balles d'un peloton d'exécution. Tes cheveux ont volé autour de ton visage au ralenti, tes yeux se sont fermés sous la violence de l'impact.
En se brisant, le cadran de ta montre a creusé cet accroc dans le béton. Une fêlure dans l'habitacle de mon petit monde. Plus rien ne retient la fissure, à présent que j'en ai ôté la pellicule protectrice. Au poste de pilotage de mon vaisseau spatial, le verre du cockpit se fendille lentement mais sûrement. Puis soudain tout vole en éclat.
Tu es partie, parce que je t'ai chassée. Par ma faute. Le vide spatial aspire tout l'oxygène de la pièce, et je ne parviens plus à respirer. Mes jambes ne me soutiennent plus. Je perds pied et chute de tout mon long, la tête la première, dans la flaque de lait rouge. Ma vision s'obscurcit, tandis que je suffoque. Je vois mon avant-bras tailladé de bouts de céramique, la chair à vif. Un filet de sang en jaillit au faible rythme du timide tambour qui résonne dans ma tête. J'aurais dû être plus sympa avec Monsieur le bol. J'aurais dû être plus sympa avec toi. J'aurais pu continuer à vivre après toi. Ignorer l'accroc dans le mur. Refaire la déco. Je repense aux myriades de petits ronds noirs que j'aurais pu dessiner au feutre sur le mur, comme un ciel nocturne en négatif. L'accroc se serait noyé dans cet océan d'étoiles, plutôt que de finir au bout d'un morceau de béton coincé sous mon ongle.
Ah ouais, ça aurait été chouette.
Haha.
Ha.
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