Chapitre 26 : Ciel de plomb
—Vous pouvez sortir, Viktor, tu restes.
L'écho de ma voix crépite dans l'habitacle. Il faut dire, personne n'aime être pris pour un idiot et c'est exactement ce qui s'est passé à La plaine aux roseaux. On m'a pris pour une idiote. Mon conseiller à durée déterminée a bien merdé sur ce coup.
Des portières claquent pour me laisser enfin seul avec le concerné.
Je croise les jambes, mes dés dansant déjà entre mes doigts. À l'extérieur, le ramage entre les branches des arbres se fait discordant.
—Tu m'expliques ? Ou est-ce que je dois deviner toute seule ?
Inutile de lui faire un dessin. S'il ne comprend pas de quoi je lui parle, c'est que j'ai sous-estimé son intelligence. Or, je sais très bien à qui j'ai affaire. De ce fait, il a tout intérêt à avoir bien bossé sa plaidoirie lors de ce trajet retour parce que moi, j'ai eu tout le temps de ressasser ma mauvaise humeur.
Mais monsieur semble rester imperturbable dans son costume trois-pièces.
—J'aurais effectivement pu te parler de la provenance de ton garde du corps, mais j'ai jugé que ce n'était qu'un détail. Surtout au vu de ta réaction lors des présentations.
—Oh, tu as jugé ? rétorqué-je. Et ça ne t'a pas paru pertinent alors que nous avions rendez-vous avec le chef de clan Hanafuda ? Tu as pensé qu'ils ne relèveraient pas le "détail" qui était sous leur nez ?
Je ricane, sarcastique.
—Tu m'as fait passer pour une abrutie finie. Mais d'accord, admettons que ce n'était qu'un "détail", qu'en est-il d'Ander ?
Parce que sur ce point, je ne peux pas croire qu'il ignorait les agissements de mon frère. À peine sorti de détention, il s'est empressé de jouer les balances. Quelque part, j'aurais dû le voir venir. Je suis aussi fautive que Viktor.
Pour autant, je ne suis pas là pour passer la pommade.
—J'ai manqué de vigilance, Ander a agi rapidement, cela ne se reproduira plus.
C'est ça, sa défense ?
J'arque un sourcil, l'acidité au fond de ma gorge loin d'être passé. Il m'est difficile de croire que l'autre a été trop "rapide" pour Viktor. Ce n'est pas le genre de faux pas qu'il aurait fait sous les ordres du géniteur. Alors quoi ?
Eh bien, c'est une bonne question.
—Que ça ne se reproduise plus... Et je veux un rapport complet sur mon frère, et ce, d'ici demain soir. Je veux savoir où il est, qu'est-ce qu'il a fait et qu'est-ce qu'il prévoit de faire. Ça te paraît faisable, Viktor ?
—Oui.
Encore une fois, le ton ne trahit aucune hésitation, aussi, je ne peux m'empêcher de le scruter. Sauf qu'il n'y a rien à déceler sur ce masque de placidité.
—Bien, et je veux aussi des propositions de candidats de la part de Joe Junior et de Wallace pour remplacer Teddy.
Je n'attends pas la réaction de mon interlocuteur pour sortir du véhicule et rallier le manoir familial. À l'entrée, Thomas est présent pour m'accueillir, mais je l'ignore superbement. J'ai bien assez bouffé de courbettes chez les Hanafuda.
Mes talons poignardent alors un parquet parfaitement ciré, les rouages de mon esprit encore grippés par un bourdonnement d'irascibilité. Et aussi un brin de méfiance. Le géniteur est mort, rien ne semble clair et tout conspire à me voir tomber. Les images d'un cadavre me rendent de nouveau visite, des menottes qui tintent dans une camionnette, la douleur s'imprimant le long de ma colonne vertébrale jusqu'à ma mœlle épinière, le rire de mon frère pour compagnie...
"Tu es comme ton père ! "
"Je crois reconnaître un air de famille..."
"Vous êtes très différente de votre père et pourtant... Certains points communs sont indéniables."
Je serre les poings.
—Je suis pas mon putain de père, sifflé-je entre mes dents.
Si seulement, il n'avait pas clamsé, si seulement il n'était pas mort dans d'étranges circonstances, si seulement on m'avait foutu la paix... Les "si" défilent, s'entassent au même rythme que les marches que je grimpe. Le sentiment d'étouffer enfle toujours plus.
Je m'arrête brusquement au milieu d'un couloir.
Pour finalement jeter un œil derrière moi et tomber sur Stan que je ne remarque qu'avec un temps de retard. Pourtant, il n'a pas bougé de place depuis mon départ. Une énième preuve que toute cette situation commence doucement à me peser.
-Stan ?
Ce dernier se redresse, presque surpris avant de se tourner vers moi.
Je reviens sur mes pas, vérifiant autour de nous qu'il n'y a personne d'autre. Puis mes iris se plantent dans ceux de mon interlocuteur.
—J'ai une mission pour toi, rien qui n'exige un effort physique pour ton bras.
Comme à mon habitude, le tact repassera une autre fois. Mais peu importe, là, j'ai autre chose en tête que d'être une fine diplomate. Nounou numéro deux doit l'avoir bien saisi depuis le temps puisqu'il ne bronche pas, attentif.
Bien.
—Je veux que tu suives Viktor et que tu me rapportes tout ce qu'il fait, et ce, sans qu'il ne te repère. Bien sûr, cela doit rester entre nous. C'est clair ?
—Viktor ?
Cette fois, un creux entre deux sourcils traduit la perplexité qu'inspire mon ordre. Quelque part, je peux comprendre sa réaction. L'homme dont il est question est hautement respecté par certains et craint par d'autres. Sa position dans le clan ne fait que renforcer ce sentiment.
Sauf que je fais bien ce que je veux.
—Viktor, répété-je, c'est dans tes cordes ?
Ce n'est qu'après deux secondes de flottement que Stan se reprend avant d'opiner du chef.
Peut-être que je me monte le bourrichon pour rien. Ou peut-être pas. Mais une petite voix dans ma tête me souffle de ne négliger aucun détail. Après tout, Viktor est trop méticuleux pour avoir "manqué de vigilance". De toute façon, une précaution n'a jamais fait de mal. Et qui sait ? Avec un peu de chance, cela apaisera mon irritation grandissante.
En revanche, rester enfermée dans ce manoir n'est pas pour m'aider. En particulier l'effervescence qui y règne pour préparer la fameuse cérémonie qui signera mon arrêt de mort. J'ai besoin de bouger, de prendre l'air. Loin de tout ce qui me rappelle le merdier dans lequel je suis.
Je dois sortir.
Mes pas font alors un détour par ma chambre pour récupérer des affaires et enfoncer une casquette sur mon crâne. J'hésite un instant à ajouter des lunettes de soleil à ma panoplie du parfait incognito, mais finalement m'abstiens. Trop en faire serait susceptible d'avoir un effet contre-productif.
Toutefois, avant de me précipiter vers la sortie, j'ai conscience que je ne peux pas jouer ma solitaire. Pas après ma mésaventure dans mon appartement avec feu les cinq molosses. Je ne suis pas assez imprudente pour tenter le diable une nouvelle fois. Et cela tombe bien puisque je connais la personne toute désignée pour m'accompagner et quelque chose me dit qu'elle aussi a besoin de se changer les idées.
Petite déviation donc, pour atterrir dans un salon secondaire et croiser un regard abyssal.
Monsieur Joli Cœur.
Nul besoin de prononcer le moindre mot pour qu'il devine ma requête. Mon garde du corps se lève pour me suivre, sans même poser de questions. En revanche, l'ombre qui plane sur son profil semble toujours l'agripper. Moui, une promenade ne lui fera pas de mal non plus.
Ainsi, je nous guide vers la porte arrière du manoir pour enfin déguerpir et rejoindre les allées bruyantes et anonymes de New York. Aujourd'hui, le ciel fait grise mine, mais n'est pas totalement décidé à pleurer quelques larmes de printemps. Dans la foule, les parkas et longues vestes sont zippés jusqu'au menton tandis que des millions de souffles s'élèvent pour se condenser au-dessus des têtes.
Un jour comme un autre.
Il n'y a rien de plus facile que de se fondre dans une telle masse.
Nous nous engageons alors dans les souterrains du métro pour, quelques stations plus tard, revenir à la surface, loin des géants de béton de Manhattan.
—J'espère que tu as faim, fais-je, en jetant un œil vers mon voisin.
Et le Chick-fil-A est l'endroit parfait pour satisfaire nos estomacs. Ou pas, si on aspire à une alimentation saine. Mais hey, je ne vais pas commencer à me soucier de ma ligne maintenant, alors que je vais crever dans les jours à venir. Le délicieux parfum du bacon grillé a tôt fait de conforter mon choix.
Nous nous engouffrons dans le fast-food en question pour en ressortir les bras chargés de sac contenant le trio classique du burger, frites et soda.
Il nous faut encore marcher une quinzaine de minutes pour voir enfin émerger le profil familier d'un casino.
—Tu veux jouer ?
Pour la première fois depuis notre départ, Mal ose ouvrir la bouche, concerné.
Un fin sourire amusé étire mes lèvres avant de secouer la tête.
—Non, ça ne serait pas très malin, je risquerais de me faire reconnaître. On va manger là-haut, je connais un passage pour y aller sans se faire voir, répliqué-je, mon index pointé vers le toit du bâtiment.
Monsieur fronce des sourcils.
—Ce n'est pas sécurisé.
Je m'arrête et me tourne vers lui pour lever la tête.
—C'est bien pour ça que je t'ai avec moi, non ? Et je t'assure, très peu de personnes savent monter sur le toit sans se faire repérer par le personnel du Alea Jacta Est.
Il ne faut pas être Captain Obvious pour comprendre que mes arguments ne convainquent pas mon interlocuteur. Malheureusement, débattre au milieu d'un parking tandis que la malbouffe refroidit n'est pas dans mes projets.
—S'il te plaît ? tenté-je.
Pour la peine, je lui montre mes jolies quenottes comme une arme imparable. Mais Mal ne se déride pas. Tout au contraire. Avant même que je ne puisse ajouter quoi que ce soit d'autre, sa main emprisonne mon bras pour me tirer et nous éloigner du casino. Ses doigts me font l'effet de la dureté du marbre.
Un instant, j'en reste estomaquée.
Pour finir par me réveiller.
—Mal ! Lâche-moi !
Seulement, il me faut me répéter trois fois et enfin avoir une réaction. Son regard harponne alors le mien, m'arrachant un frisson. Il y a quelque chose d'implacable dans son expression. Quelque chose de terriblement glaçant.
Je cille.
Sauf que je ne suis pas du genre à me laisser faire, non, il paraît que j'ai un putain de caractère. Avec ou sans les gros yeux. Quoique j'ai bien conscience qu'il vient de se passer un truc. Je ne sais pas exactement quoi, mais je me retiens de jeter une parole piquante malgré l'envie qui me démange.
À marquer d'une pierre blanche.
Alors je plaque le sac de malbouffe contre lui et le lâche sans vergogne. Par réflexe, Monsieur Joli Cœur le rattrape, non sans me libérer dans la manœuvre. À son tour d'être décontenancé.
J'étouffe un sourire narquois.
—Eh bien, vas-y, je te suis, tu m'as convaincue.
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