Elle cligne des yeux. Il fait noir, partout autour. Où est-elle ? Elle ne se rappelle de rien. Elle tâtonne à la rechercher d'une sensation connue. Ses doigts effleurent quelque chose. Elle saisit l'objet. Il est fin, plat et souple. C'est une feuille de papier. Aussitôt, ses doigts plient et replient la feuille avec aisance et automatisme. Elle adore faire des avions en papier. Elle vient d'en terminer un. Elle le lance dans le noir et l'accompagne d'une prière muette. Ses bras retombent. Elle ne voit rien, n'entend rien, que peut-elle faire ? Si, si, elle perçoit le bruit fin d'une averse et le lointain grondement d'un orage. Mais pas une goutte de pluie ne lui tombe dessus. Ses mains tâtonnent de nouveau avec avidité. Oui, il y a d'autres feuilles. Elle les prend et les plie, les lance, une par une. Il n'en manque jamais. Il lui semble même maintenant, qu'elle est assise sur un tas de feuille. Il n'y a rien d'autre.

Elle a les yeux grands ouverts, fixes. Elle regarde le vide. Elle a peur. Le tonnerre roule et gronde au dehors. Les rideaux violets de sa fenêtre laissent régulièrement filtrer la lumière fugace des éclairs qui se déchainent. Terrée dans son lit, les couvertures remontées jusqu'au menton, elle tremble. Elle l'entend.
POC ! POC !
Elle se demande ce que c'est. Ce bruit l'effraie, l'attire et capte sa curiosité. On dirait quelque chose qui se cogne. Un oiseau peut être ? Que veut-il ? Elle se demande un instant si il y a des avions qui volent par ce temps... Ses yeux habitués à l'obscurité ambiante passent en revue les peluches et les jouets alignés sur les murs et par terre. Eux qui sont habituellement si réconfortant ont une attitude terrifiante, presque vivante. Elle essaie de fermer les yeux mais c'est encore pire ! Si ils attaquaient maintenant ? Elle ne les verrait pas ! C'est un cercle vicieux.

Des feuilles, des feuilles, des feuilles, encore des feuilles ! De toute manière elle n'a rien d'autre à faire que de continuer, de continuer à faire des avions, toujours et encore. Elle ne voit rien, mais ses doigts sentent parfois un changement d'épaisseur, de rigidité, d'uniformité, de taille ou de texture dans le papier. Elle sait instinctivement quelle sorte d'avion faire selon tous ces critères. Elle ne s'arrête jamais, ne se trompe jamais, de bouge jamais si ce ne sont ses doigts, à une vitesse impressionnante.

Son cerveau analyse chaque élément qui change. Mais il n'y en a pas beaucoup. Elle sursaute à chaque roulement de tonnerre. Elle jette des coups d'oeil de tous les cotés. Tout est immobile, d'une immobilité mortelle, des rideaux de son lit à baldaquins à ses jouets aux rictus malfaisants, en passant par le tapis rose et le placard légèrement entrouvert. Que fait-il entrouvert ? Elle repousse la couverture et pose ses pieds nus sur le sol froid. Elle rejoint rapidement le tapis et continue son chemin jusqu'à la penderie. Elle tend la main, mais se rend compte que celle-ci part vers le rideau. La curiosité la dévore. Elle veut ouvrir le rideau.

Elle ne songe à rien, à rien d'autre que ses doigts qui courent et qui caressent les feuilles sans fin. Alors seulement, elle songe... Jusque là, elle avait pensé que les feuilles étaient noires, uniformes, toutes les mêmes; mais... Elle imagine alors une tempête d'avions de toutes les couleurs, de toutes les formes, couverts de motifs tous différents.

Elle ne peut résister. Elle se jette sur la fenêtre et l'ouvre en grand. Une bouffée d'air frais et nocturne l'accueille et elle inspire profondément. Mais plus que tout, ses yeux se régalent d'une tempête de formes, de motifs et de couleurs. Des avions de papier volent par centaine dans le vent déchainé et viennent cogner contre le vitre ouverte, ou s'engouffrent dans la chambre soudain accueillante. Et l'orage, déjà, commence à passer... Comme si les avions le chassaient...