CHAPITRE 3
Elle est enfin de retour chez elle. Un bras dans le plâtre, un pansement sur la tête, la cheville bandée, mais chez elle. Une auxiliaire de vie l'a ramené dans la soirée. Elle repasserait demain matin, pour apporter à manger, et demain soir, pour l'aider à se coucher et à refaire les bandages. Même si c'est la raison qu'on lui a donné, elle sait très bien que le médecin-chef veut la surveiller, pour qu'elle ne fasse pas n'importe quoi.
Elle ne se couche pas. Elle se connecte tant bien que mal à la Wi-Fi de l'immeuble et va sur internet. Depuis plusieurs mois, elle tape toujours la même recherche dans le navigateur, elle ouvre toujours les mêmes pages web, elle relie toujours les mêmes articles... Mais ses yeux sont secs. Avant, elle pleurait pour un rien, tout le temps. Maintenant, elle n'a plus de larmes. Sur la gauche de l'écran, il y a une fenêtre de publicité. Elle regarde. C'est sur les trains. Un billet à partir de 20 euros. Elle médite. Est-ce possible? A-t-elle assez d'argent? Le jeu en vaut-il la chandelle? Elle marque le nom de l'enseigne publicitaire sur un bout de papier, elle aura tout le temps d'y penser plus tard. Elle éteint l'ordinateur, va dans le salon et allume la télévision. C'est l'heure du Journal Télé. Ça parle de tout, de rien... De sport, de musique, de politique, de guerre... Elle fixe le visage du présentateur. Elle guette ses moindre rictus, ses expressions, tout ce qui pourrait trahir ses pensées actuelles. Il a l'air très concentré. Il fait tout pour ne pas être transparent et elle fait tout pour le percer. C'est ça qui lui plaît. Cette lutte invisible à travers un écran, où on a l'impression d'être invincible, d'être invisible. L'image se dégrade alors soudainement , le son crachote, des pixels colorés prennent toute la place. Dehors, un grand coup de tonnerre retentit. Il se met à pleuvoir des cordes. Elle soupire, appuie sur le bouton off de la télécommande et va sur son balcon.
Elle voit les derniers passants de la soirée, surpris, qui courent à tout allure pour chercher un abri. Elle voit les oiseaux qui se cachent sous le toit, bien au chaud dans leurs nids. Elle voit les phares des voitures qui déchirent l'obscurité. Elle voit les trains qui passent rapidement, les fleurs aux mines toutes tristes, les néons des magasins qui s'éteignent, les réverbères qui se mettent en marche... Qui s'en souviendra?
Elle pense. Elle pense à un lac entouré de brume, le soir. Elle pense à des fleurs presque fanées mais pas tout à fait. Elle pense à un bouquet dans un vase transparent sur une table de nuit. Elle pense à une chambre d'hôpital. Elle pense à une robe noire. Elle pense à des cris, des pleurs. Elle pense à un cimetière, à une tombe, à une gravure, à un portrait... Qui s'en souviendra?
Elle rentre très lentement dans le salon, elle ferme la porte-fenêtre, s'avance, pieds nus, vers son bureau. Elle sort une feuille et un stylo. Elle écrit de sa mauvaise main, l'autre est dans les plâtre. Heureusement que quand elle était petite, elle s'était entraînée des heures et des heures pour essayer d'être "un peu" ambidextre. Elle écrit un texte pour expliquer la raison de son absence à l'auxiliaire de vie. Elle écrit un texte pour expliquer au médecin-chef de ne pas s'inquiéter. Elle écrit un texte pour dire que maintenant, elle est adulte. En fait, elle écrit un texte pour dire de ne pas s'inquiéter.
Elle va sur le site qu'elle avait remarqué. Elle prend un billet de train à 21€50, paye avec sa carte bleue, imprime, prend sa carte d'identité, une lampe de poche, une veste, un ciré, des chaussettes, des chaussures, un stylo, un carnet, des pansements, une pomme et un vieux cadre photo. Elle fourre tout pèle-mêle dans un petit sac de voyage, sort de l'appartement en laissant la porte ouverte et, une fois dehors, elle se dirige vers un distributeur automatique. Elle retire tout ce qu'il y a sur son compte, enroule les billets encore tout chaud dans son ciré et jette la carte bleue, après l'avoir pliée, dans une bouche d'égout. Elle se met à courir sous la pluie, son petit sac lui servant de capuche, pour arriver finalement dans le hall de la gare. Là, assise sur un siège, elle attend.
Elle attend.
Elle attend.
Elle attend.
Très très très longtemps.
Le hall se remplit progressivement, au fur et à mesure que les grandes destinations sont annoncées. Elle se lève enfin. Elle marche sur le quai, fais les cent pas. Un train arrive. Il s'arrête. Elle monte. Quand elle finit par s'asseoir, elle s'endort aussitôt et elle part. Loin, très loin. Loin de l'agitation matinale de la ville, loin de son petit appartement nichée dans une tour trop grande pour elle, loin de l'hôpital, loin de tout. Elle survole les nuages pour arriver au pays des rêves. Et elle oublie.
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