6. Les derniers souffles
Elijah
Je regarde ma montre et suis soulagé de constater qu'aujourd'hui, je serai à l'heure. J'observe autour de moi, me demandant sur qui ça tombera aujourd'hui. Hormis l'âge et le nom, je n'ai aucune autre information. Peu importe. De toute façon, ce n'est pas moi qui décide, je dois juste être là quand ça arrive, pour éviter qu'ils ne traînent aux quatre coins du globe après ça.
Le bus dérape, forçant les passagers à s'accrocher aux poignées suspendues ou au dossier qui se trouve devant eux.
Plus que deux minutes.
Mes paupières s'abaissent lentement, je suis serein. J'ai fait ça, combien de fois ? Des milliers, sans doute. Quatre-vingt-treize ans que j'accomplis mon devoir avec professionnalisme et sérieux.
Quand je l'ai vue dans le bus, j'ai d'abord cru qu'elle était sur ma liste. Son prénom m'a rassuré. Pourquoi ? Je n'en sais absolument rien. Ensuite, j'ai cru qu'à cause d'elle, j'en serais à ma deuxième erreur. Deux, ce n'est rien dans une carrière, mais c'est déjà trop pour moi, surtout en trois semaines. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé la dernière fois, je n'ai trouvé aucune trace d'âme. Après tout, les miracles existent.
Je me concentre sur mon ouïe, me demandant comment cela va se passer cette fois-ci. Feu dans l'habitacle ? Simple accident de la route ? Ils peuvent se montrer imaginatifs, quand ils le veulent.
Une minute.
Les écoliers qui rentrent de l'école chahutent, un jeune couple se dispute, ma voisine de place est au téléphone et parle fort, c'est agaçant. J'inspire profondément et l'odeur de son parfum me fait froncer le nez.
Trente secondes.
La vie tient parfois à pas grand-chose. Un trajet de bus, une chaussée glissante, un pneu mal gonflé. Voilà. J'opte pour ce scénario.
Quinze secondes.
J'ouvre les yeux et, à présent, je ne suis plus dans le bus, mais sur le trottoir de la rue. La téléportation est sans doute le pouvoir que je préfère. Le véhicule arrive dans ma direction au moment où un groupe d'adolescents traverse sans regarder. Ce sera donc ça ? D'où je suis, je peux voir le conducteur paniquer et tenter d'éviter l'accident, mais c'est peine perdue, il arrivera, quoi qu'il advienne. La pluie a trempé le bitume, le véhicule passe devant moi en dérapant et parvient, de justesse, à éviter le groupe d'écoliers avant de s'arrêter, dans un freinage brusque, au milieu de l'intersection.
Quoi ? C'est tout ?
Mes sourcils se froncent, ma tête pivote à droite et à gauche, à la recherche d'un indice, d'une explication. Ai-je raté quelque chose ? Je ne comprends pas, il devrait...
Un bruit de choc parvient à mes oreilles et ma tête se tourne dans sa direction. Un poids lourd est entré en collision avec le bus, l'emportant avec lui.
Ah ! Voilà.
Le bruit des pneus qui crissent est assourdissant, il me vrille les tympans, me faisant grimacer. Puis le camion s'arrête. Sous le choc, plus personne ne parle dans la rue et tout le monde semble paralysé. Puis tous s'animent et accourent pour voir s'il y a des blessés.
Un mouvement de ma main droite et la vie ralentit pour s'arrêter. Plus personne ne bouge, le temps s'est figé.
Je marche jusqu'au bus, passant devant les gens immobilisés en pleine course, même les gouttes d'eau se sont arrêtées dans leur chute. L'orage gronde derrière moi et le vent souffle, seules choses que je ne peux pas contrôler. Ce décor apocalyptique est digne des plus grands films hollywoodiens.
L'accident se présente enfin à mes yeux. Le bus est couché sur le flanc, de la fumée s'en échappe.
— Monsieur ? me demande une petite voix.
Je me retourne pour voir un petit garçon. D'après ma fiche, il a dix ans.
— Julian Nichols ? demandé-je.
Le petit, perdu, acquiesce.
— Je suis navré mon garçon, dis-je solennellement.
— De quoi ? me questionne-t-il en regardant autour de lui, affolé.
Je m'approche et ferme les yeux avant d'inspirer. Mes ailes se déploient et un halo de lumière surgit de ma poitrine, me procurant un sentiment de chaleur. Il aspire le dernier souffle, celui contenant l'âme des morts.
Je ne suis qu'un portail vers l'au-delà, voilà pourquoi je ne peux pas être en retard. Sinon, les morts se font la malle et provoquent le chaos. Ma plus longue chasse a duré une semaine, je n'ai pas envie de recommencer.
La chaleur s'atténue dès que mon halo s'éteint. Mes ailes se replient pour disparaître et lorsque je rouvre les yeux, il ne reste plus que moi. Je déboutonne ma veste de costume et en sors les deux cartons qui m'ont été adressés, il y a une heure. D'habitude, ce n'est jamais au dernier moment. Sans doute une anomalie. Tout est toujours prévu à l'avance. Tous les matins, ma petite livraison personnelle, contenant les informations sur les âmes que je dois récupérer dans la journée. Mais là, pour la première fois, j'ai reçu deux cartons en pleine après-midi.
Le premier est à présent vierge, les informations concernant Julian ont disparu. Il ne me reste plus que le nom d'Elena Pavlova, vingt-cinq ans. Je tourne sur moi-même à sa recherche, mais ne la trouve pas.
Je ferme les yeux et me concentre sur les sons. Elle est là, tout près. Je la sens.
Je contourne le bus, mes chaussures martèlent le sol mouillé et mes pas s'arrêtent lorsque je me trouve devant le parebrise fissuré. Une odeur de carburant me chatouille les narines, ce n'est pas désagréable, au contraire. Je me baisse et m'accoude à mes genoux. Elle est là, au milieu du bus, sanglotant devant son corps inanimé.
Je me redresse et me concentre sur le verre en levant la main, paume ouverte ; celui-ci explose en mille morceaux et j'entre dans le bus, tête baissée. Les débris de la vitre crissent sous mes pieds, seul son étouffant les sanglots de la demoiselle. J'enjambe les corps figés et m'avance jusqu'à la silhouette de la jeune femme.
— Pitié, me prie-t-elle sans lâcher du regard son propre corps.
Malheureusement, je n'ai pas le choix. Il est déjà trop tard pour elle. Mes ailes se déploient difficilement dans l'habitacle.
Ils n'ont pas idée de réfléchir à ça quand ils nous les collent ?
La silhouette se redresse, apeurée, et recule d'un pas puis d'un deuxième. Je la reconnais alors, la jeune femme qui parlait trop fort et dont le parfum m'avait déplu. Nos regards se croisent, le mien sans doute blasé et le sien larmoyant. Je m'avance à mon tour et ferme les yeux. Je n'ai pas le temps d'ouvrir mon halo qu'un « non » me parvient aux oreilles.
Mes paupières se soulèvent, la jeune femme enjambe le pare-brise arrière éventré. Elle sort enfin et se met à courir de toutes ses forces. Tant mieux, dehors je serai plus à l'aise.
Je cligne des yeux et me téléporte devant elle, à quelques mètres. Ses pieds nus freinent leur course et son corps pivote à droite pour m'éviter. Elle s'engage dans la grande avenue, slalome entre les véhicules, et évite les piétons qui traversaient avant d'être figés. Lorsqu'elle trébuche, elle se relève et repart comme si elle voulait sauver sa peau. La plupart des âmes ne comprennent pas que c'est bien trop tard. Son regard apeuré se retourne fréquemment pour vérifier ma progression mais je ne me presse pas, je n'en ai pas besoin. Ses pieds nus grimpent sur le toit d'un véhicule et, cheveux au vent, elle saute de voiture en voiture.
Mes ailes se déploient et je la pourchasse enfin. Sa crinière blonde vole au rythme de sa course. Elle ne tiendra pas longtemps. Oui, elle aura une énergie illimitée, mais le désespoir et la peur poussent les gens à s'arrêter. Et avec moi, elle n'a aucune chance, plus maintenant. Puis, quelle existence mènerait-elle ? Une vie d'errance, dans un monde où elle ne pourrait communiquer ni avec les vivants ni avec les morts. La solitude serait sa seule compagne. Ce ne serait même pas un semblant de vie, mais plutôt un exil, une punition. Elle garderait forme humaine quelques jours puis, peu à peu, son corps se transformerait et son esprit disparaîtrait.
D'un bond, je la rejoins enfin, lassé de cette poursuite. Mes mains l'attrapent par les bras, la faisant hurler, et nous nous envolons. Mes ailes fendent l'air pour nous permettre de prendre de l'altitude, tandis que la jeune femme se débat. Lorsque nous sommes à hauteur des toits de l'immeuble, je regarde la rue et les passants qui me semblent tous petits vus d'ici. D'un mouvement de tête, la vie au sol reprend son cours et je nous pose sur le toit d'une des plus hautes tours. Avec le plus de délicatesse possible, je dépose la victime au sol.
— S'il vous plaît, me supplie-t-elle, en s'éloignant à reculons de moi.
— Vous n'avez pas le choix..., m'excusé-je presque.
— Je peux... ma vie d'avant, sanglote-t-elle.
— Je ne peux changer le cours du temps ni le destin. Ce n'est pas en mon pouvoir.
— Alors laissez-moi partir, j'ai vu ce que vous avez fait au petit garçon..., vocifère-t-elle sur un ton accusateur.
Je déteste qu'ils me pensent responsable de leur mort. Je ne suis qu'un collecteur, un nettoyeur, rien de plus.
— Mademoiselle, je ne suis qu'un portail vers l'autre monde, me justifié-je blasé. Préférez-vous errer ici, seule, sans compagnie ? Croyez-moi, je le fais, depuis des décennies et ça n'en vaut pas la peine. Il n'y a aucun intérêt à vivre seul.
Elle se décale et nous nous tournons autour comme deux fauves se préparant à l'affrontement. Je pourrais en finir là, maintenant, mais j'ai le besoin irrépressible qu'elle accepte son sort.
Ses cheveux volent dans tous les sens tandis qu'elle se rapproche du bord. Elle ne soutient mon regard et jette nerveusement un coup d'œil vers le vide.
— Vous êtes déjà morte, sauter ne servirait à rien.
Mes ailes se déploient à nouveau et mon halo se révèle. Je n'ai plus de temps à perdre. Si elle me fait faux bond, ce sera parti pour une nouvelle chasse. Résignée, elle ferme les yeux, laissant perler une larme le long de sa joue.
Je déteste faire ça, ça n'a rien de gratifiant. C'est douloureux. Même pour moi.
Elle disparaît, mais je reste là, le temps de reprendre mes esprits, mon souffle. Lorsque c'est fait, je décolle à nouveau. Je pourrais me téléporter, mais j'ai besoin d'air. Mes ailes m'élèvent et je traverse les nuages opaques. Je redescends un peu pour contempler la ville vue du ciel. D'ici, les éclairages sont visibles, mais je ne perçois aucun son. C'est apaisant.
Je pique une pointe, les toits se rapprochent. Dans la nuit noire, je ne crains pas d'être vu, je me fonds dans le décor. Je me pose enfin dans une ruelle sombre proche de mon immeuble et relève la tête lorsque mes ailes se referment. À ce moment-là, mon regard percute le sien, brièvement, alors qu'elle traverse la rue. Je ne pense pas qu'elle m'ait vu, c'était bien trop furtif.
Je regarde dans mon dos pour m'assurer que mes ailes aient bien disparu et reprends ma route, l'air de rien.
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