34. Dernier mensonge
L'homme qui me tient la main me rassure d'un léger sourire et m'invite à avancer. Mon regard est partout à la fois. La salle a une hauteur sous plafond impressionnante, je n'en vois même pas le bout – y en a-t-il au moins un ? La pièce est essentiellement composée de marbre blanc. Le sol, les murs, les colonnes. Seuls les meubles sont en bois. Et par meuble, j'entends uniquement deux grandes chaises, probablement des trônes et une table où... Est-ce que c'est nous ? s'exclame ma Cheerleader. Elle ne m'a pas quittée durant ma fuite. Une chance, je ne me suis pas ennuyée.
— Tu dois donc être Charleen, annonce un homme en s'approchant de moi.
Je tente un pas en arrière, mais suis retenue par la main du dénommé Micah.
— Je suis Ezekiel, son frère, me dit-il en désignant mon gardien d'un mouvement de tête.
— Où est Elijah ?
Je me fous de leurs noms, je veux juste savoir où lui se trouve.
— Il arrive, ne t'en fais pas.
Aussitôt dit, il apparaît à quelques mètres de moi, retenu par deux hommes. J'ai mal de le voir ainsi, mais je suis soulagée de le savoir en vie.
— Faites-le, supplie-t-il.
— Bien, ensuite vous aurez deux minutes, pas une de plus.
Elijah, que je n'ai toujours pas quitté des yeux, acquiesce sans me regarder. Pourquoi me fuit-il ? Je tente d'attirer son attention, mais il semble plus absorbé par ce qu'il se passe devant nous. Ma tête pivote dans la même direction. Le dénommé Ezekiel s'approche de moi, enfin, de l'autre moi, et tend sa main dans ma direction. Une pression de la main de Micah m'invite à le rejoindre. Comme une automate, je m'exécute. Je traverse la pièce sous le regard insistant de ceux qui s'y trouvent. Le silence est religieux, seuls mes pieds nus viennent le rompre. Tremblante, je place ma main au-dessus de la sienne. Sa tête se baisse sur mon corps inanimé et une douleur me vrille le crâne lorsque ses lèvres se posent sur les miennes. Un bruit assourdissant résonne dans mon crâne, mais il ne m'empêche pas d'entendre les suppliques d'Elijah. Je serre les paupières, j'ai mal, si mal.
Enfin, la douleur s'estompe jusqu'à disparaître. Une étrange sensation me fait ouvrir les yeux pour trouver le sourire satisfait d'Ezekiel. Je suis à nouveau dans mon corps. C'est étrange.
— Ça fait longtemps que je n'ai pas fait ça, j'avais peur d'avoir perdu cette faculté.
Il se détache de moi et me tend la main pour m'aider à me redresser.
— Lâchez-le, ordonne Micah aux hommes qui retiennent Elijah.
Étonnamment, mes membres n'ont aucun mal à me porter et je crois que je serais capable de courir un marathon tant je me sens pleine d'énergie. Enfin, ça, c'est si j'aimais le sport – non, le sexe ne m'a pas fait changer sur ce point de vue là. Mes pieds me portent jusqu'à Elijah qui court aussi dans ma direction. Nos corps se percutent et bon Dieu, je suis tellement heureuse de pouvoir le tenir contre moi. Je m'accroche à son cou et l'embrasse de toute mon âme.
— Je t'aime, soufflé-je entre deux baisers.
Ce n'est pas la première fois que je le lui dis, pourtant c'est la toute première fois que le lui dire me semble si vital.
— Je t'aime, me répond-il.
Je ressens l'agonie dans sa voix et je me détache de lui pour le rassurer.
— Je t'attendrai, cinq ans ce n'est rien. Je t'ai attendu plus de vingt ans, je pourrais recommencer, avoué-je.
— Charleen...
Sa voix enrouée me fait mal, parce que je ne veux pas qu'il pense que je poursuivrai ma vie comme s'il n'avait jamais existé. Il en est hors de question.
— Cinq ans ? s'exclame une voix dans mon dos.
Le corps de mon amant se raidit et il fuit à nouveau mon regard.
— Eli...
— Je suis désolé, Charleen. Je n'avais pas le choix.
— Qu'as-tu fait ?
— Il va mourir. C'était son prix, annonce celui qui vient de me rendre la vie.
Mes yeux se referment, alors que je m'agrippe à sa chemise. Tout, mais pas ça. Il m'avait dit que tout irait bien.
— Tu m'as menti, ragé-je.
— Tu es têtue, tu ne m'aurais jamais suivi, me dit-il la gorge nouée.
— Tu... Je pourrais pas sans toi, pas maintenant que tu es entré dans ma vie, tu ne peux pas en repartir, tu n'en as pas le droit.
Mon cœur se fissure en mille morceaux et les larmes dévalent nos joues. Je vois la peine dans son regard. Je voudrais pouvoir lui épargner la souffrance. Je voudrais n'être jamais entrée dans sa vie. Sans ça, il mènerait toujours une existence normale, enfin comme avant. Je voudrais qu'il ne soit rien d'autre que le voisin sur lequel je fantasmais, pour continuer de le croiser, peu importe que rien ne se passe.
— Demain, je n'existerai plus. Ni pour toi ni pour personne. Tu reprendras ta vie comme avant.
— Mais ma vie était à chier, je ne veux pas la récupérer, le contré-je. Je ne... Comment peux-tu imaginer que je t'oublierai ? Comment peux-tu croire que c'est seulement possible ? Mon cœur lui, il se souviendra toujours, m'étouffé-je dans mes sanglots.
Mon corps est secoué par le déchirement que je ressens.
— Je t'aime, je t'aime tellement et je...
Je déteste le voir si désolé, rien n'est de sa faute.
— Ne dis rien d'autre, je t'aime Eli. Je suis tellement désolée, j'aurais dû t'écouter, je n'aurais pas dû y aller, pleuré-je le cœur en lambeaux.
— Chut... Je ne regrette rien, absolument pas une seule seconde. Pas même ton harcèlement devant ma porte, ce soir-là.
Les larmes affluent, elles trempent sa chemise devenue rouge écarlate. Les souvenirs qui étaient beaux, amusants et tant d'autres choses se teintent de noir et deviennent infiniment tristes.
— C'est terminé, nous interrompt une voix.
Mes bras viennent l'entourer, je ne veux pas le quitter, pas tout de suite. Ma bouche se pose sur lui alors que je hurle de douleur. Micah vient m'attraper par les épaules et je suis obligée de quitter Elijah qui, de son côté, est retenu par deux hommes.
— Laissez-le, hurlé-je. Je vous en supplie. Ne lui faites pas de mal, je ferai ce que vous voudrez !
Mes sanglots rendent mes propos inaudibles, Elijah ne me quitte pas des yeux lorsqu'ils le mettent à genoux. Ses larmes ont maculé ses joues et je voudrais le prendre dans mes bras et lui dire que je le retrouverai dans notre prochaine vie, que quoi qu'il arrive, mon cœur se souviendra toujours de lui. Je m'agite dans tous les sens pour tenter de me libérer, mais je comprends que je ne fais pas le poids.
D'un simple regard, je lui transmets tout mon amour et le fait que jamais je n'aurais aucun regret. Malheureusement, Micah me détourne de lui et me pousse à avancer. Je hurle, l'appelle. Je tape, griffe, en vain. Une porte se referme derrière nous et c'est à ce moment-là qu'il me lâche enfin. Je m'y précipite, la frappe. Mon corps est animé par une rage que je ne peux plus contenir. J'ai besoin de le rejoindre, de le retrouver, mais mes mouvements s'arrêtent lorsqu'un hurlement fait imploser mon cœur. Mon corps est secoué par la douleur, la peine. L'entendre hurler ainsi est encore plus douloureux que dans mon cauchemar. Je m'effondre au sol en les suppliant de l'épargner.
— Charleen, m'encourage Micah. Il faut y aller.
Mes larmes sèchent et je me tourne vers lui pour le supplier du regard.
— Je ne veux pas l'oublier, ne me faites pas ça, s'il vous plaît.
Il m'invite à me lever et je n'ai d'autre choix que de le suivre. Je voudrais bien refuser, mais mes pieds semblent se diriger seuls à sa suite.
Il m'invite finalement à entrer dans une pièce. Elle est opposée à tout ce que j'ai pu voir jusqu'ici. Elle est austère, glauque, bien loin du faste, des couleurs et de la grande salle dans laquelle je me trouvais.
— Un homme va venir, n'ayez pas peur. Il ne vous fera pas de mal, il vous permettra juste de reprendre le cours de votre vie.
Je me fous de ses propos rassurants, je ne veux pas retrouver ma vie d'avant, je veux celle que j'ai eu le temps d'apercevoir à ses côtés.
Il s'éloigne et ferme enfin la porte derrière lui.
Je repense à Elijah, à l'affaire Cupcake, à sa surveillance rapprochée qui manquait de discrétion, je me souviens de la façon dont il s'était montré jaloux, puis chacun des baisers que nous avons échangés. Ceux qui étaient faits dans un but précis et ceux échangés par envie, par besoin.
Il était toujours là, mais je ne le voyais pas vraiment. Il n'était qu'un simple décor auquel je ne prêtais aucune attention. Un personnage secondaire dans ma vie d'avant, dans mon quotidien normal, dénué de magie et d'ombres.
Il attendait patiemment, tapi dans l'ombre. Sa tâche était simple. Il devait me récupérer, me prendre mon dernier souffle. Celui qui libère l'âme.
Dès lors, il est devenu le personnage principal de cette pièce dont j'étais l'héroïne sans avoir aucun pouvoir. Je ne maîtrisais plus rien, je devais juste accepter. Accepter, que dès ce moment-là, lui seul pouvait décider de me sauver.
Maintenant qu'il l'avait fait, il était parti en m'abandonnant ici, à un pas de l'oubli.
Je sèche mes larmes et un souffle m'échappe. L'angoisse me tord l'estomac. Cette pièce est sinistre, glauque et froide. Elle a une odeur de fin, d'irréversible.
Un bruit provenant d'en face attire mon attention ; le mur en pierre s'ouvre en deux et un homme à l'allure étrange y pénètre. Je ne distingue pas ses traits et pas uniquement à cause des larmes qui me rendent aveugle, non. Cet homme me paraît abstrait, il a un quelque chose de fantomatique ou plutôt, de démoniaque.
—Êtes-vous prête ?
Sa voix me glace le sang, c'est un son qui n'a rien d'humain. Elle pénètre chacun de mes os et me hérisse les poils.
Je secoue la tête frénétiquement.
— Non, réponds-je dans un murmure à peine audible.
—C'est le prix à payer, ajoute-t-il.
—Ne me prenez pas ça, le supplié-je, la gorge serrée.
Il s'approche de moi et, à chaque pas qu'il fait, je recule. La tension est palpable, je suis effrayée alors que lui ne semble rien ressentir. Il n'a l'air ni de se réjouir de ce qui se joue ici ni de s'en désoler.
Mon dos bute contre le mur glacé, me faisant sursauter. L'homme s'arrête à quelques centimètres de moi. Ses yeux accentuent ma terreur tant ils semblent vides de toute âme. Ses bras se lèvent et ses longs doigts, presque difformes, se rapprochent de mon visage. Je ferme les yeux et hurle son nom dans ma tête, dans l'espoir qu'il apparaisse, qu'il me sauve comme il l'a toujours fait. Une fois, deux fois, trois fois. Je le supplie, le prie de venir à mon secours. Mais il ne viendra pas, pas cette fois.
Une douleur cuisante me saisit lorsque les doigts de la créature s'enfoncent dans mon crâne. Ses ongles lacèrent mon cerveau et, en un flash, il me prend tout, mes souvenirs, mais surtout lui. Il me le prend. La seule chose que je voudrais ne pas oublier.
J'aurais encore préféré lui offrir mon dernier souffle. Demain, nous n'existerons plus.
Alors dans une dernière supplique, je l'appelle : Elijah.
Puis le noir. L'oubli.
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