21. Ma vie d'avant
Nous avons mangé dans un silence religieux, puis regardé un programme sur Netflix sans échanger un mot. J'étais tellement gênée par sa proximité que je n'ai pas pu me concentrer sur ce qui se passait à l'écran. J'ai passé la soirée à retenir mon souffle, à gigoter dans tous les sens...
En plus, il semble agacé quoi que je fasse et j'ai en permanence le sentiment de le déranger, ça n'aide pas. Il est l'heure pour moi d'aller me coucher, alors je me lève du canapé, très vite suivie par Elijah. Je me retourne pour lui parler quand il me percute en m'écrasant les pieds. Je retiens une injure qui pourrait le froisser et prends sur moi.
— Ça va ?
Je suis si surprise par sa prévenance que ma tête se redresse et que je le regarde bouche ouverte.
— Euh... oui...
Il opine de la tête puis ses sourcils se haussent.
— Tu voulais me dire quelque chose ?
— Ah oui... Tu as vraiment besoin de dormir chez moi ?
— Tu veux mourir ? me demande-t-il sérieusement.
Je me raidis.
— T'es flippant comme gars !
— Et toi tu es chiante, j'ai pas toute la nuit.
— Justement...
— C'était une expression, me coupe-t-il.
Nous pénétrons dans ma chambre et je récupère mon pyjama avant de me réfugier dans la salle de bain. Je prends tout le temps nécessaire pour me préparer, le temps de me défaire de sentiment de gêne. Je sais que dès lors que j'en sortirai, il me suffira d'un regard pour qu'elle reprenne possession de moi, donc je ne me presse pas.
Lorsque j'entre dans ma chambre, je le trouve en train de se préparer un petit coin camping. Pour être honnête, cette vision est jubilatoire, mais je ne suis pas un monstre et savoir qu'il va passer plusieurs nuits ainsi me fait culpabiliser.
— Dis, tu peux dormir dans le lit..., osé-je. Je... Ce n'est pas confortable, là.
Elijah se tourne vers moi et fronce ses sourcils.
— Juste dormir ?
Mes yeux se lèvent au plafond. Juste dormir, se moque ma cheerleader. Ou tout plein d'autres choses, avec tes mains, avec tes..., poursuit-elle.
— Oui, juste dormir.
Il me regarde de la tête au pied et je crois percevoir un faible « tu m'étonnes ». Je baisse mon regard sur mon pyjama Le Roi Lion. Bah quoi ?
— Tu m'étonnes ? répété-je les mains sur les hanches, vexée.
Ses lèvres se pincent et soit je suis réellement en train de devenir folle, soit il est en train de retenir un rire.
— Tu es capable de rire ? demandé-je ébahie.
Il éclate de rire en bafouillant que j'exagère. Non, certainement pas. Je l'observe, il est encore plus beau comme ça. Cette pensée me fait rougir et je m'empresse de contourner le lit pour plonger sous mes draps. Je le vois du coin de l'œil ôter son pantalon et me tourne sur le flanc, honteuse, quand il me surprend.
Le lit s'affaisse sous son poids lorsqu'il me rejoint et je remonte la couverture jusqu'à mon visage probablement rouge écarlate.
— Tu n'as jamais vu un homme en caleçon ?
— Ça n'a aucun rapport. C'est juste que...
— Que ?
— Rien, laisse tomber. Ça me met juste mal à l'aise, c'est tout...
— Tu n'as jamais ? ose-t-il.
Excédée, je me retourne pour lui faire face.
— Bien sûr que si !
Même si aucune de mes expériences n'a été vraiment concluante.
— Mais je n'aime pas ça, ajouté-je.
— Tu n'aimes pas ça ? Le sexe ? me demande-t-il avec étonnement, les yeux arrondis.
— Bravo Einstein !
Il se cale plus confortablement pour me faire face et le drap se baisse un peu sur son corps, dévoilant ses pectoraux. J'ordonne à mon regard de ne pas dévier comme celui d'un vieux vicelard qui tomberait sur une poitrine généreuse. Invictus, le retour.
— Pourquoi ça ? s'étonne-t-il.
— Ça ne te regarde pas, tranché-je en me positionnant sur le dos.
— Non, c'est vrai.
Il se cale à son tour sur le dos puis le silence envahit rapidement la chambre.
— Mais si tu veux tout savoir, je n'aime pas ça non plus, ajoute-t-il.
— Pourquoi ?
— Je te le dis puis tu me le dis ? me propose-t-il en me présentant sa main.
Je lui en tape cinq et me positionne pour lui faire face. Il copie ma position si bien que nous ne sommes qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Son souffle glisse sur ma peau et je fais tout pour qu'il ne me voie pas frissonner.
— Au tout début, j'ai vu plein de filles... Les années trente c'était waouh quand même. Je voulais me sentir humain, vivant... Mais ça ne durait jamais longtemps. Après, je me sentais encore plus seul.
La façon dont il me dit ça, la lueur amusée dans ses yeux, tout ça me fait de la peine, il semble l'accepter, s'y résoudre.
— Et toi ? reprend-il.
— Je voulais me sentir aimée, mais comme pour toi, c'était pire après.
Je le lui avoue à voix basse, en baissant le regard. Voilà, de toute façon, c'est la vérité. Je n'aimais jamais assez pour me sentir bien, alors je n'avais que des relations illusoires.
— Avant d'être... hum, ce que tu es, tu étais..., osé-je.
— J'étais comme toi.
— Comment tu es devenu immortel ?
— On devient un ange de la mort en sacrifiant sa vie pour celle d'un innocent... Celle d'un enfant généralement, précise-t-il.
J'intègre ces informations, mais d'autres questions me viennent à l'esprit. Pour une fois qu'il se montre agréable, je ne voudrais pas gâcher ça.
— Tu étais qui ?
Un soupir lui échappe et caresse ma peau, me faisant frissonner de plus belle. Le sourire en coin qu'il affiche m'indique que ma réaction n'est pas passée inaperçue.
— C'est ça le truc, on ne se souvient de rien de notre vie antérieure, rien d'autre que notre sacrifice et notre prénom.
— Tu te souviens de ta mort ?
— C'était ici, à Seattle. Le lac était gelé, un petit garçon jouait sur la glace.
— Qui était-il ? demandé-je, curieuse
Le regard dans le vague, ses doigts se rapprochent et je retiens mon souffle tandis qu'il saisit une mèche de cheveux qui me tombait sur le visage.
— Peut-être mon fils, un neveu, ou même un inconnu... Je n'en saurai jamais rien. Il faisait beau et je pense que la couche de glace a dû être un peu fragilisée. Il est tombé, j'ai couru, je l'ai sorti de l'eau, mais je suis tombé à mon tour et je n'ai pas pu remonter. Je ne savais pas nager. À cette époque-là, ce n'était pas quelque chose de commun, se justifie-t-il.
Je ne sais pas quoi ajouter à cette révélation, je ne sais jamais comment me comporter avec lui. La plupart du temps, il est détestable avec moi et certaines fois, il me surprend. Je sais que ces moments sont rares, pourtant ils me donnent envie de l'approcher encore plus.
— Pourquoi m'avoir sauvée ?
Son regard plonge dans le mien, il est énigmatique et je sais que je ne pourrais sans doute jamais le décrypter.
— Parce que je n'ai pas réussi à faire autrement.
Mes sourcils se froncent face à sa réponse plutôt inattendue.
— Tu as peur ? me demande-t-il.
Je détourne les yeux, à la recherche des sentiments que j'éprouve, mais ce soir, près de lui, je ne ressens pas la peur de mourir. Est-ce parce que je suis quelqu'un de complètement naïf ou de carrément à côté de la plaque ? Je ne sais pas, mais étrangement, à ses côtés, je me sens en sécurité. Comme si je savais qu'il serait prêt à tout pour me sauver.
— Pas là, non..., avoué-je enfin.
Mais autrement, j'ai beau faire la fière, la fille qui ne craint rien, je n'ai pas envie de mourir. Comme tout le monde, cela m'effraie, j'ai tant à faire, à vivre. Je n'ai jamais aimé et je voudrais au moins pouvoir connaître ça.
Son corps se rapproche un peu plus du mien et ma respiration se coupe instantanément. Il place sa main sous mon menton et le redresse pour planter son regard dans le mien.
— Il ne t'arrivera rien, murmure-t-il.
La détermination que je lis dans ses yeux me suffit à croire ce qui me semble être une promesse. Un léger sourire accompagne sa phrase, chose extrêmement rare chez lui et quelque part je me sens chanceuse d'être l'une des seules personnes à y avoir droit.
— Merci, soufflé-je.
Je m'attends à ce qu'il s'éloigne, à ce qu'il me libère, pourtant sa main vient me caresser la joue et son regard s'assombrit. Mon cœur tambourine si fort que j'ai peur qu'il l'entende. Il ne manquerait plus qu'il soit comme The Sentinelle et qu'il ait une ouïe ultra-fine.
— Charleen.
— Hm ?
Je suis incapable d'émettre un autre son que celui-ci tant la situation me paralyse. Ses yeux se relèvent pour s'ancrer aux miens, la température de la chambre me semble avoir augmenté de milliers de degrés. Embrasse-moi, hurle de frustration ma cheerleader. Embrasse-moi, prié-je.
Ses lèvres se rapprochent doucement des miennes et, à l'instant où elles se touchent, je sens son corps se raidir. Je me souviens de toutes ces fois où il l'a fait avant ça. C'était toujours pour une raison. Mais pour la première fois, j'ai l'impression que ce baiser n'aura qu'une seule signification, celle d'un besoin personnel.
Il s'éloigne légèrement de moi et soupire de soulagement, je le regarde cherchant à comprendre ce qui semble le rassurer autant.
— C'est parfait, se contente-t-il de dire, un sourire faisant briller ses prunelles.
Ses lèvres percutent cette fois les miennes avec plus de force, plus de puissance. Je ne sais pas si je dois répondre à son baiser ou le repousser. Il m'a tellement rejetée, tellement dit que je n'étais pas son genre que j'ai peur de rêver ce qu'il se passe à l'instant.
Je suis loin d'être une fille pour lui. Il est beau, élégant, un peu psychorigide sur les bords alors que moi je suis tout l'inverse. Je ne suis qu'une fille gauche, un peu trop colorée et carrément bordélique. Lui et moi, nous sommes le jour et la nuit, la vie et la mort.
Sa main vient se nicher dans mes cheveux et enfin je lui rends son baiser. C'est la première fois depuis bien trop longtemps qu'un baiser me fait me sentir vivante. Il a un goût de magie, me transporte loin de Seattle et de ma vie solitaire.
Je ne sais pas combien de temps il dure, s'il ressent la même chose de son côté ou s'il lui paraît insipide. À la façon dont il l'approfondit, j'espère qu'il l'apprécie tout autant que moi.
Je m'agrippe à ses cheveux, les mains tremblantes et le cœur qui me chante toujours cette musique assourdissante. Sa main se faufile sous mon t-shirt et le frôlement de ses doigts m'arrache un gémissement. Son corps se tend et il met fin à son baiser. Je rouvre les yeux et lis du regret dans ses yeux lorsqu'il pose son front contre le mien.
— On ne..., commence-t-il dans une grimace.
— On ne peut pas, terminé-je pour lui.
Pourquoi ? Je n'en sais rien, mais c'est la douche froide. Je comprends à la façon dont il est tendu qu'il lutte, mais j'aurais préféré qu'il ne craque pas pour ensuite me rejeter.
— Charleen, tente-t-il.
— Non, il n'y a pas de soucis, on a discuté et on s'est sentis proches, mais il n'y a rien d'autre. Je dois mourir et toi faire en sorte que ça n'arrive pas. C'est tout.
C'est ce que je lui dis, mais la réalité c'est que ce rejet me blesse plus que tous les autres et, de plus, il est extrêmement gênant.
— Je vais retourner par terre.
— Non, on est adultes, lui assuré-je. Tout va bien.
Je relâche ses cheveux et m'éloigne de lui. Je lui tourne le dos et ferme mes paupières au maximum pour tenter de disparaître. Qui sait, j'ai peut-être des pouvoirs moi aussi.
— Bonne nuit, Charleen.
Je lui réponds faiblement et j'ai l'impression d'être une jeune adolescente de quinze ans qui vient de se prendre un râteau. J'ai envie de pleurer dans les jupes de Miss Rose en hurlant « Je suis moche, personne ne m'aime, je ne trouverai jamais l'amour ». Pourtant au lieu de ça, je reste là, sans pouvoir respirer en priant pour que les heures passent. Je retiens les larmes d'humiliation. Plus jamais.
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