1. Voisin !
La musique qui sort de mon téléphone m'extirpe de mon sommeil. Comme tous les matins, Cindy Lauper et son Girls Just Want to Have Fun me réveille avec panache. Je n'attends pas et repousse la couverture pour sortir de mon lit. Mon corps s'étire longuement, me faisant pousser un soupir de bien-être. J'ai la chance de faire partie de ceux qui ont un sommeil réparateur. Extrêmement rares sont les jours où je me lève du mauvais pied.
Mon alarme continue de sonner, mais je ne la coupe pas, et c'est en dansant que je me rends dans la salle de bain. Un pas à droite, un pas à gauche. Ma bonne humeur matinale n'est pas surprenante, non. J'ai l'air d'une folle ? Sans doute, oui. Je tourne et retourne en superposant ma voix à celle de Cindy.
Ma joie est de courte durée quand je me prends le pied dans la porte. Ma maladresse non plus n'est pas surprenante.
— Putain de merde, juré-je en sautillant.
Je fais demi-tour et rejoins mon lit à cloche-pied. Les dents enfoncées dans ma lèvre me permettent de retenir un cri de douleur quand je m'écroule sur mon lit tout en bloquant ma respiration. La con de sa mère la... Oui, c'est douloureux. Mon cerveau injurie de nombreux noms d'oiseaux ma porte et je suis étonnée par la richesse de mon vocabulaire. Ça t'apprendra, me prend de haut ma cheerleader. Elle, c'est ma voix intérieure depuis quelques années déjà. Elle est souvent désagréable, mais elle me calme lorsque j'ai tendance à m'emballer.
Je reprends mon souffle calmement, essaye un petit exercice de sophrologie pour me permettre de gérer la douleur, de l'apprivoiser. Voilà. Expire profondément et relâche la douleur. Putain, ça marche pour qui ces conneries ? Pardon, l'agonie me rend vulgaire. Ce n'est rien Cha, un mauvais moment qui annonce une belle journée, une merveilleuse journée. Oui, voilà. Je suis du genre : le verre à moitié plein. Je désespère mes amis et ce serait sûrement le cas de mes parents si j'en avais. Mais, comme je n'en ai pas... Voilà, parfait exemple du verre à moitié plein.
Après avoir retrouvé mon calme et ce qu'il restait de mon petit orteil, je m'habille d'une tenue colorée, comme à mon habitude. J'enfourne ensuite une tartine à la confiture dans ma bouche et remplis la gamelle de Snape, mon chat, qui doit être caché sous une des nombreuses piles de vêtements qui traînent dans l'appartement.
Un coup d'œil sur mon cocon me fait prendre conscience de la catastrophe ambulante que je suis. Tout est en désordre et des figurines Pop's jonchent le sol – sans doute un méfait de Snape. Pas étonnant que je n'aie encore rencontré personne, mon appartement ressemble à celui d'une adolescente. Enfin, plutôt à celui d'un geek collectionneur de goodies en tout genre.
Bon, ce soir, grand ménage ! me motivé-je, comme à peu près tous les matins. J'attrape un parapluie avant de quitter l'appartement.
Seattle est, pour moi, l'une des plus belles villes des États-Unis, et si la pluie en dérange certains, c'est pour cette raison que je l'aime tant. Je ne pourrais pas la quitter. De toute façon, ma peau ne supporte que très peu le soleil, donc un climat californien ne me correspondrait pas. Puis la pluie a quelque chose de réconfortant, c'est une mélodie, une douceur et quelques fois une compagnie.
Je traverse le couloir de mon étage et descends les escaliers quand Miss Rose apparaît devant moi. C'est une vieille fille et, concrètement, une vision de mon avenir : seule, dans mes robes à fleurs avec mes chats pour seule compagnie. Snape sera le premier de mon escouade. Je serais tentée de faire demi-tour, mais ma voisine se trouve au milieu de la seule issue. Je n'ai aucune échappatoire.
— Ma petite Charleen, se réjouit-elle lorsque je m'approche.
Je lui souris chaleureusement parce que, même si je vais être en retard et que je sais qu'elle radote, j'aime beaucoup Miss Rose. Une californienne à la peau cramée par les UV, ayant fui le soleil et sa fille ingrate, croqueuse d'hommes. Elle sent bon la vanille à toute heure de la journée et a toujours un petit quelque chose pour les résidents de l'immeuble. Elle n'est pas méchante, parfois enfantine certes, mais jamais méchante.
— Tu passeras après ton travail, j'ai fait un peu trop de soupe. J'en ai proposé à ton voisin quand il est parti ce matin, mais il ne m'a même pas répondu. Je ne sais vraiment pas ce qu'il fait ici. Enfin je veux dire...
Et là, je perds le fil. Le seul, tout petit, défaut de Miss Rose, c'est son débit. Elle parle sans jamais s'arrêter...
— Et bien sûr, elle m'a dit qu'il fallait que je m'étire un peu plus.
... Et passe d'un sujet à l'autre sans transition. Là, je ne sais même pas sur quel commérage elle a dévié.
— Miss Rose, la coupé-je contrite. Je vais être en retard.
Je lui sers une grimace désolée pour achever de la convaincre de me laisser m'échapper.
— Oui, mon petit, tu as raison. Tu peux..., ose-t-elle timidement.
— Je vous ramènerai un cupcake à la banane, deviné-je.
— Tu es un chou.
Je quitte le couloir et l'immeuble en riant. La porte repoussée, la pluie m'accueille. Ce matin, elle tombe drument. De mes doigts, je manipule le parapluie pour l'ouvrir avant de m'y abriter. Le Rainbow's World est à deux blocs de mon immeuble, ce qui est vraiment une chance dans une ville aussi grande que Seattle. Je prends une profonde inspiration et aussitôt un mélange de chaussée mouillée et de pots d'échappement me chatouille les narines. Cela peut sembler étrange, mais j'adore cette odeur, elle m'est familière. Je n'ai connu que les villes polluées et, pour moi qui n'ai pas de cellule familiale, cette odeur est l'un de mes seuls repères.
Je tourne au coin de la rue et suis surprise de reconnaître, au loin, mon voisin de palier, en costume trois-pièces, comme toujours. Il ne sourit jamais quand je le croise dans notre immeuble et il ne participe pas non plus aux fêtes du voisinage. Je ne dirais pas qu'il est antipathique, mais en tout cas, il est très discret. Nos échanges peuvent se compter sur les doigts de la main, un bonjour parfois, mais rien de plus.
Lui parle peu et moi je deviens complètement cruche quand je le croise. Pathétique. Mais il faut le voir pour comprendre. Un grand brun, des yeux d'un noir profondément envoûtant, et une voix... Je n'en parle même pas.
Celui-ci semble s'abriter sous un auvent et je dirais, à sa façon de quadriller la rue, qu'il cherche quelqu'un ou quelque chose. Je devrais poursuivre ma route, le salon de thé où je travaille n'est qu'à quelques mètres d'ici. Oui, je vais juste passer devant lui et aller travailler. Voilà.
Je tente un coup d'œil par-dessous mon parapluie, au moment où j'arrive à son niveau. Mon voisin a relevé la manche de sa veste de costume et observe sa montre impatiemment.
— Bonjour, voisin ! m'enjoué-je en me plantant devant lui.
Parfois, je me déteste. Vous connaissez cet émoji, main sur le visage ou Facepalm ? C'est un peu l'histoire de ma vie. Mon sourire se crispe de gêne, mais je ne flanche pas. Tant qu'à y aller, autant le faire jusqu'au bout.
Je décale mon parapluie pour qu'il me reconnaisse. Il arque un sourcil, perplexe. Allez, tu te souviens de moi. Mes sourcils se sont relevés, comme pour le prier de savoir qui je suis. Le voisin sur qui tu fantasmes depuis trois ans ne sait même plus qui tu es, pouffe ma cheerleader. Ses yeux se plissent et son index se pointe sur moi.
—Cindy Lauper, me nomme-t-il d'une voix morne que j'arrive quand même à trouver sexy.
—Pardon ?
—Tous les matins. Cindy Lauper. Ça ne vous lasse pas ? me demande-t-il en retournant à sa surveillance.
Bon, visiblement, certains ne savent pas comment tenir une conversation agréable.
Chez quelqu'un de normal, on aurait entendu l'ironie ou le sarcasme dans le ton de sa voix. Ici, rien. Il semblerait presque réellement curieux et je me demande s'il ne me pose pas vraiment la question.
—Vous voulez que j'opte pour du Miley Cyrus ? proposé-je, joueuse.
J'affiche un grand sourire hypocrite sur le visage. Surpris, son regard se baisse sur moi et sa bouche se pince quand il comprend ma menace.
— Cindy fera l'affaire, répond-il.
J'acquiesce, une moue arrogante sur le visage. Je suis quelqu'un de sympathique, je crois. Mais parfois, j'aime bien faire ma peste. Voisin-Sympa détourne la tête, agacé. Et un point pour Cha, un ! Dans ma tête, un ballet de Pom-pom girls s'égosille en scandant mon nom.
— Vous...
— Je ne voudrais pas paraître grossier, mais j'ai un rendez-vous là... et vous me dérangez un peu, me coupe-t-il.
Égalité ! crie ma cheerleader. Traîtresse ! Mais aïe, ça fait mal... Chut, Charleen. Respire. Il est impoli, mais ce n'est pas grave. Il n'a pas dû se réveiller avec Cindy. Voilà, tout.
— Bien sûr, je...
Mon voisin m'attrape brusquement par les épaules et je me retrouve plaquée contre son torse. Je relève la tête et suis la direction de son regard. Un petit sourire satisfait naît sur mon visage lorsque je comprends qu'il vient de m'éviter une collision avec un cycliste. Quel héros !
— Vous devriez faire attention, me prévient-il d'une voix blanche en plongeant ses prunelles sombres dans les miennes.
Le sérieux avec lequel il me fixe me rend nerveuse et me fait échapper un rire nerveux. C'est de loin la conversation la plus étrange que je n'ai jamais eue. Oui, elle rivalise même avec celles que j'ai avec Miss Rose. Il me libère enfin et détourne le regard.
— Vous êtes vraiment bizarre, me moqué-je au moment où il relève sa manche pour révéler une sublime montre.
Dis donc, il bosse dans quoi ?
— Et vous, vous m'avez fait rater mon rendez-vous, me dit-il, visiblement très contrarié.
— De beaucoup ? La personne est peut-être juste en retard, tenté-je de positiver en jetant un œil dans la rue.
Non, mais Cha, tu ne sais même pas ce qu'il cherche. Trace ta route. File droit.
— Après l'heure ce n'est plus l'heure, souffle-t-il.
Je remarque qu'il scrute toujours la rue, dans son costard noir. Très formel, tout ça. Je baisse le regard sur ma tenue et, vue de l'extérieur, je dois détoner à côté de lui dans ma robe jaune. Aucun de nous ne dit plus rien et un silence extrêmement gênant s'installe. Le genre de silence interminable...
— Je vais être en retard, m'excusé-je.
— Je ne vous ai pas retenue.
Ouch ! Mon ego se porte à merveille. Je crois que je devrais arrêter de compter les points, tout compte fait. Ma cheerleader range ses Pom-poms, abattue. Je lui adresse un petit signe de la main et lui tourne le dos pour rejoindre mon lieu de travail.
Quelques mètres plus loin, je fais demi-tour, envisageant de lui offrir un café en guise d'excuses, mais mon voisin n'est déjà plus là. Mon regard court de droite à gauche sans le trouver. Il doit être du genre sportif, comme la majorité de la ville – sauf moi.
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