Chapitre IV. Un instrument vivant* ~ section 1/6
Comme à Braktenn, le rapatriement des soldats occupait Nérée et ses habitants, durant la fin de l'été 1605. Les portes de cette importante ville du nord-ouest monbrinien s'ouvrirent aux troupes.
Jérémie et Fabrice marchaient à la cadence mécanique du groupe servile. Les derniers jours de route s'étaient enchaînés en ne laissant que peu de pauses : les chefs avaient souhaité arriver au plus vite. Épuisé, le père semblait hermétique au brouhaha qui le cernait. Il avançait mollement, ployé. L'homme ne percevait que ses courbatures et la puissante odeur des captifs transpirants.
À plusieurs longues coudées en avant, son fils approchait du malaise. Sa tête et ses paupières le brûlaient. Les trompettes et les réactions de la foule frappaient telles des enclumes à ses oreilles, tandis que des taches grossissaient, s'étiraient, se tordaient, dégoulinaient devant son regard fatigué. Il discernait seulement de vagues impressions et se tournait ici et là, pareil à un animal si étourdi par un coup qu'il ne lui restait même plus la force de paniquer. Partout, ces centaines de faces oppressantes formaient un unique monstre énorme. De hautes bâtisses s'avançaient, prêtes à avaler de leur ombre ceux qui ne connaissaient que des maisonnettes de village.
Au bout d'un moment interminable, durant lequel il avait fallu avancer en procession, puis rester debout pendant que des généraux se succédaient devant les spectateurs et déroulaient leurs discours, Jérémie put entendre à peu près clairement les ordres qu'un capitaine donnait tout près de lui :
— Soldats ! Dernière étape : direction le marché. En route !
Assis à son bureau, Monsieur Greeglocks guettait l'arrivée des provisions qui renfloueraient d'ici peu son commerce. Autour de lui, ses employés se chargeaient des préparatifs de circonstance. Une noble clientèle défilerait ici : le mobilier élégant que les commis installaient était de mise. Il fallait placer toutes les chances de son côté pour que ces riches acheteurs recommandent sa maison.
Le marchand porta son attention au-dehors, où un collaborateur achevait de repeindre l'enseigne pour l'occasion. Fier, le patron y lut : Vente d'esclaves. Dernières prises disponibles. Il placarderait le panneau dans une semaine, lorsque les prisonniers seraient assez rétablis pour les affaires.
Un écho de bottes frappant le pavé s'éleva au loin. Les battements se firent de plus en plus proches et des grincements de chaînes ponctuaient le concert de pieds. Monsieur Greeglocks tourna la tête en direction de la route pour voir approcher un détachement de soldats et ses détenus. Il descendit l'escalier, suivi de l'aforageur, convoqué afin d'évaluer le prix des captifs. Le tenancier se campa devant les étals, satisfait : certes, la politique actuelle imposait certaines lourdes contraintes, en termes de taxes et de surveillance notamment, mais elle lui permettait de refaire régulièrement profit. Le précédent souverain, faible et peu enclin à la guerre, ne favorisait point le trafic servile monbrinien. D'un claquement de botte, le patron et son assistant saluèrent les combattants.
— Voici pour vous, annonça un officier en guise de seule politesse.
— Parfait, je vais de ce pas aviser tout ça.
Le commerçant se retourna aussitôt en direction de sa boutique et cria :
— Oh ! Compagnons ! Par ici, y a du pain sur la planche !
D'un signe de tête, Greeglocks leur commanda de placer les esclaves côte à côte. Ils usèrent leur énergie à maîtriser les rares prisonniers que le voyage harassant n'avait pas complètement changé en loques. Ils recommençaient à pleurer à l'approche de l'examen. On eut à séparer ceux qui tentaient de s'enlacer, à étouffer larmes et plaintes. Les sbires restaient hermétiques aux protestations, aussi fermes et muets que les hauts rochers qui avoisinaient ce marché juste à la sortie de Nérée, loin de sa plèbe. Ils ne répondaient que de leurs triques aux familles et amis qui voulaient être ensemble, ou à ceux qui refusaient de s'apaiser et broyaient encore la route terreuse qui menait céans.
Une fois le lot maté, ils dévêtirent les infâmes, qui geignirent de plus belle. Les compagnons les battaient, les immobilisaient, puis arrachèrent leurs habits sales avec la froideur de l'habitude. Les sanglots des esclaves ne devinrent plus que des gémissements tremblants. Ils se recroquevillaient, se mordaient jusqu'au sang et se comprimaient de honte, mais tentaient de garder un semblant de dignité, yeux levés au ciel. On eut aussi à en ranimer une qui venait de perdre connaissance.
Le priseur les toisa de haut en bas, les tâta jusqu'aux plus infimes parties, soupesa poitrines, muscles et pénis, avant d'observer le faciès puis la dentition. Il n'omettait pas de demander leur âge aux sujets, vérifiant ainsi qu'ils ne souffraient ni de surdité ni de mutisme. Ceux qui, figés d'horreur, ne réagissaient pas recevaient la cravache faisant gicler leur sang et les obligeant à répondre. Trois commis déliaient les serviteurs qu'ils conduisaient à la chaîne aux entrepôts pour les laver. En cadence. Le temps c'est de l'argent. Les collaborateurs traînaient ensuite à nouveau les infâmes au-dehors, toujours nus. En larmes, crispés de peur, ils haletaient, reniflaient et tentaient vainement de protéger leur intimité. L'aforageur annonçait une somme, que Monsieur Greeglocks traçait sur les affichettes amenées par un assistant. Ces petites pancartes se voyaient aussitôt pendues au cou des prises, dont on entravait chevilles et poignets. Tout se déroulait au mieux.
Suite à un calcul, le commerçant se délecta des quatre-cent-mille rilchs qu'il empocherait pour l'ensemble du lot, si l'affaire marchait bien. Il en paya le quart aux militaires pour la livraison. Les guerriers s'en retournèrent réjouis. Soulagés, quelques-uns chantaient vigoureusement :
— Ô nos chères mères, Ô nos tendres femmes, revoilà vos héros !
Monsieur Greeglocks, de son côté, détacha presque aussitôt son regard des hommes d'armes qui s'éloignaient pour se retourner vers son négoce et héler :
— Compagnons ! La dernière formalité.
Les employés menèrent leur colonne d'esclaves aux entrepôts. Les visages qui se succédaient devant leurs yeux trahissaient crainte et incompréhension. Sous la surveillance du patron venu jusque dans la salle assurer l'opération, ça geignait, ça remuait, ça claquait des dents. Il repéra vite un gamin au regard noir et fauve qui s'agitait pour approcher celui qui devait être son père. Deux hommes furent nécessaires à retenir le têtu animal, qui n'eut plus le temps de réagir davantage : il fut mis à genoux et maîtrisé.
Un commis sortit du feu une tige de fer brûlant, au bout rougeoyant forgé en M entouré d'une chaîne. Armé de cet instrument, il en imprima le symbole sur l'épaule droite du détenu, qui hurla. D'autres cris jaillirent derrière lui. Ceux-là : de dégoût, accompagnés de mains portées au visage. La marque mordante flambait, telles des braises incandescentes, sur la chair à vif du gamin à présent teintée d'une affreuse couleur de viande grillée, brune striée de pourpre. Il fut pris de nausées et faillit s'évanouir. Les assistants remirent sur pieds le garçon éploré et parcouru de convulsions. Ils lui renfilèrent ses vieux habits et allèrent l'attacher au fond de la salle. On répéta le protocole du marquage sur toutes les épaules droites, au mépris des supplications et tremblements. Les râles se succédaient. Les prises s'entassaient dans un coin garni de chaînes.
Enfin, le patron supervisa la répartition des esclaves dans une dizaine d'étroites cellules. Les grincements des clés et des barreaux se mêlaient à ceux qu'émettaient les dents des infâmes. La chose aurait pu être activement menée : éreintés, les détenus devaient en toute logique se montrer plutôt dociles. Pourtant, le trapu et son fils, le grand brun ébouriffé, tentèrent encore de se rejoindre en une bousculade. Ils attisèrent les ultimes forces et onces de colère chez certains de leurs pairs qui, dans cette agitation larmoyante, cherchèrent à se jeter dans les bras l'un de l'autre. Les cris brouillés de pleurs s'ajoutaient à l'agaçant bruit des chaînes que les perturbateurs tiraient tandis que des gardes les battaient. Le Sieur Greeglocks était impatient de se reposer la tête autant que les oreilles.
Cependant le gamin au regard noir et une des filles avaient le mauvais goût de s'avérer récalcitrants. Le supérieur las commanda l'intervention de cinq gardes supplémentaires armés de fouets pour mater les stupides rebelles, mais surtout pour les jeter dans des geôles séparées. Le domptage dura, sous les regards vides des captifs qui, contrairement aux agitateurs, restaient étonnement calmes, presque amorphes. Tassés, ils semblaient vidés, comme s'ils avaient saisi que tout était perdu d'avance. Après quelques dernières flagellations, l'incident fut clos. Le patron souffla. Il faudrait garder, toute la semaine puis durant les ventes, un œil sévère sur les durs à cuire.
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* La formule est d'Aristote, au sujet de l'esclave, dans La Politique (livre I, chap. II).
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