Chapitre III. Deux vagabonds roulants ~ section 2/6
Au milieu d'un cercle de spectateurs allègres, un énergumène tournoyait sur ses roues alertes et grattait énergiquement les cordes de sa lyre. Il chantait de coquines ballades, lançait aux quatre vents ses gestes comiques.
Sa morphologie retenait l'attention de celui qui le découvrait autant que son activité enflammée. Ses quatre membres grotesques et raidis, les uns tordus, les autres atrophiés, obligeaient sa corpulente personne à reposer sur un large fauteuil. Un ventre rebondi se déployait au pied de sa colonne vertébrale en virage, dont il accentuait la courbure. Cette espèce de créature baroque révulsait son public mais se rachetait en l'amusant bien davantage, par ces divertissements qui se délectent jusqu'à l'ivresse de ce qu'il y a de plus bizarre. Peut-être parce que cet infirme – véritable reflet de miroir déformant, pourtant bien en chair et en os – proposait à l'imagination un jeu original : que voyez-vous ? Quel animal vous évoque cette main contractée, qui termine un large bras bouffi ? Et cette autre crochue, à moitié retournée vers l'intérieur ? Ce pied gonflé ? Le mollet arqué de cette jambe plus courte que sa voisine ? À quel gnome, à quelle énigme avons-nous affaire là ? Le musicien était une farce vivante.
Derrière des bésicles chaussées sur un nez tors et écrasé, ses petites billes marron jouaient également. Celles-ci roulaient, dansaient, sautaient, aussi rieuses que les individus desquels elles renvoyaient les regards. La couleur de ces pupilles les mariait au bouc qui ornait le menton de l'invalide, assorti à sa chevelure courte, follement ébouriffée. Au moins une harmonie au milieu de ce joyeux chaos. La tête ronde de l'homme affichait une mine badine, même lumineuse. Elle possédait Diable-sait-quoi d'étonnamment charmeur, dans ses yeux brillants comme dans son large sourire pourtant confus : égal au reste du corps, la moitié des dents ayant pris des libertés. Certaines manquaient à l'appel, tandis que les restantes étaient hideusement pointues et tordues. Dents de l'amer, ultime plaisanterie d'un créateur ivre ou rageur.
Quand le pâle voleur se joignit à l'assistance, le baladin lui jeta un clin d'œil, avant de lancer à l'auditoire sur un ton mielleux où suintait une ironie corrosive :
– C'est paraît-il jour de liesses en l'honneur du bon souverain ? Allons ! Si vous le permettez, il faut donc que moi aussi je chante louange au Grand Roi...
Depuis trois ans qu'il gagnait son pain en chantant par les chemins, l'histrion s'était construit une petite notoriété dans la ville. On aimait écouter cet excentrique troubadour, drôle, radieux et captivant dans sa disgrâce. L'homme variait les plaisirs : il préférait certains jours des numéros plus comiques ou théâtraux, qui rencontraient également un franc succès. Mais il offrit cette fois-ci une représentation lyrique.
Ce bricolage humain était une fête des fous à lui seul, habité par une excitation telle que sa raison ne devait pas être l'unique maître à bord. Le troubadour se mit à jongler de sa voix. Avec une habile légèreté, bouts-rimés, vocalises, variations colorées s'envolaient dans les airs. Son corps entier le secondait en cette danse : la lyre tenue entre ses cuisses, sa pince tordue chatouillait les cordes et s'y promenait allègrement ; sa main gonflée battait la mesure, suivie de sa tête, ou faisait effectuer des figures à sa chaise, avançant, passant d'une roue sur l'autre, tournant, reculant, tournant encore... Accompagné au refrain par l'auditoire gai et complice, il chantait :
Divin Bacchus et toi, Diogène !
Que vos jarres inspirent à Silène*
Quelques paroles point trop folles,
Faute de belles cabrioles,
En horreur de Der Ragascorn...
Hips... En l'honneur... d'un roi sans bornes !
Les roulades du chien des rues,
Acceptez, ô très grand Saigneur !
Que pour vous, ces pieds aient couru,
Permettez, ô très grand Saigneur !
À toutes les mouches du monde
Vous donnez leur pain de ce jour !
Ces êtres, grâce à votre Amour,
Festoient de carcasses immondes.
À vos échafauds ils ripaillent
Et prospèrent au champ de bataille.
Leurs danses sont une louange
Qui vous fête, ô très grand Saigneur !
Les plus humbles par vos soins mangent,
Je le chante, ô très grand Saigneur !
Non content de remplir nos panses,
Aussi bien, vous videz nos têtes.
Que de douleur lorsque l'on pense !
Communions au bonheur des bêtes !
Le respect de votre nom n'entre
Que par les bouches et par les ventres.
Qu'en un sujet laid et dément,
Vous daignez, ô très grand Saigneur,
Voir le plus franc de vos galants...
De basse-cour, ô très grand Saigneur !
Vous, sommité des sommités,
Incarneriez la vérité,
Que votre art mette sur la paille
– Des prisons – ceux dont les rimailles
Souillent par la contradiction
Vos idées, seule religion ?
Ou ont-ils donc tous trépassé
De honte, ô très grand Saigneur ?
Éblouis par votre succès
Si radieux, ô très grand Saigneur ?
Jusques aux confins de la terre,
Vainqueur, vous porterez votre ombre !
Est-ce afin d'offrir la lumière
À ces misérables sans nombre
que vous les jetez dans les liens ?
Généreusement – pour leur bien...
Votre gigantesque gosier
Est sans fond, ô très grand Saigneur !
On ne le peut rassasier,
Ô vorace, ô très grand Saigneur !
Le monde est rond, mais je sais que
Vous ne vous mordriez la queue :
Montant au Royaume des Cieux,
Vous remplaceriez même Dieu !
Et votre Empire, je le dis,
Sera pire que Paradis !
Pardonnez-moi si je ne suis
À vos pieds, ô très grand Saigneur,
Pardonnez-moi si je ne puis
Les baiser, ô très grand Saigneur !
Au loin, en même temps que l'hymne de la gargouille vivante, on pouvait encore entendre la ronflante fanfare qui suivait les soldats royaux, et les acclamations destinées au souverain. Der Ragascorn fascinait les foules, mais l'invalide effronté également. Le second contre le premier. À armes différentes, ils se jouaient comme un bras de fer par le spectacle. Bientôt les duellistes s'attireraient l'un vers l'autre.
– Hourra ! Bravo, Lénius ! lui criait-on, comme il venait d'achever son air.
– Vive notre Silène roulant ! applaudissait le public.
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* Dans la mythologie : satyre jovial d'une grande laideur, associé à l'ivresse et à la musique.
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