Chapitre III. Deux vagabonds roulants ~ section 1/6
Six heures avaient à peine retenti du haut de la cathédrale de Braktenn que, déjà, la populace pullulait aux carrefours de la ville. Elle envahissait jusqu'aux moindres venelles, tant et si bien que même les recoins d'ordinaire insignifiants bourdonnaient en ce jour. Les commerçants n'avaient pas attendu l'habituel milieu de matinée pour ouvrir leur office, en cette occasion trop belle. La chape de plomb estivale, la promiscuité, les auréoles de sueur aux chemises décuplaient la puanteur des voies publiques. On s'était levé aux aurores, on courait, on jouait du coude, on se frayait du bout des mains un maigre chemin, à la nage au milieu d'une houleuse mer de corps.
Les crieurs publics échauffaient les esprits à l'entrée prochaine des bataillons dans la capitale. Vendeurs d'oublies, filles de joie, saltimbanques, dompteurs d'ours et de coqs de combat distrayaient l'assistance en attente. Poètes et troubadours jetaient aux quatre vents des louanges à Gérald Der Ragascorn, aux soldats, aux Grands, tous ouvriers de la victoire. Ces paroles mielleuses se voyaient accompagnées, parfois recouvertes, par les hurlements des marchands, qui profitaient du triomphe pour gonfler leur recette. Les hommes criaient, se bousculaient, colportaient au sujet des militaires les légendes les plus farfelues. Des femmes applaudissaient, conversaient, surveillaient leurs enfants amenés au spectacle. Les bambins, joueurs, couraient de-çà, de-là, et singeaient par leurs jeux l'agitation des adultes. Les gravats et la boue sans cesse remués bruissaient sous les pas pressés. Des mélanges insensés de teintes, de voix, de musiques, de senteurs et de bruits achevaient de faire de ce moment un délire qui marquerait les esprits. Une telle atmosphère ne se retrouvait que lors du charivari et des exécutions, autres fêtes fédératrices des pulsions de la foule.
Plus encore que les gamins enchantés battant des mains, c'étaient leurs parents qui souriaient, dansaient, remuaient sans cesse, ravis de l'exceptionnelle journée de repos concédée pour l'occasion. Pourtant, ces événements orgiaques tendaient à se chroniciser. Déjà quatre annexions avaient amené à Monbrina de conséquents butins – cohortes d'or en débauche, de bétail, de pierres précieuses, d'œuvres d'art, d'épices rares, et de chair à plaisir ou à travail – rapatriés en pompes. Le plus incroyable résidait sans doute en cela. Le retour de chaque bataillon fournissait l'occasion d'une énième parade aux nombreux débordements, offerts en opium. Mais comment s'en lasser ? La capitale bouillonnait alors d'une liesse supérieure à celle des autres cités : elle voyait la splendeur des défilés redoublée par le privilège de la présence du souverain, dont le palais occupait la sortie de la ville. La fourmilière aux cinq-cent mille individus entassés se délectait du spectacle qu'était à lui seul le dirigeant.
Les citadins espéraient que cette date à marquer d'une pierre blanche leur offre d'entrevoir quelques bribes du Triomphe. Auraient-ils la chance d'approcher, ne serait-ce qu'un instant, la fascinante personne de ce roi à l'autorité infaillible ? Le plus modeste individu, oppressé par mille autres semblables, se sentirait élevé par la vision même fugace de la majestueuse figure. Il pourrait aduler la silhouette de celui qui, tout le reste du temps, était aussi inaccessible que Dieu. Le monarque, au moins, descendait parmi les mortels un peu plus souvent. Artisans, compagnons et petites gens attendaient ce grand moment. Leurs ennuis quotidiens seraient dilués dans la frénésie, entre les mains des illusionnistes orchestrateurs de ce numéro. Quoi de mieux pour embraser l'amour du peuple ? Le calcul arrangeait le puissant comme le pauvre.
Les soldats franchirent en fanfare les portes de Braktenn qui s'ouvrirent devant eux. Fiers, en costumes rugissants, ils battaient de leurs bottes les pavés des principales avenues, faisant résonner leur pas au rythme de la musique militaire. La colonne rouge paradait dans l'enchevêtrement des veines qui orchestraient ce corps géant et bouillonnant. Les yeux des badauds amassés le long du dédale accrochaient parfois les visages des guerriers, rayonnants d'une fierté plus forte que la fatigue. Le temps d'une fête, leur personne gravait l'Histoire dans les mémoires et la chair de la ville, aussi bien que les prestigieux hôtels particuliers ou bâtiments publics qui, eux, en gardaient chaque jour le souvenir.
Surplombant le cortège, les frontons craquelés, les façades ridées, les emblèmes des nobles froissés par l'âge, les murs détruits et reconstruits comme autant de peaux successives en mue, témoignaient des siècles qui comme le sang y coulaient dans un cycle éternel. Même les boyaux où habitaient les pauvres, et dont la fragilité ne pouvait guère dire le passé au delà de deux ou trois générations, respiraient occasionnellement le prestige et pas seulement le miasme.
La marche prit fin sur la Place Royale, cœur battant où se dressait une tribune sculptée. Les colonnes ornées d'un feuillage de marbre se partageaient avec des cariatides aux savantes coiffures, l'honneur de soutenir des étoffes rouge et or, sous lesquelles résonnerait d'une minute à l'autre l'allocution du roi. Installés dans des gradins aux arcs élancés, le prévôt, les consuls et les aristocrates les plus influents se donnaient en représentation autant qu'ils observaient, statufiés dans leurs élégantes postures. Le bois d'amarante et sa couleur pourpre, à laquelle du vernis donnait toute sa force, composaient des tréteaux de choix pour ces spectateurs-acteurs qu'enviaient bien des regards. Gracieux et imperturbables, les éventails battaient à peine l'air dans leurs petits va-et-vient. Les yeux cernés de fard cachaient leur impatience en demeurant rivées au palais qui, visible seulement depuis les hauts bancs, s'esquissait au loin. Gérald Der Ragascorn se laissait attendre – désirer, fidèle à son habitude.
Enfin, des trompettes chantèrent. Un attelage à huit chevaux se fraya un passage jusqu'à la tribune. Des lances étincelèrent. La haute, large et imposante silhouette du monarque apparut. Drapé du pouvoir terrestre en son lourd manteau de velours cramoisi piqué d'or et d'hermine, il était aussi paré de l'autorité divine, transfiguré par l'armure éblouissante qui recouvrait ses jambes et son torse. Sa voix puissante et sombre s'éleva :
– Chers sujets ! Ce jour de liesse célèbre nos valeureuses troupes ! Des troupes dignes de celles qui ont érigé, sous les drapeaux de César et Alexandre, des empires dont le nôtre peut se dire le successeur ! Des esprits braves qui ont encore une fois démontré notre grandeur et soumis un nouvel ennemi ! clama le roi en regardant les soldats encensés, puis la plèbe aux yeux embrasés.
Une vague de louanges s'éleva. L'intonation du dirigeant faisait vibrer le public, tonnait ou sécurisait des milliers de personnes mieux qu'un nourrisson. Elle animait à sa guise les crescendos et accalmies d'un auditoire comme conduit à la baguette. Tout le corps du roi n'était plus que dans cette voix, sa massive architecture parlait à travers les appuis qu'il donnait à chacune de ses cadences finales. Les mots se propageaient dans le vent au-dessus du parterre comme par les plus brillants ornements lyriques.
– Guerriers, héros ! Vos efforts apportent le fruit à notre Terre et à ses millions d'enfants, chacun si cher à mes yeux ! Peuple ! Rends grâce aux bras vaillants qui portent la flamme de notre flambeau jusqu'aux bords du monde ! harangua-t-il pour de énièmes Hourra ! de la plèbe, avant de se tourner, dans un geste de complicité, vers les notables qu'il savait au-dessus de cette fable de terre plate et close qui convainquait encore la masse inculte. Honorables seigneurs, je sais qu'une nouvelle fois, grâce à vos mains puissantes et avisées, la lumière de Monbrina brillera, tournera, éclairera sans cesse toutes les faces d'une terre qui est à vous ! À nous tous !
Dans leurs loges, les Grands paraissaient absorbés, appréciant l'aparté de discrets sourires qui laissaient à peine transparaître leurs émotions, contrairement à la plèbe. Der Ragascorn poursuivit, tout aussi altier mais à présent d'un sérieux plus posé :
– Loin de seulement nous offrir la prospérité, nos retentissantes victoires remplissent la mission dont Dieu a investi le Saint royaume de Monbrina. Notre Terre est appelée à retrouver sa grandeur et à en faire profiter aussi bien son peuple, que ses voisins. Menons fièrement nos conquêtes civilisatrices !
Le roi s'enflammait, complimentait ses sujets et leur renouvelait ses promesses. Les applaudissements pleuvaient, la foule excitée se pressait au plus près du souverain, le suivait de ses myriades d'yeux adorateurs. Des spectateurs battaient des bras, se laissaient comprimer dans l'informe étau humain, afin d'essayer de voir au mieux le dirigeant. Ils se heurtèrent bientôt à sa garde personnelle qui canalisait les euphories.
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Derrière la masse agglutinée le long des voies principales, un autre type de citadins, le peuple de l'ombre, voyait sa fortune servie par le triomphe. L'occasion faisait même venir des paysans jusqu'à la ville : davantage de victimes que les larrons détroussaient, quatre fois plus d'hypothétiques donateurs pour les mendiants, un public décuplé pour les danseurs, jongleurs, magiciens et autres artistes de rue. Les bas-fonds aussi y trouvaient leur compte : cette fois-ci, le roi ne mentait pas en se vantant de fédérer.
Le cortège passé, les spectateurs se dispersaient. Ils se laissaient errer dans les ruelles, s'offrant aux affaires de cette parade d'histrions et de vagabonds. Tandis que les uns ravissaient les citadins de leurs pirouettes, les autres ravissaient les bourses. Des pauvres serpentaient au milieu des proies et attisaient leur pitié. Une forêt de mains crasseuses qui se tendaient, se cachaient ou volaient de poche à poche.
Glissant à vive allure sur un singulier véhicule, un très jeune homme s'extirpait de la rue des Tisserands, fort encombrée. Assis au creux d'un landau de fortune composé d'une caisse de bois et d'un châssis métallique usé, tout son corps se tendait vers l'avant tandis qu'il fusait. Ses longues mains blanches partageaient la saleté des roues qu'elles actionnaient, en traversant des voies pleines d'immondices. Elles tremblaient, frêles, telles des feuilles livrées au vent, aussi éphémères que cet être fugace. Ses doigts habiles dirigeaient la chariote au milieu des passants. Les pavés cependant lui semblaient vibrer autant sous ses roues qu'au plus profond des muscles de ses bras. Les secousses galopaient dans ses jambes et remontaient par moments jusques à ses épaules.
Il ne put éviter de heurter les chevilles de quelques citadins, lesquels eurent à peine le temps de pester contre lui, qu'il s'éloignait déjà après de timides : « Oh, désolé... Pardon, M'dame... S'cusez, M'sieur ». Une fois tiré de cette foule, l'adolescent dut ralentir, freiné par une nouvelle vague de marcheurs. Son corps fluet comme une brise semblait aspiré par ces masses, pressé entre les unes et les autres, presque menacé de disparaître. Il gardait son visage baissé, essayant de poser son souffle et de masquer son angoisse alors que sa tête ovale ne dépassait pas la poitrine des valides. Il s'engagea dans un imbroglio de ruelles moins peuplées, pour arriver à un carrefour familier et rassurant.
Le garçon s'apaisa, jeta un coup d'œil en arrière pour vérifier qu'on ne l'avait ni repéré ni suivi, puis glissa discrètement dans la poche de sa veste rapiécée la bourse qu'il venait de dérober à la ceinture d'un bourgeois. Nul n'y avait prêté attention : il respira. Sa figure se détendit, retrouva la délicatesse de son expression sereine. Il essuya ses mains sur ses hauts-de-chausses défraîchis. Nerveux, son pouce vint frotter le coin de son nez, avant d'attraper à nouveau les roues du véhicule.
Calmé à présent, son attention fut happée par de joyeuses notes tirées d'une petite harpe, accompagnées d'une voix masculine qu'il connaissait bien. Ses yeux se dirigèrent vers l'endroit d'où provenaient les sons. Il avisa des citadins attroupés, à l'écoute de celui que le voleur s'attendait à retrouver ici. Il approcha sans bruit et voulut se fondre dans le groupe animé, avec la discrétion d'une ombre et l'agilité d'un félin, comme pour se protéger ainsi de tous ceux qui le regardaient de haut ou grimaçaient au grincement significatif de ses roues métalliques.
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