Chapitre II. Guerre contre Monbrina ~ section 4/4
Monotone chapelet d'heures et de jours. Cycle implacable de longues marches, de nuits brèves. Défilé d'ardentes plaines, de hameaux détruits, de vallons parsemés de morts, de chemins boueux ou armés de cailloux tranchants. Morne cadence des pas, rythmée par l'incessant grincement des fers. Puis une pause. On détachait les mains, on servait eau, pain, brouet. On reprenait son souffle assis à terre, on murmurait et on s'interrogeait.
Déjà il fallait repartir. Les esclaves de nouveau liés, le trajet se poursuivait. Jusqu'à la énième poste aux chevaux où les bêtes les plus épuisées étaient remplacées et les marchandises les plus abîmées, soignées. Puis se répandait le soir où les soldats, qui se relayaient à la garde des captifs et montures, dressaient les tentes. Déploiement de l'aube. La route continuait. Encore et encore. Une pause. Des vivandiers venaient livrer une nourriture médiocre, distribuée selon un rationnement très strict. La marche reprenait. Indéfiniment. À mesure que le moral s'affaiblissait et que s'égrainait le temps, d'autres régiments allongeaient ces files de combattants et de captifs qui regagnaient Monbrina.
Fabrice souffrait de ses pieds crevassés. Trempé de sueur, il se traînait davantage qu'il ne marchait. L'inévitable finit par arriver : il s'écroula au sol, vidé de ses forces. Habitués aux chutes, des gardes lui donnèrent aussitôt du pied.
– Debout, pauvre merde ! Non ? T'en veux encore ? Tiens ! Lève-toi !
Le paysan laissa échapper un râle et une bouillie de mots incompréhensibles en essayant de se redresser. À la voix de son père, Jérémie cessa d'avancer et jeta un regard en arrière. Un regard qui, espérait-il, ne serait pas le dernier avant d'abandonner l'être cher au ventre de la terre. Le fils se sentit lourd. Terriblement lourd alors que, quoique droit sur ses jambes, la chute de son père parut l'ancrer au sol avec celui qui naguère lui avait appris à se mettre debout et marcher. Jérémie prit sa tête entre ses mains, serra les dents puis laissa sa rageuse impuissance éclater dans un cri. Le fouet d'un ennemi le fit rapidement taire, cependant il ne se calma réellement que lorsqu'il vit, soulagé, les voisins de Fabrice qui l'aidaient au mieux, gênés par les liens, à retrouver l'usage de ses pieds. Ils essuyèrent son visage suant dans leurs habits, ils lui chuchotèrent quelques phrases pour lui donner du courage mais un militaire les réduisit vite au silence de ses poings.
Puis, les colonnes repartirent. Un cycle absurde où Jérémie se sentait aspiré à mesure que la fatigue croissait. Il ressentait celle de Fabrice au plus profond de ses chairs. Père, père, pourquoi ? Ne m'abandonne pas. Des arrêts, des départs, des chutes – combien de stations encore, sur la grand crâne vide du monde ?
Seules ces chutes perturbaient le trajet des colonnes gagnant la frontière. Certains se relevaient. D'autres non. Les cadavres de femmes, d'adolescents, d'hommes trop sévèrement blessés pour continuer jonchaient l'itinéraire. Tout détenu craignait d'être la prochaine charogne à nourrir les oiseaux ou à pourrir au soleil. En ce jour, ça aurait pu être Fabrice. Demain, ou le surlendemain, ça pourrait être lui.
Jérémie serrait les dents et tentait de ne pas grincer aussi fort que les chaînes que les gardes ôtaient des corps inertes. Celui-là, c'était le sacristain. Celle-ci, la mère de Théa, une de ses camarades d'enfance. Cet autre, un journalier, comme Papa. Tout ceci ne comptait plus. Et il fallait avancer. Toujours.
Une halte. On attendait que des gardes aient le dos tourné pour happer une énième fois les compagnons d'infortune avec de furtives questions :
– Dis ? Mon mari, est-ce que tu sais s'y s'est enfui ? Et la Mariette ?
– J'ai point réussi à voir qui abandonnait l'village, non, soupirait un homme.
– Et... Et Daphné ? Maman ? essaya Jérémie, se tournant à droite, à gauche.
– Ta mère ? Attends... Oui, j'l'avais croisée. À vot' maison. Y a même eu une explosion. Une grenade. Y avait la face bien amochée, la Suzie. L'était en furie. Elle cherchait la môme, j'pense. J'sais pas si elle l'a trouvée, mais elle a déguerpi en cachant Dieu sait-y quoi contre elle, chuchota une voix.
– Quelqu'un pour Mariette et mon époux ? Oh, s'v'ous plaît, s'v'ous plaît...
– Et Théa et ses frères ? Personne au moins... les a vus morts ? Toi, gamin ?
– Non. Me semble même qu'ils filaient vers la forêt, murmura le fils Torrès, les yeux rivés sur son père assis plus loin dans la masse – trop loin pour parler.
– Ta frangine par contre, j'sais qu'elle s'est planquée. Dans un cul d'sac où y avait une charrette bourrée de foin, j'lai vue faire très vite. 'Fin, je crois bien...
– Daphné, vraiment ? Alors ça veut peut-être dire que... Oh, merci...
– Nan, t'emballes pas hé. Ça grouillait d'soldats, tu sais. Alors la môme...
– Et nous, foutredieu ? Quel boulot y vont nous filer à Monbrina ? Hé là !
– Dame, t'es fou toi ! Demander aux gardes, c't-y comme creuser ta tombe !
On interrompit brusquement les murmures épars. On rudoya les prises, on repartit. Trouvant parfois la force de lever son regard rougi, Monsieur Torrès tantôt fixait son fils attaché loin devant lui, tantôt constatait le triomphe de Der Ragascorn : des vainqueurs prenaient leurs aises au sein du royaume soumis, tandis que le reste de l'armée rentrait. Ils croisaient des convois de meubles, des carrosses : les gouverneurs s'installaient dans la récente annexion. Les yeux des campagnards, n'ayant jamais vu tant de richesses ni de lieu plus prospère que leur bourg, se laissaient happer. Les chefs monbriniens volaient leur pays. Certains captifs crachèrent leur mépris au sol, recevant aussitôt des gifles sonores.
Sur le chemin, Fabrice voyait des adversaires se faire servir mieux que des nobles. Ils ne se refusaient aucun excès et malmenaient les locaux. Bien des esclaves eurent la nausée en percevant ici les cris de pauvres qu'on lynchait, ou là les gémissements de filles livrées à des meutes. Jérémie ne pouvait voir les visages de ces proies. Mais celui d'Alice s'y peignait. Parfois, ceux de Daphné et Suzanne. Alors il comprimait les poings, il éructait. Non ! Pas sa mère, pas sa sœur ! Sa sœur... Jamais il ne pourrait plus être son complice et son chevalier. Jamais il ne pourrait tenir la promesse qu'il lui avait faite jadis : qu'elle reçoive comme lui ; qu'ensemble ils percent des secrets.
La fatigue brouillait les yeux vitreux du fils Torrès, qui s'efforçait d'observer ce qui défilait autour de lui. Frénétique, il cherchait des combinaisons propices à une fuite, quoique son corps n'en aurait peut-être pas la force. Mais qu'importait. Espérer et occuper son esprit pour ne pas sombrer. Les lieues s'accumulant, cet espoir fou s'éteignit. Impossible de parvenir jusqu'à Papa et de le libérer. Encore moins de s'échapper. Désabusé, il n'inspecta désormais les environs qu'en vue de tromper la peur qui le tenaillait à chaque fois qu'il pensait à Maman et Daphné. Vivaient-elles ? Où étaient-elles ? Libres, ou captives ? Le garçon frémissait à ces questions.
Il fallait s'en détourner. Cependant l'angoisse l'obsédait, lancinante comme une blessure. Aussi Jérémie s'aspira-t-il toujours davantage, décortiquant, interrogeant tout ce qui lui passait sous l'œil. Il se concentra sur ce malheureux divertissement qui remplaçait par d'autres questions celles, terrifiantes, auxquelles il n'aurait nulle réponse.
Il s'étonna à proximité de Meldsor : des sergents vinrent enjoindre aux troupes de contourner la capitale. Même de loin, les murailles de la Cité captivèrent le fils Torrès. Une étincelle d'admiration ranima son regard noir. Il s'était souvent demandé à quoi ressemblait le prestigieux siège d'Iswyliz. Ses tours, les sommets de bâtiments luxueux, ornés de flèches et de statues, s'élevaient avec majesté au-dessus des remparts. Splendeur tombée sous le joug ennemi. Des préparatifs surprenants pour une défaite occupaient la ville : des oriflammes d'équipes sportives se dressaient sur les hauts murs et de la nourriture entrait à Meldsor. Le garçon saisissait ces détails par bribes, mais une telle effervescence citadine le ramena quelques années en arrière, lorsque son père l'avait autorisé pour une fois à l'accompagner à la foire. Fou de joie, affamé d'images et de savoir, il avait tout regardé, tout écouté, tout senti, tout questionné. Il se souvenait notamment de son petit rire discret à la vue de ces badauds que des clowns distrayaient, tandis que des complices leur vidaient les poches.
Le fourbe tableau le saisit tout particulièrement à ce moment, où il contemplait la mécanique d'une rouerie de plus grande ampleur – autre divertissement. À croire que gueux et rois usaient des mêmes systèmes. Faire plaisir pour contrôler. Pourtant, l'ennemi donnait à sentir aux humbles et aux nobliaux ruraux le poids de la défaite. Hordd en avait pâti et la surveillance s'organisait dans les campagnes, où la milice s'installait. Mais il fallait endormir les Grands. Ne pas montrer les captifs dans la Cité cachait la vérité aux nobles. En les informant mal et en ne leur donnant que du jeu, Der Ragascorn s'en protégeait. L'adolescent découvrait ces rouages avec presque plus de fascination que de dégoût. Quel genre d'homme était ce roi ? Non pas qu'une bête. Il avait de l'horrible génie.
Le soir tomba. Fabrice était presque devenu hermétique à la roue des jours et des nuits comme aux épouvantables odeurs, fléau qui les harcelait. Amorphe, il voyait les soldats se laisser aller aux besoins retenus depuis la dernière pause et déféquer n'importe où. Mais lorsqu'ils se saisissaient des prisonnières les moins sales pour soulager leurs envies, ses yeux terrorisés croisaient ceux de son fils, où flambait la colère qui soutenait les supplications de leurs compagnons. Nulle révolte cependant : pénétrés du froid nocturne qui répondait à la chaleur du jour, l'un et l'autre pouvaient n'user leurs forces que dans l'aide forcée à l'installation du camp à la belle-étoile.
Enfin, ils avalèrent une ration puis s'abandonnèrent au repos, malgré les râles de voisins qui souffraient de leurs plaies et vêtements infectes, n'ayant pu serrer les fesses en attendant la halte. Ils trouvèrent vite le sommeil. Fabrice et son fils dormirent jusqu'au matin. Une semaine plus tôt, ils y parvenaient avec difficulté, sous la menace perpétuelle des surveillants. Le corps épuisé faisait loi désormais.
Le lendemain, on ne bougea pas : des remèdes devaient arriver. Les guerriers pansèrent les blessures du combat précédent. Ils appliquaient de l'alcool sur leurs plaies – en buvaient beaucoup au passage – et changeaient leurs bandes, puis soignèrent les marchandises à l'état critique. Quelques soldats hébétés attendaient, assis, en spectateurs quasi absents. Fabrice et Jérémie furent soulagés de souffler quelques heures, mais l'horreur envahit les esprits rendus à leur lucidité. Ils se dévisageaient. Leurs yeux-abyme tentaient de communiquer ce qu'ils auraient voulu se confier.
À quel point Jérémie désirait remonter le temps. Il aurait dit à son père : je vous aime, toi et Maman. Peu importe le passé et les raisons de vous taire. Pardon. Il voulait se rappeler ce que, obnubilé par ses questions, il avait mis de côté. Maman, qui veillait au bien-être des siens. Ses courses chez la matrone quand Jérémie et Daphné avaient la fièvre. Ses nuits blanches. Ses soins scrupuleux. Son écoute. Son art de rassurer les enfants et d'encourager leurs progrès. Autant de traductions concrètes de son amour. Papa, discret, peu bavard, toutefois si attaché à ses petits. Sa façon de raconter des légendes pendant les veillées. Des histoires qui faisaient rêver ou rire aux éclats – les rarissimes fois où il aimait parler. Ces après-midis de jeux avec son fils ou sa fille sur ses épaules, puis à leur courir après. Il feignait souvent l'essoufflement afin de les laisser gagner. Merci.
Jérémie ressentait une telle envie de crier ce mot et de revenir à ces joies grandes et simples. Désormais qu'adviendrait-il de la famille ? Que seraient Maman et Daphné ? Daphné. Son adorable et malicieuse complice de plaisanteries. Les questions tournèrent en boucle dans son esprit. Il comprit au visage de son père, abattu et baigné de larmes, que les mêmes inquiétudes le tourmentaient. À cette vision, il enterra sa tête entre ses jambes et pleura un moment. Penser à autre chose.
Le garçon chercha un objet de curiosité sur lequel se concentrer. Le disséquer. Ne pas s'effondrer. Il n'en eut cependant pas le loisir : un mouvement de panique venait de se déclencher. Des captifs bombardaient leurs gardes d'interrogations quant au sort qu'on leur réservait, entraînaient leurs voisins dans une tentative d'évasion. Et voilà que Laïna et Pitor essayaient une nouvelle fois de fondre dans les bras l'un de l'autre. Jérémie vibra, puis retint son souffle pour ce jeune couple si récemment marié. Le spectre d'Alice venait planer sur eux aussi et l'esseulé redouta leur destin.
– Laissez-moi passer, pitié ! Pitié ! criait la femme délirante d'une voix étranglée, tandis que son aimé l'appelait et forçait les rangs.
– Putain, ta gueule ! rugit un militaire en la flagellant avec acharnement.
Elle tomba inconsciente, sous les yeux de son homme fou de rage qui se débattait et insultait les Monbriniens. À un garde qui le frappa de son poing métallique, il répondit par un crachat magistral qui vrilla les nerfs ennemis déjà à fleur de peau. Lassé par le voyage, l'adversaire tira son épée et transperça le rebelle.
– C'pas possible ! Les avez point tués ? réagit aussitôt un ami des époux.
– Non, ah ! Vous ont fait quoi, salauds ? s'emporta un autre, blanc d'horreur.
Des combattants les maîtrisèrent, pendant qu'un capitaine s'attacha à réprimander le soldat impulsif. Il hurla pour se faire entendre par-dessus les cris des captifs :
– Imbécile ! Tu as gaspillé un esclave ! J'écrirai un rapport salé au général.
Le garde serra les dents et fit résonner un claquement de bottes en signe d'excuses. Son supérieur tournant les talons, il déversa sa colère contre le corps de Pitor, dont il explosa le visage à coups de pied furibonds. Le geste de trop : Fabrice le frappa de ses lourdes chaînes. Jérémie écarquilla les yeux : une possible occasion de se libérer ! Il soutint son père, se rua dans le tas, mordit, cogna. L'adolescent haletait. Bien que son corps entier le lançait, il fallait tenir bond. Quelques autres profitèrent aussi de la pagaille pour tenter de fuir. Acharnés, ils bousculaient les gardes et s'encourageaient.
L'intégralité des combattants se mobilisait déjà. Les injures volaient, les griffes métalliques déchiraient. Les fouets valsant en rafales prirent la relève. Jérémie s'écroula au sol. Brisé, à bout de forces, il se mit en boule jusqu'à la fin de l'orage. Il fallut une demi-heure pour ramener le groupe à une relative docilité. Père et fils pleurèrent autant que possible le seul résultat de la rébellion étouffée : le dos zébré des uns répondait aux faces arrachées des autres, tous au bord de la folie.
Soldats et esclaves reprirent la route, délaissant le couple inerte. Ils marchaient, hagards, dans une vallée où des dizaines de corps jonchaient un sol aussi ensanglanté que les armes et drapeaux brisés. Les entrailles des hommes se mêlaient à celles des bêtes, égaux dans la mort. Les marcheurs baissaient les yeux. Ils avancèrent plus vite avant que la nausée ne les submerge. Jérémie fixait ses pieds et pourtant les charognes le hantaient. Il eut un haut-le-cœur et, comme deux voisins, vomit au sol.
Une de ces images obséda particulièrement le garçon. Deux Monbriniens morts. Quasiment côte à côte. L'un tient fermement une croix. Un médaillon pend au cou du second. Ce bijou renferme ce qui de loin n'est qu'un assemblage de taches colorées. Mais un portrait se devine. Celui d'une fille, d'une mère ou d'une bien-aimée.
Cette vision imprégnait le jeune Torrès, tandis que le groupe s'était arrêté afin de se désaltérer. Elle le troublait, semait le désordre dans sa pensée déjà malmenée par la route. N'avait-on pas appris au peuple d'Iswyliz que les ennemis n'éprouvaient aucun sentiment ? Monsieur le curé et les messagers du roi en restaient persuadés.
On se mit à cheminer de nouveau.
Oui mais... Ces adversaires. Une croix. Un portrait. De la foi, de l'amour. Des démons, vraiment ? Peut-être juste des semblables. Avec le même Dieu. Comment ce seul Dieu pourrait-il être du côté de chacun des belligérants ? S'agissait-il d'un outil politique parmi d'autres ? Un détournement, comme ceux vus à la capitale ? Les mêmes hommes bernés. Les mêmes familles. Laissées dans un même village. Seulement, il se trouvait quelque part à Monbrina – au delà de la frontière, tout est là. Mais eux aussi, ils ont cru les mêmes promesses. Ils se sont réunis, fiers de servir Dieu-le Roi. Ils se sont sentis forts, ensemble. À présent ils se dessèchent. Jérémie se rappela brusquement ce que des individus comme eux avaient fait à Hordd. Il faut bien être démoniaque. Tous ne seraient pas ces démons ?
– Qu'est... nous attend là-bas, souffla-t-il d'une voix à peine audible.
Apeuré, il tenta de se rassurer : des Monbriniens moins cruels existaient et croiseraient son chemin, avec un peu de chance. Les discours terrifiants entendus au village lui revinrent. S'en méfier. Se méfier des cases. Et surtout, du troupeau. Mais que savait-il pour se permettre de s'interroger ? Rien. Qui était-il, lui, à côté des Grands ? Rien. On respectait des prêtres et des doctes pour leur esprit ; comment donc osait-il douter ? Il eut honte. Et pourtant...
– Quelque chose sonne faux, marmonna encore le fils Torrès.
– Eh, tu réfléchis trop ! Avance seulement, râla un captif en heurtant le garçon qui, pris dans ses pensées, s'était arrêté de marcher.
Le voyage interminable se poursuivit, même une fois passée la frontière du royaume vainqueur. Les lieues s'accumulaient maintenant au sein de plaines verdoyantes, près de villes et de hameaux dont la majorité paraissait prospère. Des communes identiques à ce qu'avait été le bourg de son enfance, songea Jérémie, ému. Il semblait faire bon vivre, en apparence du moins, au cœur de ces étendues riches en fruits, en récoltes, en bétail. Les colonnes prirent la direction du nord-ouest du pays. Cela faisait trois semaines qu'elles avaient quitté Hordd. Elles arrivaient à destination : un coup de trompette les annonça et deux grandes portes s'écartèrent, offrant aux marcheurs une ouverture au milieu des épais remparts.
Le fils Torrès lut les splendides lettres sculptées, qui ornaient la principale façade : « Ville de Nérée ». Les soldats affichaient des mines soulagées d'être enfin de retour en leurs murs, quoique certains avaient l'air presque aussi hagards et éreintés que leurs prisonniers. Ces derniers trouvaient encore des bribes de forces pour écarquiller leurs yeux luisants de fatigue, happés par la vue des armures clinquantes des vigiles, des colonnes somptueusement ornées, et par le vacarme qui agitait la vaste cité.
L'endroit écrasait déjà les nouveaux arrivants de son opulence : Jérémie voyait des compagnons d'infortune retenir leur souffle. Il levait les yeux, laissait tomber tout le poids de ses bras comme sous un joug. Il glissa à tâtons un regard derrière lui : la tête de son père, rentrée dans ses épaules et cachée par l'ombre des hauts murs, avait disparu, en démission devant une force beaucoup trop massive.
Le rempart les engloutit.
[A suivre : Chapitre III, Deux vagabonds roulants]
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