16 : #20FF1C
Les jours qui suivirent furent tristes. Le temps se prêtait à l'état d'esprit morose que Lucien vivait depuis une grosse et interminable semaine.
Il fuyait. Il se cachait dans le grenier de Zliot, celui de sa chambre dont la lumière passait à peine par la minuscule fenêtre condamnée. Il était entouré de livres mais n'avait pas eu le cœur à les ouvrir, à en apprendre davantage.
Rith avait désapprouvé le fait qu'il en ait parlé à Neeve. De vive voix, il lui avait fait comprendre que c'était irréfléchi et définitivement trop dangereux de faire confiance à un humain. Lucien n'avait rien dit depuis qu'il eut demandé à Glannon de raccompagner l'humain chez lui. Depuis, ils ne s'étaient pas croisés et il dormait dans le salon, ne venant dans sa propre chambre uniquement pour prendre une douche et s'habiller.
Il l'informait de quelques banalités et que Neeve était venu trois fois en demandant à le voir. Il avait aussi dit que le lycée ne serait pas inquiété de son absence car il avait signé une lettre prétextant un accident de voiture à cause d'un chauffard ivre. Ce à quoi, il n'avait rien répondu.
Il se cachait de Aheen aussi. Il se disait qu'en restant immobile dans un endroit inconnu, il ne le trouverait pas et ne s'en prendrait pas à lui.
Néanmoins Glannon, aujourd'hui, lui avait demandé de ne pas se transformer en pierre et que se renfermer sur lui-même n'allait pas arranger la situation. Mais depuis, il ne s'était résolu à descendre.
Il avait donc testé sa résistance. Il n'était pas affamé, ni déshydraté et il ne ressentait aucun grand besoin. Sauf celui d'entendre la voix de Neeve, elle lui manquait. Et son visage aussi, son sourire lui permettait de ne pas sombrer dans les larmes de la frustration. En fait, il lui manquait tout court.
Il n'avait pas réussi à creuser sa mémoire à la recherche de son ancienne vie, ni d'une quelconque réponse sur sa chute et sa situation... particulière. Il n'y avait que la tignasse blonde qui envahissait nuit et jour son esprit.
Il s'en voulait de s'être emporté contre lui, de l'avoir rejeté de la sorte et d'avoir décidé à sa place de s'il devait oui ou non faire partie de son monde. Il le voulait, évidemment, si cela était sans risque.
Ayant marre de se transformer en statue de poussière, Lucien finit par descendre de sa cachette à la nuit tombée. L'hiver avait un crépuscule plus long, il donc n'avait aucune idée de l'heure qu'il était. En revanche, il pleuvait, il l'entendait.
Il descendit les escaliers avec peu d'entrain, les muscles encore endoloris et le froid anesthésiant ses pieds nus. Il avait emprunté un pantalon fluide noir à l'adulte et un pauvre tee-shirt blanc taché qui servait de pyajama. La maison était plongée dans le noir, le silence regnait et la solitude l'enveloppait lentement mais sûrement.
Lucien sentit le besoin soudain de sortir, de prendre l'air frais. Il étouffait.
Il attrapa des baskets à la volée, une veste qui trainait sur le meuble de l'entrée, les clés et il referma la porte. En tournant le verrou, il enfila ses chaussures et finit par la veste. Il faisait froid, il avait frissonné en se retournant pour descendre les marches. Arrivé au portail au pas de course, il rangea les clés dans son pantalon et s'arrêta sur le trottoir. Et maintenant ? Qu'allait-il faire ? Il pleuvait des cordes et le vent était trop fort pour faire une grande balade.
Il n'y avait personne sur sa gauche, et seules quelques voitures disparaissaient dans l'angle de la rue. En revanche, sur sa droite, il y avait de la vie. Une voiture à l'arrêt au feu mais aussi une présence assise sur le rebord fin du muret du voisin, un parapluie couvrant son corps recroquevillé. Elle s'était levée aussitôt elle vit Lucien.
Le noiraud s'était figé. C'était Neeve, une veste noire bien fermée jusqu'au menton et son bonnet brique sur son crâne. Sous la lumière du lampadaire les séparant, Lucien pu voir son nez rouge et ses joues de la même teinte, signe qu'il attendait depuis un moment.
La seule personne qu'il voulait réellement fuir se dirigeait vers lui. Son cœur avait doublé de vitesse et son souffle s'était considérablement raccourci. Il était encore plus beau que la dernière fois qu'il l'avait vu. Et il s'était arrêté devant lui, ayant laissé tomber le parapluie près du lampadaire, le nez en dehors de son col scellé et les yeux pétillants dans les siens.
– Neeve; souffla Lucien.
Il ne fut pas bien longtemps bouleversé puisque Neeve venait de le gifler de toutes ses forces. Ses doigts gelés avaient brûlé sa joue et sa nuque avait craqué sous la violence de l'impact.
Lucien prit quelques instants pour comprendre ce qu'il se passait. Puis il tourna son regard vers lui.
– J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose !; beugla-t-il. J'ai retourné toute la ville, tu étais introuvable. Tu as la moindre idée de la peur que j'ai eu ?
Des oiseaux s'étaient envolés en panique à l'écho de sa voix, Lucien s'en voulait plus que lorsqu'il l'avait mis à l'écart. Le froid commençait à dévorer son nez aussi.
– Monsieur Zliot refusait de me dire où tu étais, Rith affirmait ne pas savoir et c'était hors de question que je demande à Aheen. Tu sais ce que ça fait de se dire que tu as peut-être disparu ? Que l'autre cinglé s'en est peut-être pris à toi ? Que je ne te reverrais jamais ?
Lucien en fut tout retourné. Il n'avait pas imaginé un instant qu'il serait aussi inquiet.
– Et si quelqu'un retrouvait ton corps ? Et si... Pourquoi est-ce que tu souris ?; demanda-t-il, surpris.
– Tu m'as manqué aussi.
Il cligna plusieurs fois des yeux avant d'enfoncer son visage dans son col et de poser son front contre l'épaule de Lucien, soudain timide. Amusé, le noiraud posa sa main sur son bonnet froid et humide.
– Ne te moque pas, j'ai vraiment eu peur.
– Pardonne-moi.
Neeve se recula avec une moue sur le nez.
– Où étais-tu ?
– Je... réfléchissais.
– À quoi ?; demanda-t-il du tac au tac.
À lui. Mais il ne dit rien, il rangea plutôt ses mains dans ses poches et proposa :
– Marche avec moi.
Il ne lui dira pas deux fois, Neeve s'était précipité pour attraper son parapluie à l'abandon, évacuant l'eau qui s'y était engouffrée avant de le rejoindre un peu plus loin, à l'opposé de la route du lycée. Il l'abrita lorsqu'il fût à sa hauteur.
– Alors ?; insista-t-il.
– Tu te souviens quand je t'ai dit de ne pas t'en mêler ?
– Oui, et gratte-toi toujours; se précipita Neeve en levant l'index; je n'abandonnerais pas.
Se gratter ? Lucien fronça les sourcils, perplexe de ce qu'il en retournait.
– Je t'écoute, crache-le morceau, monsieur mystère.
Lucien sourit, il avait le don de détendre son humeur.
– Je pense encore que c'est une mauvaise idée.
– Cause toujours, tu perds juste de la salive.
Ils échangèrent un regard autant amusé que certain.
– Je suis sérieux.
– Figure-toi que moi aussi; n'en démordit pas le blondinet.
Il lui bouscula l'épaule gentiment, comme pour mieux faire passer l'information. Cette fois-ci, Lucien eut un petit rire communicatif, Neeve l'avait suivi.
– Pourquoi tu tiens tant à me mettre sur la touche ?; orienta-t-il.
– J'essaye de te protéger; expliqua Lucien.
– De quoi ? Si c'est de Aheen, c'est un peu tard, tu ne crois pas ?
Lucien secoua la tête, un nouveau sourire en coin. Il n'arrivait pas à y résister.
– Comment fais-tu ?; finit par demander Lucien dont la question lui brûlait les lèvres.
– Pour ?
– Ne pas paniquer, ne pas avoir envie de prendre tes jambes à ton cou.
Comme il avait senti son regard sur lui, Lucien tourna ses yeux vers ceux lumineux de Neeve, embellis de ses longs cils bruns.
– Ça m'a toujours passionné, tu te souviens ?
Comment l'oublier ? Il avait fait des recherches supplémentaires afin de pouvoir en parler avec lui, et parce qu'il avait le pressentiment que cela l'aiderait.
– Et puis; continuait-il; je suis bercé depuis petit par des légendes que personne d'autre n'entend.
– Quelles légendes ?
La dernière fois qu'il lui en avait parlé, c'était à propos de la pluie et de l'orage, les frères et sœurs en désaccords mais complémentaires malgré tout.
– Comme quoi les anges sont de vils et cruels êtres qui n'existent que pour propager leur idéologie d'élite supérieure.
Lucien haussa tout haut les sourcils.
– Elle me contait toujours la même histoire.
– Quelle est-elle ?; voulut savoir Lucien.
– Cela remonte aux temps des premières civilisations, pas les premiers hommes mais ceux assez avancés dans le temps pour avoir établi une monarchie, une monnaie et la peur de l'autre. Elle parlait constamment d'un homme, un grand sorcier du nom de Emrys, qui est tombé éperdument amoureux d'un ange.
» Les sorciers sont rares, généralement ce sont les femmes qui obtiennent la magie. Il est presque impossible pour une sorcière d'avoir un fils possédant le gène. Soit ils ne survivent pas, soit ils sont aussi humains que l'eau est bleue. Et pourtant, lui avait survécu. Il était puissant, apprécié des siens et courageux. Mais les humains le craignaient. Les sorciers redoutent les anges, tu sais pourquoi ? Parce qu'ils sont en partie démon.
» Alors quand un ange est descendu pour mettre en garde les possesseurs de magie, elles l'ont envoyé lui. Pas parce qu'elles avaient peur mais par provocation. Il n'était pas chaman et encore moins porte-parole de son espèce. Ma mère décrivait l'ange comme absolument lumineuse, belle comme la neige et aussi délicate que la soie. L'ange messager était une femme, elle ne devait représenter aucune menace mais elle est tombée sur Emrys.
Lucien n'avait jamais eu vent d'une telle histoire, du moins les noms ne lui étaient pas familiers. Ou l'avait-il oublié ?
– Qu'est-il arrivé à l'ange ?; s'enquit Lucien.
Ils venaient de passer l'angle d'une rue déserte et arrivaient sur le début d'un parc aux grilles ouvertes. Il y avait une voiture grise garée devant mais personne n'était à l'intérieur.
– Je n'ai pas son nom; continuait Neeve; mais maman disait que Emrys l'avait aimé au premier regard. Était-ce réciproque ? Elle ne l'a jamais mentionné. En revanche, elle décrivait l'attitude du sorcier comme radicalement différente d'avant. S'il était craint des humains à cause de ses pouvoirs, il avait fini par devenir plus avenant envers eux, plus serviables et pratiquait moins la magie noire. Il voulait prouver à l'ange qu'il était digne d'elle, il la convoitait, courtisait.
» Mais un jour, lorsque les premiers flocons tombèrent, l'ange lui a annoncé devoir partir et qu'elle était désolée. Il n'avait pas compris pourquoi elle s'excusait et avait passé des jours à l'attendre. Il l'aimait du plus profond de son âme.
» Puis un matin, quand la neige tenait au sol, il a découvert le blanc maculé de sang. Cela avait été un massacre de sorcières. Son clan avait été entièrement décimé par des anges vêtus d'armures aussi solides qu'un roc. À sa tête : celle dont il est tombé amoureux.
Cela peina Lucien d'entendre qu'un ange fût si peu empathique jusqu'à avoir organisé un génocide dans un village.
– Maman disait qu'elle avait réussi à l'épargner lui, les raisons me sont obscures mais il n'a pas été exécuté comme les autres. Il était si triste que sa famille soit morte ainsi qu'il n'attendit pas les explications de l'ange et lui jeta une malédiction. Même s'il a été assassiné par un garde, il avait eu le temps d'achever son incantation.
– Quelle est cette malédiction ?
Lucien fût si ancré dans l'histoire qu'il en oublia que c'était une légende. Il avait cette impression de vivre ses dires, qu'il en était presque spectateur.
– Que sa descendance retrouve sa réincarnation et qu'il subisse la douleur des âmes que son espèce avait causé; énonça-t-il de manière dramatique.
Lucien fît la grimace.
– Charmant.
– N'est-ce pas ?; pouffa Neeve; j'ai grandi avec ce genre d'histoire pour m'endormir. Alors tu t'imagines bien que je peux encaisser ce que tu as à me dire.
Il marquait un demi point. Lucien ne parlait pas de légende mais de la réalité, et le danger était bien réel.
– Ce n'est pas si simple, Neeve.
– Lucien, tu es pire qu'une mule !
– Neeve; désapprouva-t-il.
Or ce dernier lui fit les yeux doux, le noiraud n'avait jamais vu pareille mignonnerie. Et pourtant, les licornes avaient existé ! Alors il poussa un long soupire de défaite, rassemblant son courage afin de lui avouer :
– Tu n'as pas toujours été aussi éloigné de cette histoire que tu ne le penses.
– C'est-à-dire ?; n'hésita-t-il pas.
Son impatience allait avoir raison de Lucien un jour, il n'en doutait pas.
– Tu ne trouves pas ça... étrange que tu sois le seul rescapé de l'accident de ta famille ?
Le silence qui s'ensuivit était lourd et pesant, Lucien se rendit compte seulement quelques dizaines de secondes plus tard pourquoi.
– Excuse-moi; se reprit-il; c'était maladroit.
– Je me suis souvent posé la question, oui; répondit-il pour couper son excuse.
Lucien espérait ne pas l'avoir blessé par sa gaucherie.
– Il m'arrive encore de me demander ce que j'ai fais dans mon ancienne vie pour n'avoir que des cicatrices de ce jour; d'un ton plus léger; peut-être que j'ai sauvé une grenouille de la noyade.
– Une grenouille ? Tu le penses vraiment ?; s'étonna vivement Lucien.
Le regard du blondinet le résolut à oublier cette supposition.
– Bon, monsieur j'ai-mangé-un-clown-ce-matin supplément je-fais-mon-homme-mystérieux-regarde-je-plisse-les-yeux; enchaînés sans inspiration; si tu me disais plutôt ce que tu sais au lieu de tourner autour du pot ?
La liste des surnoms devenait longue.
– J'étais là aussi, ce jour-là; confessa Lucien près d'un arbre noueux.
Neeve s'était de suite arrêté pour le fixer, il le savait rien qu'aux petits cheveux de sa nuque qui se dressaient.
– Je suis arrivé trop tard; continua-t-il vers un buisson chauve.
– Tu étais là ?
La voix du garçon s'était cassée.
– Tu étais là et tu n'as jamais rien dit ?; s'écria-t-il; tu m'as menti dans les yeux en t'excusant, en prétextant que tu ne savais pas que mes parents étaient morts !
– Je l'avais oublié; se défendit Lucien.
– Comment oses-tu oublier une chose pareille ?
Lucien, révolté qu'il le lui crie dessus, fît volte-face.
– J'en ai oublié jusqu'à mon existence, Neeve.
Le rouge de ses joues ne s'atténua pas comme le faisait son visage à cet instant.
– Ne me blâme pas pour quelque chose qui est hors de ma portée; tout aussi calmement.
– Excuse-moi c'est juste...; bégaya-t-il sous l'ascenseur émotionnel qu'il ressentait; depuis quand le sais-tu ?
– Je n'ai pas tous les détails, la majorité est floue et...
Il s'arrêta lorsque le regard de Neeve, impatient, croisa le sien. Lucien inspira longuement avant de lui annoncer :
– Une semaine.
Neeve, de nouveau sur une pente montante, s'offusqua :
– Une semaine ?! Lucien, on s'est vu il y a une semaine, tu aurais dû me le dire !
– La conversation ne s'y prêtait pas.
– Il s'agit d'un épisode traumatisant de ma vie, et tu le sais.
Heureusement que le parc était vide, parce les décibels ne faisaient qu'augmenter.
– Aheen aussi aurait pu t'en parler, pourquoi t'emportes-tu contre moi ?; en trouvant cela fort injuste.
– Parce que ta parole est plus importante que la sienne !
– Il est ton meilleur ami, et je suis arrivé il y a deux mois.
– Là n'est pas la question, Lucien; l'interrompit--il presque; tu étais là et je n'en ai jamais rien su.
– J'étais là tout le long de ta vie et tu n'en as jamais rien su non plus !
Cette fois-ci, ça lui coupa le sifflet. Lucien, à bout de souffle d'une défense vaine, secoua la tête en se détournant, incapable de le regarder dans les yeux ou même soutenir son regard.
– Je suis né de nouveau avec toi, j'ai grandi avec toi, je t'ai guidé de partout et tu ne l'as jamais remarqué. Alors oui, il se peut que j'ai oublié la mort de tes parents, que j'ai perdu tout souvenir de ma vie avant d'avoir chuté, que je ne me connaissais plus. Mais toi, au fond, je ne t'ai jamais oublié.
Lucien revînt devant lui, partie sur la lancée du tout lui dire d'une traite avant de se défiler, encore.
– Ce n'est pas de tes parents dont je me soucie, Rith ou monsieur Zliot. Et au diable Aheen !; balayant l'air comme si un moucheron portant son nom l'importunait. C'est toi ma priorité, la personne que je dois protéger de tout ça, de faire attention qu'il ne t'arrive rien de grave.
La rencontre entre leurs yeux réveillait un million de sensations dans le corps de Lucien. Dix sept années de ressentiment qui le submergeaient, plongeaient sa raison sous la surface.
– Je le répète, je ne veux pas de toi dans cette vie, Neeve. Pas si cela doit te coûter la vie.
Déboussolé de ce qu'il venait d'entendre, le blondinet papillona des cils sans jamais réussir à réellement cligner des paupières. Lucien fut encore essoufflé et ne put faire autrement que s'en vouloir de lui avoir annoncé la chose d'une telle manière. Il manquait de tact, ce fût la réflexion qu'il se fît à cet instant.
– Je n'ai pas choisi d'être comme ça, de ne pas être l'ange que tu attendais, qui aurait dû sauver tes parents et qui est trop maladroit pour faire les choses dans le bon ordre.
Une centaine, si ce n'était plus, de questions défilaient silencieusement dans ses mirettes plus brunes qu'une pomme de pin, plus expressives que le reste du monde entier. Lucien aimait son regard plus que tout. Malgré ce qu'il y reflétait.
Il finit par soupirer en agressant sa propre tignasse comme pour enlever les poux qu'étaient l'inquiétude et la tristesse.
– Je suis désolé, Neeve.
Un éclair de chagrin embruma un instant son sublime visage.
– Pourquoi est-ce que ça sonne comme un adieu ?; murmura-t-il.
– Écoute; commença Lucien en attrapant doucement ses épaules; tu dois comprendre que si c'est le seul moyen de te laisser vivre ta vie jusqu'à ce que la vieillesse t'emporte, je m'en irais.
– Tu ne peux pas partir ! Pas maintenant, jamais.
Mais résolu à tenir sa parole, Lucien relâcha ses mains pour s'éloigner de lui.
– Non, non, tu ne vas nulle part; l'en empêcha-t-il; c'est hors de question.
– Neeve.
– Tu as dis que tu me connais depuis ma naissance, tu devrais savoir que je n'abandonnerai pas si facilement.
– Neeve.
Or il n'écouta pas. Il avait attrapé une de ses paumes pour l'approcher de lui, coller ses doigts à son cœur malgré les couches qui le protégeait. Si proche, Lucien le sentit battre à la chamade.
– Et si je te disais qu'il y avait une solution ? Que nous ne sommes pas si différents et que tu n'as pas besoin de me protéger en permanence ?
– Nous le saurions si une telle chose était possible.
Il s'accrochait plus qu'une puce mais cela prit aux entrailles Lucien. S'il y avait un autre choix, il le choisirait très certainement. Non sans avoir posé le pour et le contre. Surtout les contre.
Lucien, parce qu'il était plaisant de ne pas avoir à se cacher pour le regarder, détendit ses phalanges sur l'entièreté de son cœur.
– Pourquoi ne peux-tu pas simplement accepter que je veuille te garder en vie ?
– Parce que j'ai échappé à la mort trois fois en moins de temps que dire ouf; agrippant un peu plus son poignet; je suis plus robuste que tu ne le penses.
Et comme Lucien se sentait plus tendu d'entendre qu'il le prenait un peu trop à la légère à présent.
– Ça n'a rien d'un jeu; n'en démordit pas le noiraud.
– Tu ne cesses de le répéter, je pense que l'information est passée; s'agaça-t-il; laisse-moi faire mes choix.
L'ange détourna les yeux, désapprouvant définitivement le pouvoir du libre-arbitre dans ce genre de situation. Il retira même sa main parce qu'il avait la sensation désagréable que ça serait la dernière fois qu'il le sentirait battre. Neeve l'en empêcha en retenant ses doigts désespérément.
– S'il te plaît; prorogea le blondinet; Lucien.
– Ne me fais pas ça. Ne m'oblige pas à abandonner ton bien-être, je ne me le pardonnerai jamais.
– On n'abandonne pas mon bien-être; dédramatisa-t-il. Disons plutôt que ma vie va prendre un tournant différent.
Le petit sourire, qui se voulait convainquant, eut raison de l'ailé qui soupira bruyamment en détendant son corps. Il eut presque des courbatures d'être si inquiet.
– Neeve, je ne le sens pas...
– Tut tut; l'arrêta-t-il en attrapant son visage en coupe; tu viens d'accepter, pas de retour en arrière.
Sa proximité lui donnait les jambes cotons et son palpitant avait douloureusement sauté dans sa cage thoracique.
– À une condition; chuchota-t-il difficilement.
Le sourire en coin de vainqueur sur son visage manqua de faire rouler des yeux au noiraud. Neeve se précipita à lui embrasser la joue, mettant le garçon dans un état de panique complètement différent du précédent.
– Dis toujours; le lança-t-il, plus lumineux et d'un léger déconcertant.
Articuler ne devenait plus possible et l'arrivée d'air s'était bloquée au début de sa trachée. Et dire que le blond ne paraissait pas perturbé pour un sous...
L'image devant ses yeux ne l'aidait en rien à se concentrer. Lucien avait oublié le parapluie jusqu'à ce que le jeune homme ne le récupère sur le buisson dénudé. Ses cheveux souples, dépassant de son bonnet, collaient à son front et quelques mèches restèrent associées à la laine plus rouge que le sang. La pluie avait mouillé l'intégralité de ses vêtements mais il ne sembla pas vouloir s'en plaindre, le vent avait rougi son nez plus que d'habitude et le décor sombre, à peine éclairé de lampadaires ci et là, le confondait avec grâce.
Ce fût une effluve de soufre qui le rappela à l'ordre. La pourriture suivait de près lorsqu'il lui intima :
– Quoique je dise, quoique je te demande, fais-le.
– Lucien, je ne suis pas un esclave; plaisanta-t-il
– Tu as moins d'une minute pour te mettre à courir.
Neeve ne comprit pas ce qu'il lui demandait jusqu'à ce qu'un hurlement sourd et caverneux retentit non loin d'eux. Pâle comme un linge, l'humain regarda vivement autour de lui. Il ne sera jamais assez rapide, il réagirait trop tard.
– C'était quoi, ça ?; lorsque les dernières notes s'atténuèrent.
– Baisse-toi !; cria Lucien.
Alors, ni une ni deux, Neeve sauta dans le sable dur du parc de jeu sur sa droite, un maigre instant avant qu'une masse noire ne l'atteigne. Nulle doute, ils avaient été suivis d'un démon attiré par l'odeur nouvelle d'un ailé dans les parages. D'où il venait et comment il était arrivé ici furent des questions à remettre à plus tard. La chose abattit un arbre de tout son long avant de se redresser comme s'il n'était rien arrivé.
Plus sombre que la nuit et plus vif qu'un vorace, ça ne devait être qu'un traqueur. Contrairement à leur cousin, ils avaient plus la forme d'un gros doberman qu'un ours et leurs yeux verts citrons ne trompaient pas. L'envoyeur mettait un peu de son âme pour fortifier leur puissance et/ou la motivation dans la traque.
Cette couleur, Lucien la connaissait, et que trop bien ces derniers temps.
Elle avait rugi dans sa direction et Lucien était prêt à bondir à tout moment. Néanmoins, ce ne fût pas sur lui qu'elle se dirigea mais bien sur Neeve qui se redressait en se plaignant. Le sable mouillé était comme du béton avec cette averse, il avait dû se faire mal. Et il n'avait pas vu qu'il était chargé, ce fût trop rapide pour cela.
Même s'il s'était mit à courir, la bête avait un temps d'avance et projetait déjà son semblant de patte vers lui.
– Neeve !; ne réussit-il qu'à crier.
À peine un regard apeuré dans sa direction qu'il était déjà en train de se faire enlever par le traqueur. Le blondinet n'avait pu qu'exprimer sa peur en brisant sa voix de toutes ses forces. Les hurlements augmentèrent l'adrénaline du noiraud qui réussit à obliger le démon à lâcher l'humain en lui sautant sur le dos, l'envoyant valdinguer à quelques pâtés de maison de là.
Sans attendre une seconde, Lucien attrapa le garçon dans ses bras, déchirant sa veste en déployant ses ailes et se propulsa tout droit vers les nuages en lui ordonnant :
– Accroche-toi !
Il ne se fît pas prier et bloqua ses bras autour son cou, blottissant son nez contre sa clavicule de peur. Il y avait deux choses impératives à prendre en compte dans cette prise d'altitude : emmener Neeve loin du traqueur afin qu'il perde son odeur. Deux, que Lucien se cache des humains en se fondant dans la pluie et les nuages à peine blancs. Cacher de l'or n'était pas simple, alors il ne fallait pas prendre le risque de raser les nuages.
Lucien ne portait jamais personne lorsqu'il volait, ces compagnons avaient généralement la capacité de le suivre par leur propre moyen. Ce fût donc à peine certain qu'il voltigeait à l'aveuglette dans l'espoir d'avoir assez de force pour supporter son poids jusqu'à un endroit sûr.
– Lucien, c'était quoi, ce truc ?; demanda Neeve, tremblotant.
Le noiraud esquivait les courageux volatiles à la dernière minute, trop petits et trop lents pour qu'ils puissent les éviter de plus loin.
– Un traqueur; répondit-il après avoir fait une petite frayeur à Neeve en pénétrant dans un nuage plus foncé que les autres. Un démon n'existant que pour trouver l'objet des recherches d'un démon supérieur ou ceux qui ont vendu leur âme à l'Enfer.
– Un démon ?; beugla-t-il.
Lucien avait-il déjà précisé qu'un traqueur qui suivait un ange était rarement seul ? Maintenant que cela était mentionné, c'était moins étonnant que la pluie fut bien discrète à côté des bruissements d'ailes d'un tout autre genre. Ceux des démons étaient discrets lorsqu'ils le voulaient, en revanche ceux d'un Rapace faisaient froid dans le dos.
Et là, Lucien ressenti une peur qu'il n'avait jamais senti auparavant : celle d'être encerclé. Il avait un maigre souvenir de s'être déjà retrouvé cerné de quelques Rapaces auparavant mais il n'avait pas craint pour sa vie. Or là, il n'était pas seul.
Avant même qu'il puisse comprendre d'où la créature venait, elle le poussa violemment, jusqu'à le faire lâcher Neeve qui hurla en chutant, impuissant. Peu importait qu'il soit assailli de tout part, Lucien plongea la tête la première pour récupérer le garçon. Son pauvre bonnet, bon guerrier jusqu'à présent, n'avait pas supporté l'ascenseur qu'avait fait son hôte. Lucien n'essaya même pas de le rattraper.
Qu'il l'avait pourtant trouvé aimé, son couvre-chef.
Cependant la plus importante des merveilles tombait encore et il était hors de question de la quitter des yeux. Pour l'aérodynamisme, il avait replié ses ailes contre son dos, le faisant frissonner tant l'eau qui imprégnait ses plumes était froide.
Lucien reprit Neeve au moment où ils avaient traversé la dernière barrière de nuage qui les cachait des humains. Le choc de leur deux corps coupa le souffle de l'humain qui n'avait pas hésité à s'accrocher à ses bras, parce que sa vie en dépendait. En revanche, il ne réussit pas à remonter se planquer, deux Rapaces lui tombaient dessus sans aucun sens de la discrétion. Ils hurlaient même à en affoler la ville entière.
Il donna un coup de pied vif au premier qui roula sous la pluie tandis que le deuxième eut droit à un coup d'aile dans le poitrail. Il ne fît pas long feu avant de disparaître en cendre. Lucien espérait que c'était ses années de combat qui lui avaient assuré son évanouissement et non un coup de chance.
– Surtout tu ne me lâches pas; intima-t-il fortement à Neeve.
– Aucune chance !; lui promit-il contre son oreille.
En d'autres circonstances, Neeve aurait souri et Lucien l'aurait suivi. Cependant, la situation n'avait pas l'air d'avancer pour le mieux. Un troisième Rapace les avait pris en chasse tandis que le traqueur sautait de toit en toit au cas où Neeve lui échapperait encore.
Quique soit l'être qui avait commandé l'enlèvement de Neeve était déterminé à l'avoir dans ses filets. Il devait être malade à l'heure qu'il était. Lucien avait compté trois Rapaces et un traqueur. Aucun démon censé ne se munirait d'autant d'âmes gloutonnes à nourrir. C'était trop dangereux et surtout compliqué à mettre en place.
– Si on ressort vivant; commença Lucien qui reprenait de l'altitude; je ne te laisserai plus sortir de chez toi.
– C'est le manque d'oxygène qui te fait dire des bêtises pareilles ?; hurla Neeve.
Il réussit à lui prendre un sourire.
– Tu me fais confiance ?
– Je suis censé douter, maintenant ?!
Pour dire oui. Plus ils grimpaient, plus les nuages devenaient noirs et plus le froid rendait ses battements d'ailes pénibles.
– À trois, tu cries de toutes tes forces.
– Quoi ?!; s'inquiéta-t-il.
Il s'écarta légèrement pour le regarder dans les yeux, trouvant toute la panique entre ses cils.
– Un, deux...; patientant.
Et plus ses yeux grossissaient à mesure du décompte.
– Trois !
Lucien poussa Neeve en diagonale, et il ne manqua de hurler ses tripes. La peur lui faisait atteindre des ultrasons que détestaient les démons.
Ça ne manqua pas, le Rapace se recroquevilla incontrôlablement sur lui-même en gémissant un gargouilli d'inconfort qui donna le temps à Lucien se s'approcher assez pour lui arracher la tête et le machin gris et poussiéreux qui leurs servaient de cœur. Il les écrasa entre eux et le corps se désintégra en un rien de temps.
La sensation grisante qu'était de tuer un démon lui fit un instant fermer les yeux et esquisser un sourire nostalgique.
– Lucien !; hurla de peur Neeve qui transperçait les nuages à une vitesse folle.
Reprenant connaissance, l'ange le repéra rapidement et replongea pour l'atteindre — avec un peu plus de confiance en lui. Il se permit même de le dépasser pour le récupérer plus souplement.
Il avait repéré des montagnes un peu plus loin. Les nombreuses odeurs dans la forêt sous la pluie brouilleraient leur odorat un bon moment, s'ils ne se faisaient pas tuer par leur maître temporaire d'ici à ce qu'ils retrouvent leur trace.
– Plus jamais tu ne me fais un truc pareil !
– Je croyais que tu avais confiance en moi; se moqua Lucien, de bonne humeur.
– Ce n'est pas une raison pour me jeter dans le vide; s'emporta Neeve; espèce d'ange suicidaire !
Lucien fronça les sourcils avant de trouver son regard encore étourdi.
– Aïe; s'offensa gentiment Lucien.
– Oh, tu t'en remettras. Mon cœur peut-être pas. Tu m'as donné la nausée !; se plaint-il.
– C'est que tu es toujours vivant.
– On peut vérifier différemment la prochaine fois !
Lucien éclata de rire, un rire franc de soulagement puisqu'il n'entendait plus de bruit derrière eux et ne sentait plus d'odeur suspecte.
– Ce n'est pas drôle, Lucien !
Impossible de réprimer un sourire, il exprima son apaisement autrement : il serra le garçon dans ses bras, plongeant son nez dans son cou emmitouflé.
– Regarde la route !
Sa panique le fit rire à nouveau et il quitta son odeur rassurante pour retrouver la pluie à perte de vue.
– Si on s'écrase avant d'avoir retrouvé la terre ferme, je te hanterai jusqu'à la fin de ton existence.
– J'y compte bien; murmura Lucien en apercevant déjà les montagnes trempées.
– Lucien ! Tu as promis de me garder en vie.
Les nuages mangeaient les arbres ci et là, rendant la recherche d'un endroit sûr plus compliqué que prévu. Les pins cachaient la faune et la flore tandis que la pluie créait une barrière compacte sur les épines.
– Je compte bien honorer ma parole.
– Bien, continue sur cette lancée. Je n'ai pas envie de mourir aujourd'hui !
– Ne me fais-tu pas confiance ?; voulut-il savoir.
Neeve lui frappa le pectoral.
– Tu as d'autres questions bêtes comme ça ?
– Je m'en assure juste; sourit-il.
Le petit sourire en coin ne pût être réprimé.
– Pourquoi tu souris ?; s'impatienta le blondinet.
– N'ai-je pas le droit de sourire ?
– Tu es agaçant quand tu me retournes une question.
Lucien se doutait qu'au fond, il s'en amusait à cet instant. D'un élan de soulagement nouveau lorsqu'il aperçut une maisonnée à l'allure abandonnée, il embrassa son front. L'affaire de quelques maigres secondes qui lui poussaient des ailes dans le dos et lui permit d'accélérer la cadence.
Neeve, qui boudait, se blottit un peu plus contre lui en un marmonnant :
– Fais plutôt ça au lieu de me jeter dans le vide.
Alors Lucien recommença — or cette fois-ci, en réalisant ce qu'il faisait, il rougit.
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