Déchets
Cela faisait presque deux semaines qu'il travaillait dans ce bureau. Il avait été engagé après avoir reçu une distinction pour son travail dans les statistiques de l'armée. Ce nouveau travail impliquait de déménager, mais ça ne le dérangeait pas. Il n'était pas marié, n'avait pas d'enfants et ne devait pas s'occuper d'un quelconque parent proche ou lointain. Il n'avait aucune véritable attache à Berlin. Il avait reçu la visite d'un officier allemand, qui lui avait proposé un poste plus avantageux, mieux payé, avec le logement offert et, surtout, qui servait son pays de la meilleure façon possible.
Le premier jour, il était arrivé dans ce nouveau bureau rempli d'inconnus avec une immense fierté. Ils étaient presque tous allemands, ou du moins ils le parlaient tous. On lui avait expliqué précédemment en quoi consistait son travail. La visite des locaux et la présentation des employés importants n'avaient duré qu'une matinée. Elles lui avaient été faites par un certain Karl Fischer, un de ses nouveaux collègues. Il se mit au travail le jour même.
C'est avec grand plaisir qu'il découvrit que les machines fonctionnaient à merveille. Les rendements correspondaient exactement à ce qu'on lui avait dit. Les « ordures » qui arrivaient ici étaient triées et séparées en trois zones. Il devait s'occuper des statistiques du secteur III, le plus important, celui qui détruisait ces fameuses « ordures ».
Les « ordures », ou « déchets » comme il les appelait parfois avec ses nouveaux collègues, arrivaient par le train. Les soldats qui travaillaient dans les zones gardaient les meilleurs spécimens à des fins plus productives. Ils conservaient les objets de valeurs et, tout le reste, tout ce qui ne valait rien, ils s'en débarrassaient. Lui, il calculait les statistiques. À quelle vitesse les « déchets » étaient traités, le rendement, l'efficacité des structures, l'argent gagné et celui perdu. Ça lui plaisait de voir ainsi éliminées les abominations de son pays.
Il s'était très vite habitué à son nouveau quotidien. Il s'entendait bien avec tout le monde. Son bureau était spacieux. On y trouvait des meubles en bois vernis, des machines à écrire modernes, et deux grandes fenêtres. L'une d'elles donnait sur une vaste campagne et l'autre sur les zones. Il aurait bien voulu les ouvrir en période de grosse chaleur, mais il ne le pouvait pas, à cause de l'odeur. Depuis quelques jours, ils avaient commencé à brûler les surplus. Une épaisse fumée obscurcissait le ciel. L'air de l'extérieur était irrespirable. Il était content de travailler à l'intérieur. Ils avaient reçu des ordres directement de Berlin. Il fallait faire disparaître le reste des « déchets ». C'était le début du processus de fin.
Dès le moment où ils commencèrent à les brûler, il eut ses premiers symptômes. Il toussait, vomissait et avait de la fièvre. Il pensa que ce n'était qu'une mauvaise grippe, mais cela persista. Plus sa santé empirait, plus la situation à Berlin dégénérait. Les médecins du camp l'y renvoyèrent. Là-bas, c'était le chaos. L'armée allemande se repliait, les rebelles ne se cachaient plus. La fin de la guerre arrivait et, de ce fait, la victoire également. Mais pas pour le bon camp. Ce fut la dernière chose qu'il put constater avant de sombrer dans le coma. Sa dernière pensée fut pour le Führer. Pas pour la famille qu'il n'avait pas eue, ni pour l'héritage qu'il laisserait derrière lui, ni pour ce qui viendrait après, mais pour Lui. Son Dirigeant. Pour tous les efforts qu'Il avait dû faire pour unifier Son peuple, le sortir de la misère, le débarrasser de sa vermine. Pour toute Son œuvre qui allait être détruite.
Il mourut peu de temps avant la fin de la guerre, d'une maladie sans doute transmise par les fameux « déchets » dont il s'occupait. Leur dernière contribution au monde. Leur dernière victoire sur la vie.
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