Taehyung était l'ami de tout le monde. Il était proche de tous, toujours attentionné. Il donnait bien plus qu'il ne recevait, mais il ne s'en conformait pas. Il avait le coeur sur la main, après tout. Il voyait les autres, toujours les autres.

Jusqu'à s'oublier.

Parce qu'en vérité, Taehyung était surtout très seul.

Certes, il avait Jimin. Mais celui ci ne voulait plus de lui. Il ne voulait que la danse. Et cela blessait profondément Taehyung.

Taehyung voyait la souffrance de Jimin, mais il lui en voulait terriblement.

Moi, je vois ta souffrance, alors toi, pourquoi ne vois tu pas la mienne ?

Taehyung rentrait de ce job de vendeur épuisant qu'il avait dégoté dans une boutique de vêtements. Sur le chemin, il était allé chercher sa petite soeur au collège. Chaque fois, à la sortie, devant le portail, elle se précipitait dans ses bras, et le coeur de Taehyung se serrait autant que les bras de la petite fille autour de son corps.

Il lui disait,

« Je suis désolé, petite soeur. »

avant qu'il ne la prenne par la main et ne la guide vers l'enfer.

Taehyung montait les escaliers extérieurs la boule au ventre, s'avançait sur le palier en serrant la main de la petite un peu plus fort. Il aurait voulu qu'elle le réconforte, qu'elle lui chuchote que tout irait mieux, que la violence n'est que de passage. Mais ça, c'était son rôle. Une responsabilité bien trop grande pour une âme aussi pure que la sienne. Une responsabilité qu'il avait dû prendre à un âge beaucoup trop jeune.

Souvent, nous ne sommes pas responsables. Nous n'avons pas à être responsables, c'est absurde.

Parce que nous avons seulement dix, onze, douze, treize, quatorze ans.

Taehyung ouvrait la porte.

Et dès lors qu'il engendrait un pas dans le haul, il devinait. C'était l'habitude. Il savait reconnaître l'odeur en une nanoseconde, celle qui lui fit lâcher la petite main et lui murmurer d'aller se cacher.

L'odeur de l'alcool.

Alors il apparaissait. Grand, fort, imposant, brisé, les yeux rouges et les larmes dévalant son visage regorgeant de haine. Et face à cette silhouette, Taehyung s'abaissait. Il ne disait rien, il acceptait sa violence, le regard sur le parquet. Secrètement, les mains liées et les paupières closes, il appelait sa mère, lui suppliait de le sortir de là. Mais voilà, elle était partie depuis longtemps, elle.

Lorsque le sang coulait, il réparait. Il endossait. Il couvrait, cachait sous des couches de vêtements. Un bleu sous une paire de lunettes de soleil.

Lors d'une sortie entre amis, à l'époque où les sept étaient toujours ensemble, entiers, Jimin avait complimenté ses lunettes.

« Elles te vont trop bien, c'est classe ! »

Taehyung s'était mordu les lèvres jusqu'à sang, sentant les aiguilles de ces mots le transpercer d'ironie. Bien sûr que oui, Jimin, le mensonge et le secret me vont si bien. La douleur, je la porte et elle me va si bien. Si bien qu'elle se dissimule en moi, et personne ne la voit. Je m'oublie. Je ne suis plus rien qu'un objet manipulé par un homme alcoolique et abusif. Je me sens sali, humilié, déshumanisé, et il y a même une part de moi qui pense le mériter un peu.

Ce soir là, après la vague, Taehyung avait couché sa petite soeur en priant pour qu'elle ne subisse rien.

À son âge, Taehyung aurait pu quitter le foyer familial, mais il ne pensait pas à lui. Jamais. Non, jamais. Taehyung pensait toujours aux autres. Il devait penser à sa petite soeur, jouer le rôle que sa mère avait échoué pour lui.

Cette nuit, il se rendit là où Jimin avait l'habitude de répéter. Comme d'habitude, il le trouva allongé au sol. Et ça lui sauta aux yeux. Ses pupilles s'embrouillèrent sous les larmes à la vue des membres squelettiques de son ami. Jimin était pâle, presque mort. Il murmurait des choses inaudibles dans son sommeil, comme en plein cauchemar. L'âme de Taehyung se scinda. Il aurait voulu attraper ses cauchemars au vol et les ranger dans sa propre tête, quitte à souffrir à sa place.

Il n'était même pas capable de protéger ceux qu'il aimait. Ni sa soeur, ni son meilleur ami. Ni ce groupe d'amis qui avait explosé depuis bien longtemps.

Taehyung aurait pu endosser les cauchemars de tout le monde. Sans même prendre en compte qu'il en était déjà plein, de cauchemars.

Il s'accroupit aux côtés de Jimin, et l'observa s'agiter entre les bras de Morphée, comme pour lui échapper.

Et alors, il chuchota :

« Jimin, il y a tant de choses que j'aimerais te confier. Je ne m'en sors plus. Mais comment te le dire alors que tu es déjà si faible ? »

Le pire était sûrement ce sentiment de culpabilité. Taehyung s'en mordait les doigts.

Si on me fait du mal, c'est que c'est de ma faute, non ? Je ne comprends pas. Je n'arrive pas à comprendre. Ça doit forcément être de ma faute. Même un tout petit peu. Même un milligramme.

Plus les jours passaient, et plus il perdait espoir. D'étranges pulsions de violence lui venaient. Taehyung était sans cesse en colère. Il voulait frapper, briser, se faire entendre, protéger.

Protéger cette petite qui ne valait pas une vie aussi minable que celle ci.

Au fond, Taehyung voulait la liberté. Parce qu'il en avait toujours été privé, prisonnier, barricadé entre les filets de cet homme, arraché à sa propre identité. Il n'était plus que les autres.

Taehyung, sans Jimin, passait beaucoup de temps avec Namjoon. Namjoon avait aussi cette haine incontrôlable en lui. Quelque chose qui, paraît-il, lui venait d'une ancienne histoire d'amour. Taehyung ne connaissait pas cette histoire, Namjoon ne la lui avait jamais raconté.

Tant est-il qu'ils passaient leur temps ensemble. Ils avaient la soif de liberté, le goût du risque, du défi. Pour faire taire la haine, il fallait dérégler, déconner, faire tout exploser autour de soi.

Ça commençait par du simple vandalisme dans les rues, des murs tagués, des objets volés. Ils riaient, en se sentant plus vivants que jamais. Ils défiaient l'autorité, déversaient la colère dans les actes.

Puis il y eu la goutte de trop. Pas celle qui fait déborder le vase, celle qui l'engloutit, le noie sous un cauchemar éveillé qui martèle l'âme jusqu'à la déchirer en morceaux de verre tranchants.

Jimin avait été retrouvé inconscient, au sol, seul, la nuit suivant la visite de Taehyung, là où ce dernier avait tenté de lui faire reprendre raison, et où la porte lui avait claqué au nez. Jimin était dans le coma, mais rien n'était sûr. Taehyung était venu lui rendre visite. Un tas de machines collaient à la peau du blond, et Taehyung avait explosé en sanglot.

C'est là qu'il lui fit une promesse.

« Plus jamais je ne resterai passif devant ceux que je dois protéger, Jimin, je te le promets. À partir de maintenant, j'agirai. »

Mais ce que Taehyung ne savait pas, c'est que tout n'avait pas à reposer sur ses épaules.

Au fond, Taehyung voulait seulement vivre l'adolescence qu'on lui avait volé.

Tremblant, ce soir là, il avait senti l'odeur. Plus besoin de mots, même la petite avait compris. Elle alla se réfugier sous son lit, au plus loin d'ici.

Mais cette fois ci, Taehyung avait quelque chose à la main. La haine grandissait, il repensait à Namjoon, à leurs délis, aux autorités auxquelles ils avaient échappé. Mais cette fois ci, il ne savait pas si ce serait possible de fuir.

Le verre brisé dans sa main droite lui coupait la peau tant il le serrait dans sa paume.

La silhouette était apparue.

Taehyung s'était jetté dessus.

Seul.

Parce que dans son enfer, Taehyung avait toujours été seul.

Le verre s'était enfoncé, avait percé, fait hurler. Mais Taehyung n'entendait plus rien. Il ne voyait plus rien. Seule la haine coulait dans ses veines. Du sang plein la vue.

Il s'était reculé lentement, les mains fébriles.

Taehyung était l'ami de tout le monde.

Mais en réalité, Taehyung était seul.

Il ne partageait pas la souffrance.

Et maintenant,

Ce soir,

Il était assassin.

Il pria pour que sa soeur reste cachée sous son lit. Il sortit sur le palier, s'effondra dans la pénombre, et pleura.

Longtemps.

Il fixa ses mains ensanglantées, comme hors de son corps.

Il sortit son téléphone, et appela son ami.

Taehyung s'était oublié,

« Namjoon, j-je l'ai tué. Je crois que je l'ai tué. »

Mais surtout, Taehyung était seul.