"Dear Any...
J'ai encore fait ce joli rêve cette nuit. Celui où je suis sur une grande plage de sable blanc. Le soleil me réchauffe le corps et une légère brise fait voler mes vêtements. Je marche à la limite de l'écume qui remonte par vagues. Et je les aperçois, là, au loin, main dans la main. Ils s'arrêtent pour me faire de grands signes et crier mon nom. Je cours alors vers eux. Mais lorsque j'arrive enfin à les atteindre, je me réveille. Mon doux sentiment de bonheur et de plénitude a vite fait place au retour de ma tristesse et de mon angoisse.

Ce rêve est comme ma vie : elle a été parfaite pendant de longues années pour subitement devenir aussi triste qu'un réveil brusque....

Allez Any, une nouvelle journée commence.

Hauts les cœurs vaillants !"

Bethany repose son stylo et referme délicatement son journal. Elle l'observe longuement, le regard un peu amer. Puis elle range précieusement le cahier au fond de son armoire.

L'adolescente a toujours aimé écrire, tout le temps, sur tout. C'est son échappatoire. Plus jeune, elle s'inventait déjà de merveilleuses histoires d'aventures qu'elle partageait avec sa meilleure amie, Elisa. Espiègle et toujours joyeuse, il était cependant souvent reproché à Bethany d'être trop impulsive. Sa mère lui a souvent répété de prendre le temps de la réflexion avant d'agir ou de parler. Mais c'est plus fort qu'elle. Lorsqu'elle a décidé quelque chose, il le lui faut tout de suite. Cela lui a valu nombre de situations délicates.

Finalement, il n'y a que dans ses écrits que sa pensée est posée et réfléchie. Ses parents l'ont toujours encouragée, sponsorisant des dizaines de cahiers et l'achat d'un ordinateur pour encourager sa fibre créative. Ils ont été les auditeurs de ses premiers poèmes, les témoins de ses premières scénettes théâtrales, les premiers lecteurs de ses articles au sein d'un petit journal qu'elle avait inventé avec Elisa pour raconter les potins du quartier. Les deux fillettes étaient malicieusement connues et appréciées du voisinage.

Mais cette jolie époque a pris fin brutalement lorsque les parents de Bethany sont décédés dans un accident de voiture lors de sa dix-septième année. L'adolescente avait perdu toute sa famille en une fraction de seconde. Écrire est alors devenu un refuge primordial pour ne pas sombrer dans les abîmes de la tristesse et de la dépression. Écrire et être avec Elisa et son frère Charles.

Les parents d'Elisa et Charles ont pris la décision d'accueillir Bethany chez eux à la mort de ses parents. Ils la connaissent depuis longtemps et pouvaient lui offrir largement ce qu'elle n'avait plus : une famille. L'adolescente a été soulagée de ne pas finir dans un foyer ou une famille d'accueil. Elle est depuis ce jour dans un univers totalement familier et elle sait que sa peine est comprise et partagée. Malgré tout, tout ce qui lui manque lui pèse chaque jour.

Elisa et Bethany ont le même âge et suivent leur scolarité dans le même établissement. Depuis très jeunes, elles sont inséparables. Elles partagent les mêmes centres d'intérêts tels que certaines chanteuses à succès du moment, les romans du XVIIIème et XIXème siècle, les années quatre-vingt, la mode ou la série Sex and the City. Elles s'imaginent parfois vivre, elles aussi, de trépidantes aventures comme Carrie et ses amies.

Charles est âgé de trois années de plus que les filles. Enfants, ils jouaient très souvent ensemble, mais depuis quelque temps, Charles a pris certaines distances. Il est à présent à l'université et ne rentre que pour certaines vacances. En grandissant, les intérêts des adolescentes ont divergé de ceux du jeune homme. Malgré tout, il entretient un lien très fort avec elles. Se faisant le confident des malheurs sentimentaux d'Elisa, les taquinant, les emmenant passer du temps à la plage tous ensemble, servant d'oreiller à Bethany lorsqu'ils regardaient des films...

Bethany aime beaucoup ces moments avec Charles. Et pour cause : elle est amoureuse du jeune homme. Cela fait des années qu'elle voit ses sentiments à son égard grandir petit à petit. D'abord amourette de jeune adolescente, son amour pour lui est devenu de plus en plus mature. Elle connaît et adore les petites manies de Charles. Elle les écrit dans son journal juste par peur de les oublier : sa façon de mettre d'abord le lait dans son bol pour ensuite y verser les céréales, ses trois grains de beauté qu'il a dans le cou et qui forment un triangle, sa manie de passer régulièrement sa langue sur ses lèvres, ou encore les surnoms qu'ils se sont donnés quand Bethany avait avoué à Charles sa passion pour Jane Austen.

Il faut savoir que le nom complet de l'adolescente est Bethany Darling. Tout le monde la surnomme Betty, mais le jeune homme a pris l'habitude de l'appeler « Dear Any » avec un petit accent Anglais. Cette dernière a donc décidé, sur le même principe, de surnommer l'élu de son cœur « Cher Aly », ou Charly en référence à son prénom et son nom de famille : Charles Alister. C'est leur petit truc rien qu'à eux deux. Et elle le chérit de tout son cœur.
Bethany a pris la décision d'avouer ses sentiments à Charles . Elle s'est dit qu'il était temps de rendre possible ce qu'elle espère au plus profond d'elle-même. Pour une fois, elle a décidé de suivre le conseil que sa maman lui donnait en prenant le temps de réfléchir avant d'agir.

Longtemps, elle a tout gardé pour elle, ne se confiant même pas à sa meilleure amie. Elle a un peu peur. Peur qu'elle ne se moque, qu'elle ne lui dise que c'est une folie ou une trahison. Et pourtant, Betty sait très bien que ce n'est ni l'une, ni l'autre. Qu'elle n'a pas cherché à ouvrir son cœur à Charly. Bien au contraire. Comme bon nombre d'enfants, ils se sont d'abord chamaillés avant de devenir proches. Cependant, il est nécessaire à Betty de savoir ce qu'en pense sa sœur de cœur.

ー Lisa, il faut que je te dise un truc qui me tient vraiment à cœur.
ー Je t'écoute.
ー Voilà... Je... Je crois que j'aime bien Charly.
ー Ben oui, lui aussi il t'aime bien. Tu es comme notre sœur.
ー Non, en fait... J'aime vraiment bien Charly. Je crois que je suis amoureuse de lui.
ー Quoi ? Non, pas lui !
ー J'y peux rien. Il me fait trop craquer.
ー Betty, tu ne pouvais pas choisir un autre gars que mon frère ?
ー Je n'ai pas choisi... Ça s'est fait tout seul.
ー Mais tu es sûre ! ?
ー Totalement. Je pense tout le temps à lui. Je frissonne dès qu'il me touche. J'aime passer du temps avec lui. Je ne me sens bien que quand il est là.
ー Merci pour moi.
ー Mais non, toi c'est différent. Tu es ma jumelle. Avec Charly, c'est profond. Je ne sais pas comment l'expliquer mais je l'ai dans la peau. Lorsqu'il me regarde dans les yeux, j'ai la sensation que l'océan est en train de m'engloutir et que je ne sais pas si je vais me noyer ou arriver à respirer sous l'eau. Il est si prévenant et tendre avec moi. Il fait attention et je me sens en sécurité avec lui.
ー Ben merde alors ! T'es vraiment accro.
ー Je... J'ai décidé de lui en parler à son prochain retour.
ー Tu ne veux pas lui dire dans les lettres que vous vous envoyez ?

En effet, le jeune homme et l'adolescente ont pris l'habitude, lors du départ à l'université de Charly, d'entretenir régulièrement une correspondance par courrier, comme dans les romans anglais. Leurs sujets de conversations sont plutôt banals mais Bethany apprécie le temps qu'il prend pour elle. Mais, ô grand dieu, jamais elle n'aurait osé lui avouer son amour dans une de ces lettres. Elle n'aurait pas la patience d'attendre sa réponse.

ー Non, je préfère lui dire en face !
ー C'est vrai que, quand j'y repense, il est clairement différent quand il est avec toi que lorsqu'il est avec moi. Mais ça ne veut pas dire qu'il est amoureux de toi.
ー Je sais bien. Mais je t'avoue que je l'espère vraiment. Je ne sais pas si je pourrais supporter de ne pas être avec lui. Mon cœur se briserait en mille morceaux. Je crois que je pourrais péter les plombs.
ー Fais attention à toi. Je ne voudrais pas que tu fasses une bêtise.

La petite brune pose sa main sur celle de son amie, comme pour lui donner sa bénédiction. Betty est soulagée qu'Elisa ne cherche pas à la convaincre et à modifier sa détermination. Elle sait que son cœur va exploser si elle garde ça pour elle trop longtemps. Elisa a juste peur que son amie déchante. Est-elle prête à entendre la vérité, quelle qu'elle soit ? Elle veut ménager la jeune femme.

L'adolescente amoureuse attend avec impatience les vacances d'été de ses 18 ans et le retour de Charles. Elle pense tout le temps à lui et à ses cheveux noirs et longs. Betty trouve que ça lui donne un côté poète maudit. Elle aime bien cette coupe.

Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'elle découvre qu'à peine arrivé, il a décidé de couper une partie de cette chevelure. L'adolescente arrive à la cuisine au moment même où Charles vient de terminer sa coupe. Les cheveux coupés du jeune homme sont posés sur une chaise. Elle plonge la main dans le tas, triste de voir sa chevelure préférée prête à partir à la poubelle.

ー Attention, ça pique !

La demoiselle sursaute. Il a fait exprès de surprendre Betty car ça l'amuse. Il passe près d'elle en caressant doucement son nez et en lui faisant un large sourire. Lui qui avait les cheveux bien longs se retrouve à présent avec une sorte de carré.

ー Pourquoi tu n'as pas tout coupé ? lui demande sa mère.
ー Je vais le faire, mais à la rentrée prochaine. Elen aimerait bien que j'ai les cheveux courts. Mais je vais garder un peu de longueurs pendant les vacances.
ー Elen ?
ー Maman ! Je t'en ai parlé ! On va emménager ensemble pendant les vacances.
ー Je te taquine ! C'est du sérieux, dit donc !
ー Ouais... Je crois que j'ai trouvé la bonne !

Betty, qui assiste à la discussion depuis le début, s'assoie, abasourdie.

ー Tu es sûr ? questionne sa mère.
ー Ouais ! Elle est parfaite, intelligente, drôle, on s'entend si bien. Je veux dire qu'on se complète bien. Et je l'aime ! Vraiment !
ー Tu y as bien réfléchi on dirait.
ー Tu n'imagines pas à quel point ! Ça fait un sacré bout de temps qu'on se fréquente maintenant elle et moi. Je sens que c'est avec elle que je veux faire ma vie.

Tel un fantôme, Betty se lève et se dirige vers sa chambre. Personne ne remarque le départ de la jeune femme. Ils sont tous pris dans leurs conversations. Pour Bethany, c'est un gouffre qui se forme dans son cœur. Elle comprend que ses sentiments ne sont pas réciproques. Et en plus, il ne lui a jamais parlé d'elle. Ni en vrai, ni dans ses lettres. C'est d'autant plus un choc pour elle. Pourquoi lui a-t-il caché cela alors qu'ils parlent toujours de tout librement ?

Elle entre dans sa chambre et referme la porte derrière elle. Elle se laisse tomber de tout son poids contre la porte puis glisser au sol. Les sanglots secouent son corps. Elle n'arrive pas à se calmer. Subitement, un poème lui vient à l'esprit. Elle imagine une femme qui pense avoir trouvé, en un homme, la dernière pièce du puzzle de sa vie. Cependant, elle se rend finalement compte qu'elle ne peut pas le finir car il lui manque UNE pièce. LA dernière. Et que cet homme n'est pas la bonne pièce. Même dans un moment aussi tragique, le cerveau de notre chère demoiselle ne peut s'empêcher de créer.

Charly est amoureux d'une autre qu'elle. C'en est trop pour Betty. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase des mauvaises choses qui s'enchaînent dans sa vie. À ce moment précis, elle en veut à la terre entière. Pourquoi la vie est-elle contre elle ? N'a-t-elle pas le droit à un peu de bonheur elle aussi ? Elle avait tant espéré que ses sentiments soient réciproques. Que l'attitude de Charles à son égard soit davantage que de l'amour fraternel. Être importante à ses yeux. Mais finalement, Betty se dit qu'elle n'est rien pour lui.

La jeune femme n'arrive pas à calmer sa peine. Les larmes coulent sans s'arrêter. Elle se déteste d'avoir espéré, d'être naïvement tombée amoureuse de lui, de lui avoir ouvert son cœur. La rage prend le dessus sur la tristesse. Dans un élan brusque, elle se lève et attrape le sac rangé sous son lit. Elle rassemble rapidement ses affaires les plus importantes : son journal et son ordinateur, quelques documents officiels, des souvenirs, de nombreux vêtements et affaires de toilettes. Elle sort de sa commode une boîte contenant quelques économies reçues à la mort de ses parents et toutes les lettres de Charly. Elle prend l'argent et jette les lettres dans la pièce. Elle s'habille d'un sweat à capuche et saisit son sac.

Elle jette un dernier coup d'œil à sa chambre. Même si elle est reconnaissante envers cette famille de l'avoir accueilli à bras ouverts dans le pire moment de sa vie, elle ne se sent absolument pas capable de rester aux côtés de Charles. Et après tout, elle est majeure à présent. Elle n'a plus de compte à rendre à personne. Elle ouvre la fenêtre qui donne sur l'issue de secours, enjambe le rebord et s'élance dans l'escalier métallique.

Au même moment, quelques coups sont frappés à la porte de sa chambre. Charles ouvre doucement la porte.

ー Dear Any ? Tu es là, beauté ?

Le jeune homme scrute la chambre vide mais totalement chamboulée. Betty a laissé traîner diverses choses en faisant son sac. Il trouve ses lettres, attachées ensemble par un joli ruban, au milieu de la pièce. Il comprend rapidement qu'il se passe quelque chose. Il voit la fenêtre grande ouverte sur la rue et s'y précipite. Il arrive juste à temps pour voir Bethany s'engouffrer dans un taxi en bas de l'immeuble.

ー Any ! hurle le jeune homme depuis la fenêtre.