Chapitre 9
Avait-il rêvé ?
C'était bien ici, aucun doute possible. Les traces de freinage, les reflets du verre brisé et le sang marquait l'emplacement. Il avait bel et bien percuté un animal ici quelques heures plus tôt.
Alors où était le corps ?
Circonspect, Richard se replongea dans cette scène aussi triste qu'angoissante. Il se remémora le choc, le bruit, l'odeur de l'explosif déclenchant l'airbag, sa tête heurtant l'appuie-tête puis le sang se mettant à couler le long de son menton. Tout ça était bel et bien arrivé, en témoignaient le pare-brise, l'état du volant mais aussi de sa lèvre salement amochée. Il avait ensuite titubé hors du 4x4, s'était effondré puis avait vu l'animal, sorte de dingo sous hormones de croissance. Il s'était approché et avait posé ses deux doigts sur la carotide de l'animal avant de constater le décès. Se pourrait-il qu'il se soit trompé ? Ou bien que l'animal soit revenu d'entre les morts par Dieu sait quel miracle ? Avec une carrure aussi imposante, la possibilité qu'il ne soit pas mort sur le coup était envisageable, bien que peu probable.
Entre ça, la supposée panthère et le tatou-tortue, la faune de cette île se voulait tout bonnement invraisemblable. Se pouvait-il que ces drôles d'animaux se soient développés sur ce petit îlot de terre naturellement ? Après tout il n'était pas rare de découvrir des sous-espèces présentes sur une seule île, résultat d'un import naturel ou humain des centaines voire milliers d'années auparavant. S'en suivait la sempiternelle sélection naturelle dont nul n'avait le secret et voilà qu'apparaissaient des espèces aussi rares que magnifique jusqu'alors inconnues. Cette théorie tenait la route mais ne semblait pas convaincre l'expert. Il n'était de toute manière pas en état de préparer une thèse sur le sujet. Et la possibilité que tout cela ne soit que le fruit de son imagination prenait une place bien trop importante dans son esprit pour se pencher sérieusement sur une autre option.
Il fouilla rapidement les alentours mais face à l'absence d'indice, il décida de retourner chez lui pour espérer trouver quelque chose : un repos bien mérité. Ses phares éclairèrent la rue affreusement vide et profondément triste avec au fond cette grande bâtisse sortie tout droit d'un roman lovecraftien. Elle sembla cependant moins effrayante que la veille. Peut-être grâce à cette électricité que lui offrait le générateur, ou bien cette boule de plume qui bataillait pour ne pas s'endormir. Richard rangea rapidement les extincteurs dans la caserne mais décida d'en garder un dans le 4x4. De toute manière il comptait bien remettre en marche le camion de pompier dès le lendemain.
De retour chez lui, le gardien de l'île s'empressa d'allumer toutes les lumières pour chasser les ombres qui s'enfuirent par les fenêtres. Le rapace vola de pièces en pièce avec une agilité des plus impressionnante, particulièrement pour un oiseau de cette taille. C'est tout naturellement qu'il se posa sur le rebord d'un meuble déjà bien usé, puis sur une cheville de la charpente ou bien directement sur le canapé. De toute évidence il avait habité ici auparavant.
« Fais comme chez toi... »
C'est lorsque Richard se dirigea vers la cuisine pour se préparer un casse-croute bien mérité que l'oiseau plongea sur son épaule avant de le tirer en arrière par la chemise. L'idée lui traversa l'esprit que tout cela ne soit qu'une punition divine lorsqu'il vit le frigo s'éloigner, se laissant emporter par le rapace bien plus énergétique que lui. Ce dernier grimpa ensuite les escaliers tout en vérifiant que son nouveau colocataire le suive. Une fois à l'étage supérieur, il se posa sur la poignée menant au phare en fixant Richard.
« Me dis pas que tu veux que je monte là-haut ?
— Kiiii ! »
Un châtiment divin.
Il ouvrit la porte et l'oiseau de proie s'engouffra à toute vitesse, profitant du nouvel espace à sa disposition. Ce fut avec un entrain bien plus limité que Richard le suivit, voyant chaque marche comme un mur infranchissable à escalader. Au bout de cinq très longues minutes, il arriva finalement au sommet et manqua de s'écrouler de fatigue. Par chance, l'interrupteur fonctionna et alluma une petite ampoule suffisamment puissante pour éclairer la pièce aux fenêtres recouvertes de peinture. Elle était globalement vide, crée dans le seul but d'abriter l'appareil trônant au centre. Une pièce de verrerie impressionnante de par sa taille et sa complexité, utilisé depuis deux siècles de par le monde. Une lentille de Fresnel, elle aussi peinte dans un espèce de beige plus proche du blanc cassé.
Dans un coin reposait une petite bibliothèque vide toute en hauteur et très fin auquel Richard n'avait pas fait attention. L'oiseau tapa le seul tiroir avec son bec puis se posa sur un perchoir au centre du meuble et fixa son larbin. Ce dernier ayant perdu toute volonté s'exécuta et tira la poignée. Il trouva plusieurs morceaux de papier cartonnés sur lequel étaient écrit des mots à côté de symboles multicolores. Il comprit rapidement l'assignement grâce aux petites ficelles attachés à chaque page et les pendit aux différentes attaches pour qu'elles entourent le rapace.
« Intéressant. Donc tu habites ici ? »
L'oiseau posa l'extrémité de son bec vers un symbole à côté duquel était écrit le mot « Oui » en lettre majuscule.
« J'ai déjà vu ce genre de système pour d'autres animaux, mais jamais avec autant de mots. »
Chaque page contenait un certain nombre de mots sous différentes catégories. Discussion, actions, lieux, objets, personnes, émotions et même "concept" avec des notions plus abstraites comme celle du temps ou de la mort. Face à cette découverte Richard ravala sa faim et entreprit une discussion des plus inhabituelle avec l'animal. À vrai dire, ce fût le milan qui entama la conversation avec l'aide de Richard qui prononça chaque mot à voix haute :
« Louis. Toi. Question.
— Mon prénom ? Richard. Ravi de te rencontrer Louis.
— Objectif. Question.
— Mon objectif... »
Le gardien tenta alors une gymnastique des plus atypique, à savoir réduire son intellect pour comprendre le chemin de pensée d'un être au vocabulaire très limité. La dernière fois qu'il s'était adonné à ce jeu remontait aux premières années de sa vie de père.
« Oh, pourquoi je suis ici ?
— Oui.
— Je m'occupe des animaux en attendant qu'on ait une meilleure équipe pour s'en occuper.
— Humains. Aller. Ici. Question.
— C'est le plan oui.
— Temps. Question.
— Si seulement je le savais... »
Non seulement cet oiseau était intelligent, mais il était curieux. Il continua tout naturellement la conversation avec deux mots qui replongèrent Richard dans l'obscurité que partageait la forêt et les abysses :
« Ici. Danger. »
Le gardien déglutit. Ce constat, il s'en était rendu compte tout seul. L'oiseau sembla regarder les blessures de son locuteur. Son bras toujours bandé. Sa lèvre éclatée. Ses crevasses dans lesquels s'étaient perdu ses cernes. Tant de signes qui ne cessaient de le rappeler à l'ordre : il n'était pas en sécurité ici.
« Je sais bien... C'est pour ça que ton maître est parti ?
— Non. Freddy. Danger. »
La page intitulé "personnes" était la seule comportant des modifications. Une dizaine de prénoms avaient été rayés tandis qu'un autre avait été rajouté. Ce mot sortait du lot de par son écriture capitale et négligée, à contrario des belles lettres cursives et régulières qu'ornaient toutes les autres pages. Freddy.
« Alors c'est lui ton maître. Tu dis qu'il est dangereux ?
— Oui.
— Il t'a fait du mal.
— Oui. Louis. Amis. Mort. »
Le dernier mot qu'il venait de prononcer à voix haute lui glaça son sang. L'écriture si joviale et féminine contrastait avec la violence du terme. L'absence de phrase décuplait son impact, lui donnant une aura des plus singulière, presque mystique. La mort faisait partie de ces concepts au-dessus desquels peu d'Homme osaient se pencher et pour cause, il était très aisé d'y glisser.
« Ton maître a tué tes amis ?
— Oui.
— Il a tué d'autres oiseaux ? Ou bien des animaux avec qui tu t'entendais bien ?
— Non. »
Le milan pointa alors son bec vers la page des prénoms, puis fit le tour de tous ceux rayés.
« James. Charles. Deborah. Edward. Mary. Arnold. Max. Alex. Christopher. Jessica. Albert... »
Richard perdit petit à petit pied devant cette rubrique nécrologique qui n'en finissait pas. Sa vision se transforma en cette bouillie infecte sans contours ni formes. Les prénoms continuèrent d'affluer mais il ne s'agissait plus de sa voix qui les prononçait, mais celle d'une petite fille aux tonalités familières. Les mots se transformèrent en chiffres. Des suites de nombres croissants. Les tables de multiplications. Il lui avait fait répéter tellement de fois qu'il avait fini par les connaître par cœur.
Un son terrifiant le fit revenir à lui juste avant qu'il ne perde l'équilibre. Un grognement monstrueux qui n'avait rien à envié au rugissement du tigre du Bengal ou aux prémices d'un tremblement de terre.
Son estomac venait de se réveiller.
« Je préfèrerai qu'on arrêter de parler de ça pour ce soir, d'accord ?
— Danger. Danger. Danger.
— JE SAIS ! »
Le rapace sursauta face à cet excès de zèle mais retrouva rapidement son regard neutre et impérial.
« Pardon mais... je sais okay ? Je sais. Je dois tenir bon. J'ai pas le choix. »
L'oiseau resta quelques secondes à l'observer. Richard se força à soutenir le regard, bien qu'honteux d'avoir perdu ses moyens une fois de plus. C'était dans ces moments qu'il se souvenait de ce qu'était réellement une pupille : une ouverture. Mais pas n'importe laquelle. Celle qui emmenait directement au cerveau, autant dire à la psyché et ainsi à l'âme. Sinon, comment expliquer que les Hommes et les animaux se regardaient toujours dans les yeux et cela peu importe leur espèce ? Tout simplement parce qu'il s'agissait du meilleur moyen de connaître des intentions, non pas en repérant d'éventuels mouvements, mais bien en lisant directement les pensées de la personne. Ou de l'animal.
Le temps s'écoula, affecté d'une gravité particulière qui l'allongea. Une petite minute d'analyse, d'introspection et de réflexion venant des deux parties. Une lecture de contrat aux milles et unes closes implicites dont la durée se révèlerait inconnue jusqu'à sa rupture.
Puis enfin, Louis signa en pointant le « Oui ».
Richard n'était plus complètement seul désormais.
***
Après avoir donné un peu de viande séché à son nouvel ami, il s'empressa d'ouvrir ses placards à la recherche d'un repas. Il tomba sur une boite de cornflakes. Sa marque préférée. Maintenant qu'il n'était plus constamment sous l'effet de psychotropes, n'importe quel petit détail se transformait en vil prétexte pour penser à elle.
Son dévolu tomba sur des conserves qu'il mélangea dans une pâtée infâme avant de claquer la porte du micro-onde. Le repas se fit alors en silence. Malgré les évènements de la journée qui rajoutaient autant d'interrogations que de craintes, les songes de Richards furent plus gais que d'accoutumée. Il avait enfin quelqu'un pour l'accompagner dans ses tâches et ainsi occuper son esprit, de loin l'entité la plus dangereuse sur ce bout de roche. C'est sans lien précis qu'un animal en particulier surgit dans son esprit après qu'il l'ait complètement oublié :
« Charly ! Je suis pas retourné la voir ! »
Il avait en effet promis plus tôt dans la journée de retourner lui tenir compagnie une fois sa tournée finie. Certes, ses excuses en plus d'être nombreuses étaient compréhensibles, mais de là à ce que cet animal au comportement bien trempé la pardonne... Sa culpabilité le fit hésiter longuement, cherchant par la fenêtre une lueur un tant soit peu chaleureuse l'invitant à braver l'obscurité. Il n'y trouva que des ombres tremblantes au gré des brises, nuages recouvrant cet océan de ténèbres qui englobait terre et mer.
Il se promit d'y aller dès la première heure le lendemain matin, avant même de commencer sa tournée.
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