Chapitre 13
« Donc si Mimi la fourmi a huit bonbons et qu'elle en donne quatre à Pablo l'asticot, il lui en reste combien ?
— ... Pas beaucoup ?
— Alors, oui, mais c'est un chiffre qu'on cherche.
— Mais c'est trop duuur !
— Mais non, tu peux le faire ma puce !
— On à qu'à demander à Freddy !
— ... Quoi ?
— Bah oui, il est juste là. »
Juste là.
Richard aurait probablement sauté du lit si la peur ne l'avait pas paralysé.
Un rapide coup d'œil le rassura. Personne. Les fenêtres étaient toujours barricadées, les draps trempés et le pistolet sur la table de chevet. Rien n'avait bougé. L'insomniaque était même allé jusqu'à scier les pieds de son lit pour que rien ni personne ne puisse se cacher en dessous. La lumière quant à elle restait en permanence allumée, aussi bien dans cette pièce que dans le reste de la maison. Il s'en était assuré en démontant tous les interrupteurs puis en ramenant le générateur à l'intérieur dans une pièce à part afin d'éviter les mauvaises surprises. Il avait transformé sa maison en petite forteresse.
Son pied gauche se posa sur le sol suivit du droit. Ce mouvement pourtant si simple mit l'entièreté de son corps hors-service quelques secondes, rendant sa vision floue et ses membres engourdis. Derrière les planches et les volets le gardien n'aperçut que l'obscurité. Une fois encore il se levait avant le soleil. Et une fois encore il n'avait somnolé que quelques heures. Ce fut les jambes tremblante et l'arme à la main qu'il tourna son verrou fraichement installé. Il se hissa jusqu'à son bureau où dormaient Charly et Louis, allongés l'un contre l'autre sur quelques coussins. Les trois amis avaient bien essayé de dormir ensemble mais les deux compères s'étaient vites enfuis face aux terreurs nocturnes du bipède. Il lui suffit de passer la tête par l'encadrure pour que deux paires d'yeux se posent sur lui. Eux non plus ne pouvaient trouver le sommeil. Ses cris les avaient-ils réveillés ?
« Désolé les gars. »
Le besoin de compagnie était partagé. Devant l'impossibilité de barricader la baie vitré, Richard s'était servi des pots de peintures restants pour la recouvrir. L'étage tout entier s'accordait désormais parfaitement avec le phare et le bunker, offrant un semblant de tranquillité au gardien qui n'avait plus à se soucier des étranges reflets noyés dans la nuit. Il s'assit sur sa chaise avant d'attraper des feuilles et un stylo. Ses neurones ne cessaient de cogiter mais finissaient inlassablement par se nouer. Mettre ses pensées sur papier l'aiderait peut-être. Louis vint s'installer sur le bureau pour utiliser ses fiches tandis que la guéparde resta sur son lit d'infortune.
« Bon. On sait que Stripes a été tué. Louis, toi tu penses qu'il s'agit de « Freddy », ton ancien maître. C'est bien ça ?
— Ruuuun.
— Donc ça signifie qu'il est encore sur l'île ? »
Les deux animaux s'échangèrent un regard qui agaça le maître des lieux.
« Quoi encore ? Vous croyez vraiment que c'est le moment de me cacher des choses ? Vous trouvez pas que c'est déjà suffisamment la merde ?! Vous voulez pas m'aider ou quoi ?
— Bien sûr que si on veut t'aider !
— Dans ce cas répondez à mes questions ! »
Richard reprit son souffle, s'excusa dans sa barbe puis reprit.
« Donc, ce Freddy, il est sur l'île ?
— Oui.
— C'est quoi au juste ? Un homme ?
— Ne sais pas.
— Si c'est ton ancien maître tu dois bien le savoir !
— Passé. Oui. Présent. Ne sais pas. »
Il se pinça les sinus d'agacement.
« Bon. Reprenons du départ. Tu vivais ici avec lui, c'est bien ça ?
— Non.
— ... Comment ça ?
— Ici. Ami. Passé.
— Donc l'ancien gardien qui habitait ici était ton ami. Ton maître était quelqu'un d'autre ?
— Oui. »
Le mystère grandissait et avec lui son mal de crâne. Une question le taraudait depuis longtemps. Son instinct l'avait empêché de la poser car terrifié de la réponse. Mais au point où il en était...
« Il lui est arrivé quoi à ton ami, celui qui habitait ici et que je remplace ? »
Richard fixa le mot "mort", persuadé que le bec de l'oiseau allait s'y poser. Après mure réflexion, Louis jeta son dévolu sur sa réponse favorite : « Ne sais pas. » Le gardien se demanda si cette affirmation était honnête ou bien une simple tentative de le rassurer. Entre le sang sur la boite de premier soin, la peinture du phare et le pistolet, nul doute que son prédécesseur avait passé un sale quart d'heure sur cette île. Pour décharger son flot de pensée il déchargea quelques mots clés sur le papier.
« Donc ce Freddy, ton ancien maître, serait sur l'île et aurait massacré Stripes. Le soir où tu m'as fait peur dehors, c'était aussi ce Freddy qui me poursuivait ?
— Oui. Ne sais pas.
— Tu n'es pas complètement sûr ?
— Oui.
— ... Tu m'as aussi dis que ce Freddy a tué tes amis. Tous ceux-là. »
Il pointa la liste de prénoms barrés.
« C'est l'ancien gardien qui te l'a dit ?
— Oui. »
Il se tourna ensuite vers Charly qui était restée bien silencieuse, la tête sur les pattes et les yeux dans le vide.
« Je sais que c'est difficile pour toi d'en parler mais est-ce que tu peux me donner toutes les informations que tu as ma puce ? J'en ai vraiment besoin pour nous mettre en sécurité. »
Elle soupira avant de se lever en jetant un coup d'œil à côté d'elle comme pour vérifier quelque chose. D'un pas lent, Charly se mit à faire les cent pas dans le bureau tout en réfléchissant. Le moment venu, elle entama un monologue, décrivant en détail cette horrible nuit où sa compagne s'était faite massacrer sous ses yeux. Le récit qui sortit de sa gueule était parsemé de milles et un détails aux tournures dignes des plus grands orateurs. Bien que la forme soit des plus agréable, le fond pétrifia Richard. Elle lui décrivit l'attaque avec une précision telle qu'elle transporta le gardien au beau milieu de l'action. Il était là, dans l'enclos, bouche bée face à ce charnier. Tout y était. Les membres arrachés, les tripes déchiquetés et les os brisés, cette chose inanimée n'était plus un animal mais une carcasse, un bout de viande qui ravirait les charognards. La plongée dans l'horreur continua avec la description de l'assaillant qui paralysa l'auditeur. Les figures de styles se surenchérissaient les unes après les autres pour peindre le portrait le plus vil et nauséabond qui lui ait été donné d'imaginer. L'abomination grandit au fur et à mesure et atteignit un tel niveau d'épouvante que Richard sortit complètement de l'histoire et revint à lui, sorte de coupe-circuit pour ne pas plonger trop profondément dans les abysses.
La guéparde tournait toujours en rond en miaulant milles et un sons sans aucune signification. Ses yeux se tournèrent vers Louis, vers ses mains puis vers le pistolet posé sur le bureau. Le monde autour de lui sembla faux, piètre comédie ou un Tartuffe parlait aux animaux. Voilà ce qu'ils étaient. Des animaux. Richard aperçut ainsi un reflet de cette seconde réalité, la même qui l'avait frappé dans le miroir. Il était impossible pour un humain de comprendre un animal de la sorte. Malgré des années de recherches et des mois à leurs côtés, cette idée relevait ni plus ni moins que de la science-fiction, à son grand désarroi. Cette vérité retentissante s'envola petit à petit tandis que Richard s'immergea de nouveau dans cet état qui lui permettait de comprendre la guéparde à la voix si familière. Il garda tout de même un conseil de ce petit voyage : ne pas croire Charly sur parole.
« Et toi Louis, tu me certifies que cette chose est Freddy.
— Oui. Ne sais pas.
— Donc ça non plus tu n'en es pas sûr... »
L'impression de tourner en bourrique aggrava son mal de crâne. Malgré ses nombreux démons, Richard n'avait jamais lorgné cette succube qu'était l'alcool. Pourtant à cet instant précis, il n'aurait pas dis non à un verre.
« Donc sur l'île nous avons une personne, ou en tout cas quelque chose qui s'amuse à tuer les animaux. Voilà notre première certitude. Ensuite, nous avons les comportements desdits animaux. »
Le doute avait envahi l'esprit du gardien ses derniers jours, d'où la nécessité d'écrire noir sur blanc toutes les informations qu'ils pouvaient croire. Cette chimère l'avait même amené à remettre en question le passage dans l'enclos de Stripes. Pour la faire taire il y était retourné armé et avait ramené un souvenir pour le moins sanglant à la maison : une patte. Il l'avait ensuite enroulé dans du cellophane et disposé sur la desserte de l'entrée comme rappel. Elle n'avait pas bougé depuis. L'autre vérité absolue résidait dans la bizarrerie des résidents. Il avait pu constater leurs comportements tous les jours depuis son arrivé et Thomas lui-même avait lu certains passages du journal renfermant toutes les informations.
« Selon vos connaissances, les anciens humains n'ont jamais eu de comportements particuliers avec eux ? Juste... beaucoup d'affection ?
— Oui. »
Quelques mots apparurent sur le papier suivis d'un point d'interrogation. Ce n'était pas le plus urgent après tout.
« Je n'en comprends pas encore la raison mais cela constitue ma deuxième certitude : les animaux de cette île ne se comportent pas normalement. »
Il songea aussi à ces espèces inconnues croisées cette fameuse nuit mais Richard s'était rendu à l'évidence : ses souvenirs ne constituaient pas une preuve suffisante. Non seulement il ne pouvait pas les croire mais ces derniers avaient la fâcheuse tendance à se transformer. Chaque jour déformait un peu plus les neurones sur lesquels ces bribes de vie s'étaient gravées, altérant avec eux leur cohérence et allant jusqu'à supprimer certains détails. L'eau était déjà trouble, maintenant elle s'évaporait purement et simplement. Bien que sa compréhension de Charly se révélait douteuse, celle de Louis semblait déjà plus cohérente. Après tout il avait déjà eu des semblants de conversations avec certains animaux particulièrement intelligents au cours de sa vie et le milan royal lui avait montré lui-même l'emplacement des fiches. Peut-être pouvait-il confirmer certaines informations grâce à lui.
« Louis, on est d'accord qu'il y avait un prédateur ce fameux soir à côté de mon 4x4 ?
— Oui.
— Et ce n'était pas Freddy ?
— Non.
— ...Tu as déjà vu Freddy au moins ?
— Oui. Ne sais pas. »
Ses réponses n'en restaient pas moins incohérentes. Comment pouvait-il en être sûr pour cette nuit-là mais pas pour celle d'avant ? Et tout cela sans même être certains de l'avoir vu ! Puis comment pouvait-il ne pas l'avoir vu alors qu'il s'agissait de son maître ?! La majorité des évènements concernant ce croque-mitaines lui avaient été reportés par les anciens employés ou par d'autres animaux selon ses propres dires. Faire le jeu du téléphone arabe avec des animaux menait forcément à des problèmes de traduction. Sa main continua de gribouiller des mots reliés entre eux par des flèches avant de poser le stylo.
« Donc on peut rajouter la présence de prédateurs sauvages sur l'île. Super. Maintenant que l'on a posé tout ça vient la question principale. Comment on va s'en sortir ? »
Il ne parlait plus tant à ses amis qu'à lui-même. Lui seul pouvait les sauver, eux et tous les autres résidents de l'île. Son petit doigt prit un coup de jus en effleurant le pistolet. Avant cette mésaventure, l'idée de résoudre un problème par la violence n'avait jamais traversé l'esprit de celui qu'on surnommait "l'ami des bêtes". Et le voilà qui s'accrochait à ce bout de ferraille comme si sa vie en dépendait. Probablement était-ce le cas. Cependant même sans connaissance approfondie en matière d'arme ou de chasse, le gardien savait pertinemment qu'un si petit calibre ne pourrait arrêter des bêtes aussi féroces et dangereuses. C'est ainsi que l'idée du combat fut écartée de la table, pointant vers la seule solution viable :
« On doit se barrer coûte que coûte.
— Comment ?
— On n'a pas le choix, on doit contacter le continent. C'est soit ça, soit attendre les bras croisés en risquant notre vie tous les jours. »
Un hochement de tête clôtura la discussion puis Richard changea de bureau pour s'asseoir face au téléphone. Une fois de plus il composa tous les numéros de l'annuaire les uns après les autres avec le même résultat décevant. Il se souvint alors de la définition que donnait Einstein de la folie et rit doucement en raccrochant le combiné. Le petit journal contenant les indications nécessaires au bon fonctionnement du matériel ne donnait aucune piste en cas de panne pure et dure. Bien sûr celui qui s'était improvisé spécialiste en communication avait tout débranché puis rebranché une bonne dizaine de fois, tourné les câbles dans tous les sens et avait même nettoyer les embouts, toujours en vain. Il devait se rendre à l'évidence, le problème ne venait pas de là.
Son journal du bon gardien ne contenait pas plus d'informations. Ses connaissances en la matière étant des plus limitées, Richard eut besoin d'un certain temps pour réfléchir à une solution. Il finit par venir à la conclusion que si le téléphone était branché, cela signifiait que le câble se dirigeait forcément quelque part, probablement à une antenne. Avec un peu de chance trouver cette dernière lui permettrait de rétablir les communications. L'idée de passer davantage de temps dehors ne l'enchantait guère mais restait plus fiable que le plan de secours :
Prier pour un miracle.
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