Chapitre 1
Cela faisait des mois que Richard n'avait pas quitté sa rue. Et voilà qu'il se retrouvait dans un hélicoptère perdu au milieu de l'océan à des milliers de kilomètres de chez lui. Le paysage qu'il fixait n'avait pas bougé depuis plus d'une heure. Ce long drap bleu aux plis irréguliers s'étendait jusqu'à l'horizon, vision des plus sublimes tant que l'on ne s'y retrouvait pas piégée.
Thomas –qui avait troqué son costume pour des habits plus simples mais toujours aussi extravagants– s'était assoupi. « Décalage horaire » avait-il expliqué en baillant. Richard n'avait eu d'autres choix que d'écouter ce moulin à parole étaler sa vie aussi vite que les pâles de l'hélicoptère. Ce fils de personne qui n'avait même pas fini de payer son prêt étudiant en avait rajouté une couche en devenant accro aux paris hippiques. Sans argent il avait été chassé de l'appartement qu'il louait et avait dû retourner vivre chez sa mère, femme de ménage au dos complètement bloqué. Il avait aussi raconté toute une partie sur son père absent qui avait donné envie à Richard de sauter de l'engin.
Pour finir, il avait expliqué son recrutement. Ce Monsieur V l'avait contacté pour lui proposer un emploi d'assistant et d'homme à tout faire. Après avoir accepté, ce bienfaiteur avait réglé l'intégralité de ses dettes et lui avait offert une coquette somme d'argent pour que sa mère puisse prendre une retraite bien méritée. Pourquoi l'avait-il choisi lui ? Comment avait-il eu son contact ? Pourquoi une telle générosité ? Tant de questions qui taraudaient Richard mais qui ne semblaient pas déranger le concerné, bien trop heureux d'avoir cette chance pour l'interroger.
Ce dernier s'était réveillé juste avant d'arriver sur l'île, au grand désarroi de Richard qui dut supporter une reprise des plus bancales du thème de Jurassic Park dont le deuxième volet venait de sortir au cinéma.
L'île était grande. Bien plus grande qu'il ne l'avait imaginé. À bien y regarder, il ne voyait aucun enclos, mais plutôt des zones distinctes. Certaines avaient été rasées de tous leurs arbres et couvertes de sable, d'autres avaient une végétation trop abondante ou différente de celle que l'on s'attendrait à voir dans un tel endroit. À croire que cette île était un assemblage, un endroit composé de différents biomes importés depuis tous les continents.
« Bienvenue sur Plotin ! »
L'hélicoptère traversa l'île avant de ralentir puis de descendre vers une zone plus civilisée avec un semblant de port et quelques bâtiments en partie cachés par la végétation. La seule zone vraiment dégagée fût l'héliport sur lequel ils se posèrent en douceur avant de sortir de la cage de métal. Ils réalisèrent à quel point l'air était lourd lorsque les pales s'arrêtèrent de tourner et que leurs ombres cessèrent de les protéger du soleil tropical.
« Pour ne rien t'cacher, je découvre l'île en même temps que toi. Mais j'ai un plan et quelques photos pour te faire la visite ! »
Le pilote et le co-pilote sortirent à leur tour pour s'occuper des nombreuses valises de Richard qui venait de signer pour quatre long mois sur cette île paradisiaque. Il se mit à suivre le clown qui lui servait de guide. Ce dernier pointa du doigt une villa aussi gigantesque que moderne visiblement peu entretenue.
« La résidence de Monsieur V sur l'île. À priori vous ne devriez pas le rencontrer, il n'aime pas venir l'hiver.
— L'été non plus visiblement... »
Cette petite allée aux cailloux blancs et à l'herbe drôlement verte menait à une rue plutôt large, trop peut-être pour une île aussi sauvage et inhospitalière. À croire que son propriétaire comptait venir rouler en Ferrari. Sans être capable de mettre le doigt dessus, quelque chose dérangeait le spécialiste animalier. Peut-être cette impression de grandeur, que ce soit dans cette route ou dans les quelques bâtiments qui la longeaient. Ils commencèrent par celui le plus proche. Une clinique vétérinaire couverte de plantes grimpantes où était stocké la nourriture des animaux ainsi que des bureaux d'analyses. C'est en rentrant à l'intérieur que Richard eut le déclic.
« C'est trop calme. »
Pas de mouvement. Pas de bruit non plus, si l'on oubliait les appareils électroniques encore branchés. Et à y regarder de plus près, l'endroit n'était pas entretenu. La poussière régnait en maître dans ce bâtiment pourtant à la pointe de la technologie à en juger par le laboratoire tout aussi désert.
« Pourquoi est-ce qu'il n'y a personne ?
— Alors ! Oui ! J'allais justement t'en parler ! »
Thomas visiblement prit de sueurs froides plongea ses yeux dans ses notes et fît mine de chercher quelque chose dans toutes ses pages. Richard resta patient, tout en dévisageant l'homme à tout faire, un sourcil relevé. Quelque chose n'allait pas.
« Pour tout t'expliquer... Il y a eu un petit problème de... de recrutement et donc pour le moment il n'y a... personne ? »
L'immensité du bâtiment et de l'île toute entière prit une tout autre dimension. Comme pour confirmer ses angoisses naissantes, il prononça ses réflexions à voix basses : « T'es en train de me dire que j'vais me retrouver tout seul ici ? Pour m'occuper de plusieurs dizaines d'animaux tous les jours ?
— Temporairement ! Ce n'est que temporaire bien entendu ! Le temps de trouver de nouveaux employés ! Ce n'était pas vraiment prévu que tu commences aussi tôt, mais puisque c'était ta condition pour venir...
— ... Pourquoi est-ce que les anciens ont quitté ?
— Je–... Bon, pour tout te dire j'en sais rien ! »
Cette dernière phrase fut prononcée avec une agressivité qui ne lui ressemblait et ne lui correspondait pas. Était-ce la fatigue qui parlait ? Ou bien avait-il peur ? Mais de quoi ? Richard était plutôt robuste, caractéristique des plus pratiques pour aller jouer avec les ours, mais il était connu de par le monde comme un grand pacifiste qui n'aurait jamais blessé le moindre vers de terre. Comprenant son erreur, Thomas se racla la gorge puis ouvrit un bouton de son polo.
« Désolé, c'est cet air lourd... Puis avec le décalage horaire... Mais ne t'en faites pas, tu as la climatisation dans ta maison ! Ahah ! Ah... »
Devant le regard insistant du nouvel employé, Thomas n'eut d'autre choix que d'inspirer un bon coup pour garder son calme. Il s'était visiblement préparé à avoir cette discussion mais dut tout de même trouver le courage pour expliquer ce qui s'apparentait de plus en plus à un piège :
« Okay, je ne voulais pas te le dire avant qu'on soit ici car j'avais peur que tu refuses le boulot. Mais en attendant qu'on recrute plus de monde, tu devras t'occuper des animaux.
— On parle de combien d'animaux ?
— Une petite cinquantaine !
— Pardon ?
— Plus une volière.
— ...
— Et un petit vivarium. J'ai une liste juste-là ! »
Thomas parvint à retrouver son calme devant l'absence de réaction de Richard. Cet homme que tout le monde connaissait comme "l'ami des bêtes" contrôlait ses émotions avec la précision d'un chef d'orchestre. Alors que tant de passionnés se demandaient d'où venait ce lien qu'il était capable de créer avec de grands prédateurs, allant du don jusqu'à la triche, la vérité était beaucoup moins impressionnante : il savait rester calme en toute situation et réfléchir avec discernement.
3 Eléphants d'Afrique
2 Lions et leurs 2 lionceaux
1 Guépard
3 Rhinocéros noirs
2 Hippopotames pygmées
2 Gorilles des montagnes et leur petit
4 Bonobos
4 Antilopes blanches
1 Tigre du Bengal
2 Tapirs
[...]
2 Grands dauphins
3 Baleines bleus
[...]
« ... Des dauphins et des baleines ?
— En fait ils sont en libertés mais ils reviennent souvent au même endroit. Il faut juste leur donner un peu de poisson de temps en temps pour qu'ils continuent de venir. »
Thomas avait répondu avec la fierté d'un enfant donnant la bonne réponse à sa maîtresse tandis que Richard était dépité. Dans quel bourbier s'était-il fourré ? Face à cette information, ses muscles se contractèrent et son couple se coupa net :
« Mais qui s'occupe des animaux s'il n'y a personne ?! Vous ne les avez quand même pas laissés seuls pendant des semaines ?!
— Non bien sûr que non voyons ! Nos pilotes s'en occupent avec amour depuis que les équipes sont partis.
— Parfait. Vous allez pouvoir leur dire de continuer. »
Il rendit la liste avant de quitter le bâtiment. Comment avait-il pu accepter une telle folie ? Venir au milieu de nulle part sans se renseigner, sans voir des photos des installations, sans demander leur avis à des personnes qui y travaillaient. Et si tout cela n'était qu'un piège ? Qu'un traquenard pour l'obliger à payer une rançon ! Non, tout le monde savait qu'il n'avait plus autant d'argent qu'auparavant. Ce V ne cherchait rien de plus qu'un con qui accepterait de faire le sale boulot temporairement sans poser de question. Cela expliquait pourquoi Thomas était venu le voir lui, pauvre âme désespérée.
« Mais enfin vous n'allez quand même pas abandonner tous ces animaux ! Ils comptent sur vous ! »
Sa voix de plus en plus insupportable aux oreilles de Richard résonna dans cette rue sans vie, décor de cinéma qui ne servait qu'à assouvir les désirs d'un autre bourge richissime qui ne se souciait pas le moins du monde du bonheur des animaux. Pendant trop longtemps il avait été la marionnette de ce genre d'individus avant de se lancer pleinement dans l'activisme.
« Alors on va être clair. Je ne suis ni vétérinaire, ni ASV*, ni biologiste animalier. Et puis quoi encore, tu veux pas que je serve de guide tant que tu y es ?!
— Non du tout ! Il n'y aura pas de visite comme je te l'ai expliqué. Tu n'as qu'à nourrir les animaux le temps qu'on recrute du monde, ça ne devrait pas prendre trop de temps.
— Ah ouai ?! Et ça fait combien de temps que personne ne les surveille comme ça ?
— Je–. Je ne sais pas...
— Vous avez au moins des pistes pour le recrutement pas vrai ?
— Ce n'est pas moi qui m'en occupe, moi je devais trouver quelqu'un pour diriger l'île et pour s'occuper temporairement des bêtes ! Je suis désolé de n'avoir pas été complètement honnête mais ce n'est qu'une question de jours j'en suis sûr ! Et en attendant, on a besoin de quelqu'un qui s'y connait. »
Richard ne pouvait s'empêcher d'imaginer toutes ces pauvres bêtes complètement seules. Certes, leurs enclos étaient soi-disant grands et fidèles à leur condition initiale, mais ils restaient des enclos. Peut-être n'était-ce qu'un mensonge supplémentaire. Peut-être que tous ces animaux souffraient dans de minuscules cages depuis des mois, des années même ! Le pire selon lui, c'était ce guépard, inscrit comme étant seul sur la liste. Il avait une connexion particulière avec cet animal, connexion qui s'était créé lors du tournage de son tout premier documentaire qui l'avait rendu célèbre. Et imaginer un animal aussi incroyable seul le rendait malade. Il ne pouvait pas rester les bras croisés.
« Qu'une question de jours, hein ?
— C'est une promesse !
— Pas sûr que ta parole ne vaille grand-chose. »
Il songea un instant à sa maison. Si vide. Si obscure derrière ses volets. Si sale. Puis il tourna sur lui-même. Au bord de la route était plantée des palmiers tandis que derrière les bâtiments couverts de végétations, la nature était intacte, luxuriante et resplendissante. Les rayons du soleil couvraient sa peau d'une chaleur si puissante et si vivifiante, comme s'il sortait dehors pour la première fois, qu'il redécouvrait ce que cela faisait que d'être en vie.
Cela ne l'empêchait pas pour autant d'angoisser. Se retrouver complètement seul sur une île au milieu de nulle part tout en ayant la responsabilité de dizaines d'animaux semblait être une tâche des plus périlleuse, qui plus est dans ce piteux état qu'était le sien. Serait-il à la hauteur ? Si par malheur il se révélait incapable de s'occuper de toutes ces bêtes, elles risquaient de mourir par sa faute. Jouer avec sa vie était une chose, mais la perspective d'avoir celle d'autant d'êtres vivants entre ses mains lui donna des sueurs froides.
Et s'il refusait, qu'allait-il se passer ? Il rentrerait à sa misérable existence, à manger de la merde et à sniffer de la dope pour se sentir bien dans sa peau quelques heures. Puis il déprimerait et réitérerait l'opération jusqu'à atteindre une inévitable overdose. Cette pensée le dégouta au plus haut point, comme s'il se voyait enfin pour ce qu'il était réellement devenu : une ombre. Cette lumière salvatrice représentait sa dernière chance de quitter le rang des spectateurs pour rentrer sur scène. Redevenir quelqu'un de fort et de capable. Une personne avec les idées claires et des objectifs précis. Un Homme avec une raison de vivre, la même qui l'avait alimenté toute au long de sa vie :
Protéger les animaux.
*ASV : Auxiliaire spécialisé vétérinaire
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