Chapitre III
Guerrino semblait vraiment infatiguable. Il faisait un compte rendu détaillé de tous les évènements passés depuis que son fils s'en était allé à Florence. Sept ans d'affaires, de commandes et de nouvelles qu'ils s'étaient envoyés par lettres, mais que le vieil homme prenait plaisir à raconter de nouveau. Santo, d'apparence attentif, écoutait en vérité d'une oreille plutôt distraite. Il savait déjà que la cour de France leur avait commandé une traduction d'Aristote, sur laquelle ils travaillaient depuis trois ans et qu'il allait bientôt falloir livrer. Cette commande honorait leur famille. Une demande comme celle ci, témoin de l'intérêt que leur portait le Roi de France Louis XIV, plus grand souverain au monde selon Guerrino, servait à leur offrir prestige et gloire.
Les nobliaux, bourgeois et autres personnages médiocres cherchant à se vanter se précipiteraient chez eux, afin de pouvoir clamer au monde qu'ils avaient le même fournisseur d'ouvrages que le monarque de France.
C'était bon pour les affaires, et parce que Guerrino admirait la France, son fils aîné avait pour ce pays la même adoration. Il s'était senti extatique, le jour où il avait appri la nouvelle, et espérait secrètement que le patriarche l'autoriserait à se charger personnellement de cette prestigieuse livraison.
Il avait tant entendu parler de la France !
Depuis l'enfance, on lui contait les merveilles de ce pays et son prestige. Voyant l'importance que lcette terre de France, fille aînée de l'Eglise, avait auprès de Sa Sainteté le Pape, Santo ne pouvait qu'être convaincu de la grandeur de leur voisine.
Voir tout ça de ses propres yeux, il en rêvait. A l'académie, ils avaient eu l'honneur de recevoir la visite de Ferdinand II de Médicis, Duc de Florence. Ce dernier, bien que peu intéressé aux élèves, avait tout de même brièvement évoqué ses activités, et ainsi certaines concernaient le pays gouverné par Louis XIV.
Santo n'avait cessé de sentir grandir son désir de visiter la contrée voisine, et il se promit de parvenir à ses fins en se voyant confier la tâche de livrer les ouvrages.
— As-tu eu connaissance de l'état de ta sœur ? Interrogea Guerrino, coupant son fils dans ses pensées.
Le jeune homme hocha la tête, réprimant un soupir. Sa mère lui avait envoyé une lettre, il y avait de ça deux mois à peine, pour le mettre au courant. Santo ne savait pas comment réagir, il demanda donc simplement :
— La grossesse se passe bien ?
Guerrino profita de l'innocente question pour apprendre à Santo combien sa sœur aînée, Elise, lui donnait satisfaction par son mariage avec Charles De Sudrie de Calvayrac, un comte français dont les origines nobles familliales remontaient au XIII ème siècle. Si cette alliance avait tout d'abord fortement déplut à Guerrino, à cause du rang inférieur de son gendre, à partir du moment où il avait apprit la nationalité du jeune homme, son comportement avait radicalement changé. Il avait accepté avec empressement la demande du comte, et les noces avaient été célébrées dans l'allégresse. Enfin, à vrai dire Santo ignorait les véritables sentiments qui étaient alors ressortis de ce mariage.
Pour Guerrino et Cornélia, de la joie, certainement. Après tout, le mariage d'une fille était toujours une bonne nouvelle pour les parents, débarrassés d'une charge et certifiés d'avoir une descendance.
Natale, dans son souvenir tout du moins, avait juste semblé heureux de la fête, sans trop d'avis sur le marié ni à propos de sa cousine à peine plus vieille que lui, si belle dans sa robe blanche.
L'époux, justement, paraissait heureux. C'était l'image qui s'imposait lorsque le jeune noble tentait de se souvenir de ce jour. Charles De Sudrie n'avait alors pas eu l'air d'un homme s'apprêtant à offrir les plus belles années de sa vie au service d'une femme qu'il estimait, au mieux, mais pour qui il ne nourrissait aucun tendre sentiment autre que de l'amitié.
Mais l'épouse, elle ? Le fils aîné de Guerrino avait beau fouiller autant qu'il le pouvait dans les recoins de sa mémoire, il ne se souvenait pas. Pas la moindre bribe de souvenir. Rien ne daignait lui revenir. Il se souvint qu' Elise était belle, dans sa robe à la française. Il se souvint de son sourire rayonnant alors qu'elle valsait au bras de son mari. Mais cela ne disait rien. Car le plus éblouissant des sourires pouvait cacher la plus grande misère sans peine.
Santo n'était pas naif au point de penser que sa sœur aînée avait fait un mariage d'amour. Chez les nobles, c'était chose rare et le jeune homme l'avait compris depuis longtemps. Au mieux, les époux étaient amis et finissaient par ressentir de l'affection l'un pour l'autre après quelques années de vie commune. Mais le plus souvent, cela finissait en adultère discret ou non. Une fois le devoir conjugal accompli, monsieur filait dans les draps de son amante alors que madame invitait son amant dans les siens.
Certains y trouvaient leur compte, se couvrant mutuellement aux yeux du monde, allant jusqu'à aider l'autre dans ses infidélités.
Elise De Lucchi, ou plutôt De Sudrie de Calvayrac, se trouvait elle dans ce cas de figure ?
Santo aimait sa sœur, comme il aimait en général tous les membres de sa famille. Réaliste, il savait ne pouvoir espérer pour elle de grandes choses : c'était une femme, italienne en France et seulement comtesse malgré son statut important dans son pays de naissance. Mais il voulait la croire heureuse, dans un mariage peut être sans amour, mais où régnait au moins une certaine tendresse et un respect mutuel, comme il en existait tant. Il la souhaitait souriante et radieuse, prête à offrir un descendant à la famille.
Toutefois, d'aussi loin qu'il se souvienne, Santo n'avait jamais noué trop de liens avec sa sœur aînée. Il avait, à cette époque, déjà un compagnon de jeu : Natale, orphelin de fraîche date qu'il s'affairait à consoler avec toute la tendresse dont savent faire preuve les enfants.
Pourtant, il gardait d'Elise De Lucchi un doux souvenir. Il se souvenait d'un joli visage encadré de cheveux sombres, d'un sourire radieux, d'un rire clair et de la chaleur de ses étreintes. Il se souvenait de ses yeux si chaleureux, d'un grain de beauté insidieusement glissé au creux de son cou, et de cette voix de velours qui l'appelait « ragazzino ! » en riant.
Il se souvenait de sa dernière caresse sur la joue et de son étreinte d'adieu, contre laquelle il avait protesté, avant qu'elle ne parte pour les terres de son époux en France.
De cette promesse de lui envoyer une lettre, qu'il n'avait pas tenue.
Envoyé à l'Académie, « pour faire de lui un homme », à l'instar de Natale qui brillait par sa maîtrise des arts de la guerre, il en avait effaçé ce qui n'était plus près de lui.
Si son père n'avait tenu à lui faire un compte rendu des événements chaque semaine, sans doute aurait il aussi négligé de maintenir le contact. Dans l'internat, il avait presque oublié la notion de cocon familial, avant de se souvenir de la raison de ses études.
Pour les De Lucchi, pour être digne de son géniteur, de son cousin si parfait. Pour un jour prendre sans peur les rênes du clan.
Santo se tourna vers son père, qui badinait à propos de son petit-fils à venir (car ce serait un garçon, il en était sûr), en profitant pour glisser quelques piques à propos des bienfaits du mariage.
— Père, dites moi, auriez vous de quoi rédiger une missive ?
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