Il ouvre les yeux. Sombre. Nuit. Il est allongé, il devait sûrement dormir.

Il observe tranquillement les objets de sa chambre. Il ne devrait pas les voir sans lumière.

Il se rappelle alors que ce ne sont plus ses yeux qui voient, mais de nouvelles prothèses oculaires. Ses yeux désormais.

Il découvre une chambre d'hôpital, sans grande particularité. Mais il lui trouve une apparence étrange, à la fois trop chaotique et désespérément ordonnée.

Nouveaux yeux, nouvelles vue. Perturbant. Il les referme.

Je ne suis pas moi même.

Il n'y a pas que les yeux. Non, il le savait sans vouloir l'admettre depuis qu'il s'est réveillé. Son bras et sa jambe n'ont pas pû être sauvés après l'accident.

L'accident.

N'y pense pas.

Trop tard. Les images défilent.

Supprime-les.

Les larmes coulent sans mouiller ses yeux de métal.

Il cherche à penser à autre chose. Une phrase lancinante revient sans cesse, comme une incantation.

Un cyborg. Je suis un cyborg.

Plus de la moitié de son corps est faite de cet alliage léger et flexible que toutes les publicités d'améliorations bioniques ventent partout.

Améliorations.

Ni pleurer, ni saigner. Il ressent ce puissant sentiment d'être diminué. De n'être plus qu'une partie de lui même, et même peut être complètement autre chose.

Est-ce que j'existe encore?

Je pense donc je suis...

Mais est-ce réellement moi qui pense ?

Spasme d'horreur, montée d'adrénaline, sueur froide.

Est-ce qu'ils ont implanté une puce dans mon cerveau ?

Oui, forcément. Une puce pour supprimer les douleurs fantômes et s'approprier rapidement ses nouveaux membres, sinon les greffes ne prendraient pas.

Mais une puce de pensée ?

Il réfléchit.

Il se sentait comme dédoublé. On lui avait dit que ça faisait souvent cet effet là au début. Comme s'il y avait deux narrateurs dans ma tête.

Oui.

Je ne suis plus humain.

Pourquoi me suis-je toujours considéré différent des autres humains, et quand je ne suis définitivement plus humain je le regrette?

Il n'y a pas plus humain que de désirer quelque chose dès lors qu'il est perdu à jamais.

Il est encore humain.

C'est faux. Je suis un robot.

Bien sûr que j'en ai rêvé, tout le monde en a déjà rêvé un jour. Tout le monde en parlait, tout le monde connaissait quelqu'un qui s'était amélioré. Puis avec le temps, de plus en plus de monde.

Mais je me disais toujours, moi, jamais.

Nouvelle loi de notre gouvernement scientiste, concernant les cas où la vie est gravement menacée : si le patient n'a plus de corps en état de fonctionner, que celui-ci n'est pas conscient et n'a signé aucun acte d'opposition, les réparations nécessaires lui seront apportées.

Excellente idée de laisser tout le pouvoir aux scientifiques. Tant d'innovations, d'avancées majeures, de transformations de notre mode de vie, toujours pour le mieux évidemment, nous dit-on.

Et toute la propagande.

Insidueuse, toujours présente et autoritaire. On n'y faisait à peine attention.

Si tu veux gérer tes émotions, achète un inhibiteur.

Si tu veux te sentir vraiment vivant, achète des capteurs intra-sensoriels.

Si tu veux devenir immortel, achète des nouveaux membres.

Et maintenant qu'une puce électronique contrôle mon cerveau, mon esprit, mon être tout entier ; mes pensées cyniques seront-elles censurées ?

Quels moyens ai-je de savoir ce qui m'empêche de penser ? Je ne savais pas comment fonctionnait mon esprit avant l'accident, je ne le sais toujours pas. Mais cet élément étranger rend mon ignorance insupportable.

J'évoque l'accident, et aucune émotion.

Inhibiteurs artificiels ou résistance contre des sentiments destructeurs ?

Je ne sais même plus comment il s'est déroulé : images supprimées dans mon cortex lié à la mémoire ou système de défense psychologique ?

Le courage face à la souffrance n'a plus de sens, il est réduit à un algorithme.

L'homme n'est-il qu'une machine biologique douée d'un peu plus de raison que les autres animaux ?

Je devrais me sentir supérieur désormais, je ne suis plus un de ces Hommes ignorants de ce qu'ils sont.

Non, je suis une chose, ignorante de ce que je suis, et même bien plus qu'auparavant.

Je ne suis qu'une chose.

Qu'une chose...

Les pensées deviennent floues. Je n'ai pas le droit de penser ça. Je me l'interdis. Je sais que c'est moi qui me l'interdis, ce profond sentiment de dégoût envers moi même, je le connais depuis si longtemps, c'est moi. Moi. Pas eux.

Me voilà à penser qu'il y a des gens dans ma tête.

Pourquoi je pensais à la troisième personne tout à l'heure ?

Je suis une de ces voix, c'est amusant. Qu'est-ce qu'une simple voix dans une tête peut-elle faire, lorsqu'elle est reliée à des tas de bouts de métaux de haute technologie ?

Analyse de mon propre corps.

Oh.

Le cerveau n'est pas à l'état actif ?

Je... ? Comment est-ce possible de penser — de penser autant — sans avoir de zones de cerveau en éveil ?

Soit je suis un rêve...

...soit c'est moi qui suis le robot.